- C'est là qu'habité cette Michèle Thilorier. Il faut que je lui parle.

Jaouen avait bien envie de faire remarquer à Laura que cette histoire ne la regardait pas vraiment - ou la regardait trop - mais il savait d'expérience ce que signifiait certain pli buté qui venait d'apparaître entre ses sourcils.

- Va pour la rue Buffault ! soupira-t-il.

Mais il était écrit que, ce matin-là, Laura ne délivrerait aucun de ses messages. Quand ils arrivèrent dans la rue composée surtout d'assez belles maisons avec jardins comme il s'en trouvait beaucoup sur les pentes de Montmartre, ils virent devant l'une d'elles un attroupement composé de badauds et de gendarmes autour d'une voiture fermée : l'appareil habituel d'une arrestation.

- Seigneur ! souffla Laura, c'est " la " maison où je voulais aller.

- On dirait que la rivale de Mademoiselle Marie a des ennuis ?

Ils se mêlèrent à la petite foule et Jaouen réussit à s'assurer que le fiacre était encore vide. L'instant d'après, une femme vêtue de noir et blanc, élégante, très belle aussi mais très pâle, sortit, entraînée sans douceur superflue par deux policiers qui la jetèrent dans la voiture où ils montèrent. Celle-ci démarra aussitôt, enveloppée par les chevaux des gendarmes. Badauds et voisins restèrent seuls avec les deux nouveaux venus. Laura ne comprenait pas : la dame que l'on venait d'emmener ne pouvait être Michèle car elle devait avoir une quarantaine d'années.

- Qui est-ce? demanda-t-elle à une femme en tablier qui, armée d'un balai, retournait nettoyer le seuil d'une maison d'en face.

- C'est la citoyenne Epremesnil ! Paraît que son mari est compromis dans des magouilles financières à propos de bateaux et de leurs chargements. On l'a pas trouvé, lui, alors on l'emmène, elle!

- Mais... je croyais qu'à ce numéro habitait l'avocat Thilorier ? Je venais le voir pour une affaire que j'ai...

La femme se mit à rire :

- Ben, si j'étais toi j'en chercherais un autre : le Thilorier il est au cimetière depuis quelques mois déjà. Celle que tu viens de voir, c'est sa veuve.

- Tu viens de me dire qu'elle s'appelle... comment déjà?

- Epremesnil. L'est pas restée veuve longtemps. L'avait un coquin qu'elle a marié vite fait. Le plus beau c'est qu' c'est le beau-père de sa fille aînée. C' qui fait qu'elles sont deux à s'appeler comme ça.

- Sa fille aînée ? Elle a d'autres enfants ?

- Oui. Une autre, la Michèle qu'est pas mariée. On l'a pas vue depuis un moment : doit être chez sa sour quéque part en Normandie.

- Je vois. Et... tu ne connaîtrais pas un autre avocat ? demanda Laura fidèle à son personnage.

- J'vais t' dire, citoyenne : moi et les " bavards " on va pas ensemble. Et j'te plains si t'as affaire à eux ! Tu frais aussi bien de t'adresser tout droit au Comité de salut public. Y t'en trouverait peut-être un... s'il en reste! D' toute façon, ça t' coûtera moins cher. L'argent ça mérite respect...

Comprenant ce que cela voulait dire, Laura mit un billet dans la main de la femme et repartit sans ajouter un mot. Durant tout le chemin qui la ramenait rue du Mont-Blanc, elle garda le silence. Le doute, ce doute affreux qui, toujours à l'affût, ne perd jamais une occasion d'attaquer l'amour, venait de se manifester sur un simple mot. Michèle était en Normandie et Batz partait pour la Normandie ! Ce n'était sans doute qu'une simple coïncidence, mais elle suffisait à empoisonner ce jour déjà si gris. Et Laura aurait donné cher pour apprendre où résidait cette autre Mme d'Epremesnil. Que le beau duché dont le petit Louis XVII avait porté le titre fût vaste, cela ne suffisait pas à la rassurer.

Chez elle, une troisième surprise désagréable l'attendait : c'était le jour, apparemment! Alors qu'elle aspirait au silence douillet de sa maison, à la douce chaleur de son coin de feu près duquel Elleviou devait dormir du sommeil d'un homme enfin rendu à la tranquillité, de furieux éclats d'une voix féminine l'atteignirent dès la traversée de la cour. Ces sons affreux ne pouvant être émis par Bina, il fallait bien que ce fût par un autre gosier. - Miséricorde! s'exclama-t-elle. Cette femme a dû le suivre jusqu'ici, et maintenant elle fait du scandale !

En effet, debout devant le canapé où se recroquevillait le " malade ", une sorte de statue grecque en longue redingote de drap bleu, un chapeau noir assez masculin porté cavalièrement sur une masse de cheveux d'un admirable blond doré s'agitait sur le mode frénétique.

- ... et je te retrouve là, vautré chez cette catin américaine comme si tu ne disposais pas d'une demeure charmante et confortable où je suis prête à te soigner jour et nuit ! Tu l'aimes à ce point ? Je voudrais bien savoir ce qui te manque rue Marivaux, à moins que ce ne soit son lit?

- Le silence ! gémit le malheureux. Le silence et la paix ! Et je te ferai remarquer que ceci est un canapé : pas un lit !

- Ça viendra plus tard! Où est-elle, d'ailleurs, cette greluche, que je m'occupe d'elle ?

