Quelques heures plus tard, le texte était prêt. Chabot courut chez Fabre, le trouva au lit avec son amie, ce qui ne le disposait guère à la clarté d'esprit. Il parcourut le texte des yeux et, y retrouvant sa " patte ", ne chercha pas plus loin et signa.
Peu de temps après, Chabot touchait la commission promise : cent mille livres qui allèrent rejoindre celles qu'il avait gardées en se félicitant de s'être montré si habile. Il avait roulé tout le monde, même Batz, mais, puisque celui-ci avait son décret, il n'avait aucune raison de se plaindre.
Quant à lui, il allait pouvoir couler des jours tranquilles entre sa Poldine et sa jolie fortune qu'il se refusait à placer à l'étranger ainsi que ses " amis " le lui conseillaient. Il était tellement plus fort, plus intelligent qu'eux tous ! Qu'ils gardent donc leurs conseils, se contentent de payer ses services, et le laissent mener sa barque comme il l'entendrait !
Les événements le confortèrent d'ailleurs dans ses certitudes. Quelques jours plus tard, le 24 octobre, s'ouvrait le procès des Girondins que l'on avait pu capturer et, à la Convention comme aux Jacobins, on avait autre chose à faire que s'occuper de lui. Surtout Hébert qui, dans son Père Duchesne, faisait entendre sa " Grande Joie ", un long cri de haine triomphante : " La France entière vous accuse. Vous n'échapperez pas au supplice que vous avez mérité... Eh vite donc, maître Sanson, graisse tes poulies et dispose-toi à faire faire la bascule à cette bande de scélérats que cinq cent millions de diables ont vomis et qui auraient dû être étouffés dans leur berceau ! "
Ils furent vingt et un à comparaître, tous députés d'un département entre la Somme et le Var, tous révolutionnaires de la première heure, signataires de la Déclaration des droits de l'homme, tous gens d'une certaine qualité, tous dans la force de l'âge. Chabot lui-même y parut comme témoin à charge le troisième jour du procès, délivrant un interminable discours destiné surtout à sa propre gloire et dénonçant au passage un " complot " des accusés auquel il aurait vertueusement refusé de s'associer. Il vécut là, devant ce tribunal dont la sentence était déjà prête, un intense moment d'autosatisfaction, persuadé qu'en écrasant des hommes impuissants il se mettait au-dessus de toute attaque. Dans la nuit du 30 au 31 octobre, tous furent condamnés mais vingt seulement montèrent à l'échafaud, Valazé s'étant poignardé au moment de la sentence. Ils s'embrassèrent au pied de la guillotine et moururent avec panache.
Mais plus impressionnant sans doute fut le supplice de leur égérie, la jeune et belle Mme Roland, qui mourut huit jours plus tard, vêtue d'une robe blanche à fleurs rosés. A aucun moment elle ne perdit son sourire, relevant même le courage de celui qui mourut avec elle, le directeur de la fabrique officielle des assignats-Chabot pouvait se croire tranquille quand, le lendemain 9 novembre (19 brumaire), Julien de Toulouse vint le réveiller - à tous les sens du terme. Celui-ci aimait bien l'ancien pasteur en qui il voyait un confrère assez sage pour comprendre que la religion ne menait à rien si l'on n'avait pas les moyens d'occuper les postes élevés. Il le reçut donc avec un enthousiasme qui s'éteignit comme une chandelle à la vue de son visage sévère.
- Il y a encore quelque chose qui ne va pas? demanda-t-il.
- Oui. Toi. Il est temps que tu comprennes que, dans les temps où nous vivons, il n'est pas possible de jouer sur deux tableaux. Tu as cette belle maison, une jolie femme - contre laquelle d'ailleurs Hébert se déchaîne chaque jour un peu plus ! -, tu es riche mais tu n'as pas encore saisi où se trouve ton intérêt.
- Et où veux-tu qu'il soit sinon ici? Entre ma maison, ma femme, mes frères de la Convention et des Jacobins...
- Il y en a quelques-uns à qui tu auras du mal à faire croire que tu es leur frère et, comme ceux-là ne se taisent pas, il y en aura chaque jour un peu plus qui seront persuadés que tu n'es qu'une brebis galeuse. Remarque, ce n'est qu'un mauvais moment à passer : quand ils seront tous morts tu seras tranquille... A moins que tu ne le sois aussi.
- Mais qu'est-ce que tu me racontes là? Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Que la contre-Révolution est en marche et que tu en es, que tu le veuilles ou non. Alors, tu ferais mieux de mettre tes biens à l'abri et -pourquoi pas ? - de vous y mettre aussi, toi et ta femme.
Chabot essaya de plaisanter :
- Tu veux rire ? Moi, contre-révolutionnaire ?