- Elle est ici ! coupa la voix glacée de Laura. Ici où vous n'êtes pas la bienvenue et d'où je vous prie de sortir !

L'autre se retourna et Laura vit se diriger sur elle les fulgurances de deux yeux de saphir étincelant. Plus un sourire méchant.

- " Vous " ? Je vois : nous sommes une aristocrate pour qui le tutoiement républicain est une déchéance ?

- Nous sommes une Américaine dans la langue de qui le tutoiement n'existe pas, sauf quand on s'adresse à Dieu. Cela mis au point, je vous prie à nouveau de sortir!

- Si je veux ! Tu ne sais pas qui je suis, ma belle !

- Oh si ! Je vous ai vue danser à l'Opéra dans... le Jugement de Paris, je crois ? Vous y incarniez une Vénus très convaincante... et j'ai applaudi. Je le ferai encore si vous voulez bien mettre un terme à cette comédie grotesque. Le citoyen Elleviou est l'un de mes amis et il est seulement venu chercher ici une tranquillité que vous lui refusez. Curieuse façon d'aimer un homme !

- Apparemment tu saurais mieux que moi? ça ne prend pas, tu sais? Elleviou est à moi, tu entends, et je ne laisserai jamais personne me le prendre. Ni toi ni cette mijaurée d'Emilie de Sar-tine qui l'a enjôlé en jouant les saintes nitouches au point de lui faire oublier qu'avant son mariage, elle faisait la putain dans les salons du vieil Aucane et de sa mère, au Palais-Royal ! Alors tiens-le-toi pour dit et toi, mon beau malade, tu te lèves et tu viens avec moi! J'ai une voiture en bas...

Il fallut bien s'y résigner. Avec un soupir à fendre un iceberg, Elleviou abandonna son cocon douillet pour suivre Clothilde qui sortait du salon avec l'allure d'une reine barbare tramant un captif à son char de guerre. Ce qui fit rire Jaouen, pourtant peu coutumier de cet exercice.

- Grand chanteur peut-être mais pauvre homme ! commenta-t-il. Se laisser mener en laisse de la sorte ! Ce genre de fille se dresse à coups de cravache mais il n'a rien dans le ventre !

- Peut-être que si, fit Laura songeuse en allant à la fenêtre pour regarder sortir le couple, mais il a peur de cette femme. Elle est méchante et il la sait capable de tout. En lui obéissant - en venant ici aussi ! - il cherche à détourner son attention de ses amours réelles.

- Il vous l'a dit?

- Oui, il me l'a avoué un jour comme aujourd'hui où il n'osait pas rejoindre celle qu'il aime à Sucy où elle se cache avec les siens. Le jour où la Mafleuroy aura la certitude qu'il aime uniquement l'ex-Émilie de Sainte-Amaranthe, elle n'hésitera pas à la dénoncer. J'ai déjà accepté d'être sa messagère.

- Vous êtes allée chez ces femmes-là, vous ?

- Oui. Avec Bina. Elles sont charmantes, et que la petite Emilie est donc jolie ! Elle a aussi un jeune frère de seize ans qui ne dépare pas la famille.

- Eh bien, je crois que vous devriez vous en abstenir désormais.

- Il le faudra bien. La rue m'effraye à présent, si l'on ne peut plus sortir sans tomber sur des policiers en train d'arracher une femme à sa maison sans la moindre raison. Ou peut-être même des enfants! C'est un spectacle que je supporte mal. Rien ne justifie tant de haine, tant de cruauté...

Jaouen aurait pu argumenter jusqu'à un certain point, mais il savait que Laura ne l'aurait pas écouté. D'ailleurs, il n'était pas mauvais qu'elle eût un peu peur. Elle se tiendrait peut-être plus tranquille ?

Durant les semaines qui suivirent, Laura, en effet, ne bougea plus, écoutant avec une inquiétude grandissante les bruits de la grande ville en folie qui venaient battre son îlot paisible, apportés par Jaouen - le seul qui sortît de la maison -, par Pitou ou par Swan. L'uniforme de l'un, l'égide de la Convention étendue sur l'autre par intérêt leur permettaient d'aller partout, de tout voir et de tout entendre. Laura sut ainsi qu'après avoir violé les sépultures royales de Saint-Denis, le " peuple tout-puissant " avait jeté les cendres de Mirabeau hors du Panthéon mais, en revanche, y avait installé Marat, que l'on avait exécuté la Du Barry, si épouvantée qu'elle était miséricordieusement évanouie quand on la lia sur la planche, qu'autour des dénonciations éperdues de Chabot visant pêle-mêle Pitt, Cobourg, et tous ceux que l'on sait, Robespierre, ce renard, avait concocté une " Conspiration de l'Étranger " confortée par les fluctuations de la guerre vendéenne, qui faisait frémir les gens en place et jouait le rôle de Croquemi-taine chez les petites gens. Hébert et Danton se trouvaient attaqués de plus en plus souvent, à l'instigation d'un Robespierre candidat à la dictature. C'était au point que Danton, parti filer le parfait amour à Arcis-sur-Aube avec sa jeune et ravissante épouse, en revint précipitamment, rappelé par un Camille Desmoulins de plus en plus inquiet, sans pour autant perdre quoi que ce fût de son assurance. Ce géant de la tribune, confiant dans sa force comme dans son génie de la parole et de la repartie, méprisait superbement les gnomes avides qui s'accrochaient à lui pour le faire trébucher.