- Et quoi d'autre, puisque tu travailles avec nous à la destruction de la Convention ? Je vais te dire ce qui se passera dans un avenir proche. A l'exception de nos amis - et tu n'en connais pas la moitié ! -tous les conventionnels sont voués à l'échafaud. D'abord les amis " modérés " des Girondins. Ensuite viendra le tour de Danton, de Camille Desmoulins et des leurs. Après eux mourront Thu-riot, Basire... Chabot lui-même. On fera une hécatombe des commissaires aux armées contre lesquels on fabrique des dénonciations aux bureaux de la Guerre. On en viendra à Billaud-Varenne qu'on a intéressé dans quelques marchés de blé et, si la corruption de Robespierre ne peut être prouvée, au moins on établira celle d'un homme de son intimité. On décimera ainsi la représentation nationale et, quand les départements verront qu'on guillotine les députés, aucun suppléant ne consentira à quitter sa province pour venir les remplacer. Alors, la Convention sera réduite à une poignée d'hommes inconnus et méprisés dont on se servira ou que l'on dissoudra à volonté [xxxi]!
En achevant sa philippique, Julien s'était dressé de toute sa taille et, le bras tendu au-dessus de sa tête, jouait assez bien l'ange exterminateur devant lequel Chabot s'écroula.
- Je rêve ! Ce n'est pas possible ! C'est un cauchemar! Pourquoi toutes ces catastrophes arriveraient-elles ?
- Parce que tu n'es pas le seul à t'être laissé acheter, mon bonhomme, fit Julien avec une soudaine suavité. Dis-toi bien qu'outre les nôtres, les agents de Pitt sont partout mais surtout à la Commune, dans l'armée, au ministère de la Guerre...
Chabot eut un cri d'horreur. Pitt! Autant dire l'Antéchrist ! Et il allait passer pour l'un des siens ?
- Mais que dois-je faire?
- Ce qu'on t'a dit! Va-t'en avec tout ce que tu possèdes avant qu'on ne voie en toi sinon un homme de Pitt, du moins celui de l'Autriche. N'oublie pas que tu as succédé à l'empereur dans le lit de ta femme. Ce sont des choses qui rapprochent...
Et Julien, de Toulouse, quitta l'hôtel Frey d'un pas paisible, laissant son " arni " effondré.
CHAPITRE XII
OÙ IL EST BEAUCOUP QUESTION DE LA NORMANDIE
Pendant vingt-quatre heures de marasme, Chabot ne sortit pas de chez lui, mangea à peine, but beaucoup et, chose tout à fait inhabituelle, rudoya Léopoldine quand elle s'inquiéta de son comportement bizarre. Il ne savait plus du tout où il en était et cherchait fébrilement ses repères. Que faire ? Comment se tirer d'une situation dans laquelle, ébloui de mirages dorés, il s'était laissé enfermer ?
Après une nuit sans sommeil, il décida d'aller prendre le vent à la Convention, revêtit sa défroque de sans-culotte bon teint en y ajoutant une confortable pelisse parce qu'il faisait froid et humide - brumaire méritait bien son nom - et s'en alla aux Tuileries. L'Assemblée était déjà en séance quand il y arriva. Gagnant sa place avec le plus de discrétion possible, il se mit à examiner ses confrères l'un après l'autre tandis que tournait dans sa tête la terrible révélation de Julien : " Les agents de Pitt sont partout... " Alors il les regardait, ces hommes qu'il pensait si bien connaître, qu'il tutoyait et qu'il croyait ses frères, se demandant chaque fois avec angoisse, surtout pour ceux qui semblaient le plus fortunés : " Est-ce que c'en est un ? "
Et soudain, Philippeaux monta à la tribune avec cette mine grave et sévère qu'on lui connaissait. Ce juriste de trente-sept ans, né en Seine-Maritime, comptait parmi les députés les plus rigoureux. Il avait voté avec enthousiasme la mort du Roi, mais avec sursis et, depuis, envoyé en mission en Vendée, avait eu de graves démêlés avec ses collègues et les généraux, surtout Westermann, qui avec ses " colonnes infernales " confondait trop souvent répression et génocide. Il les avait déjà attaqués à la tribune et, de toute façon, chacun savait qu'il n'y montait jamais pour ne rien dire. Ce jour-là, il allait prononcer de terribles paroles :
- Il faut, martela-t-il de sa voix froide, que les masques tombent, que la vertu se montre toute nue, que le peuple sache si tous ceux qui se disent ses amis travaillent en effet pour son bonheur. Mais commençons par être sévères pour nous-mêmes. Je demande que chacun des membres de la Convention... soit tenu de présenter, dans l'espace d'une décade, l'état de sa fortune avant le commencement de la Révolution et, s'il l'a augmentée depuis, d'indiquer par quels moyens il l'a fait... Je demande que les membres de la Convention qui n'auront pas satisfait aux dispositions de votre décret soient déclarés traîtres à la Patrie et poursuivis comme tels.
Un tumulte suivit ces paroles. Pour ou contre, tout le monde parlait à la fois sans que le président Laloi pût ramener le calme. Chabot, lui, était terrifié : pâle jusqu'aux lèvres, il avait écouté la diatribe comme il eût écouté sa condamnation à mort. Frappé par la foudre, il n'arrivait pas à comprendre pourquoi, justement ce jour-là, Philippeaux manifestait de telles exigences. Il ignorait, bien sûr, que la veille des dénonciations anonymes un peu trop explicites étaient arrivées à la Convention et que le moyen drastique préconisé par l'orateur était sans doute le seul existant pour sauver l'honneur de la Convention.
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