Il imaginait sans peine ce que serait la réaction de Monsieur quand lui parviendrait, bientôt, la nouvelle de l'exécution de la Reine. Il croyait l'entendre et, de fait, en recevant le courrier de Paris, celui-ci a laissé tomber avec un sourire sar-castique :
- Nous verrons bien si la cour de Vienne refusera encore de me reconnaître pour régent.
Laura, cependant, essayait d'en savoir un peu plus sur les projets de celui qu'elle aimait :
- Vous êtes certain qu'une fois en Auvergne vous ne serez pas tenté d'aller plus loin ? Pour remercier votre ami suisse, par exemple?
- Et attaquer Antraigues dans son repaire ? Mais il a quitté Mendrisio en juillet dernier pour s'installer à Venise auprès de son ami Las Casas, l'ambassadeur d'Espagne auprès de la Sérénissime, qu'il a persuadé de l'attacher officiellement à ses services. De là, il peut communiquer plus facilement avec l'Angleterre, l'Autriche, la Russie, ce qui augmente de beaucoup ses rémunérations. Toulon ne lui paraissant pas sûr, il essaie de convaincre Monsieur de venir à Vérone où il l'aurait sous la main.
- Je vois, soupira Laura dont ce flot de renseignements n'apaisait pas les doutes. Mais y a-t-il si loin de la Suisse à Venise ? Est-ce suffisant pour vous éviter la tentation ?
Batz prit la main de Laura pour y poser un baiser infiniment tendre que n'arriva pas à atténuer son sourire moqueur :
- Ce n'est qu'une fois affronté à elle que l'on mesure s'il est possible d'y résister. J'admets qu'elle sera forte, mais pour le moment j'ai encore à faire ici.
II fallait pousser à la roue l'affaire de la Compagnie des Indes que Chabot, perdu dans les délices de sa lune de miel, semblait avoir un peu perdue de vue. Or, comme celui-ci l'avait annoncé, il était toujours assidu aux séances de la Convention comme des Jacobins.
Deux jours après les noces, Delaunay passait à la seconde phase de l'action décidée. Sans se soucier de troubler un tendre tête-à-tête, il débarqua au petit matin rue d'Anjou, le front soucieux.
- Désolé de te déranger, dit-il quand l'autre apparut en déshabillé galant c'est-à-dire à moitié nu et le cheveu en broussaille, mais on parle, au Comité de sûreté générale, de te mettre en accusation.
- Moi ? Et qui donc ?
- Amar, Panis, David... Je suis désolé de te le dire, mais ton mariage avec une Autrichienne fait un effet déplorable.
- Comment ça, déplorable ? Ils le savaient bien tous que Poldine était autrichienne ? D'abord, elle ne l'est plus, puisque ma femme ne saurait être que française et même ses frères ont obtenu notre nationalité. En outre, leur civisme ne fait de doute pour personne. Junius est un grand homme.
- Eh bien, justement... pas si grand que ça! On dit que sa fortune est fictive et qu'en fait de recevoir deux cent mille livres de dot, c'est toi qui les aurais apportées, et qu'elles sont le fruit de tes spéculations.
- Mais c'est ridicule ! souffla Chabot abasourdi. Tout le monde sait que les Frey sont riches, bien connus à Vienne et...
- Bien connus, oui... mais pas comme on le croyait. En fait, ils ne seraient ni Frey, ni riches. Ce sont des Juifs de Moravie nommés Drobuska, célèbres pour leurs malversations. Ils auraient même fui l'Autriche en y laissant leur famille pendant qu'on les pendait en effigie au Kohlmarkt.
- Leur famille? Mais elle est ici leur famille : c'est Léopoldine !
- Eh non ! La femme de Junius et ses deux filles seraient restées en Autriche. Il a aussi un fils de seize ans qu'il a amené en France et qui sert dans l'armée.
- Ce n'est pas son fils, c'est son neveu et il est bien la preuve vivante de leur patriotisme puisqu'il est soldat?
- Il serait surtout espion !
- Oh! C'est ignoble! Quelle infamie! Et ma Poldine, elle serait quoi ? Une espionne elle aussi ?
Delaunay prit un petit temps, comme s'il hésitait à assener la suite, puis soupira :
- Ça, c'est plus ennuyeux encore. Elle est peut-être leur sour, la plus jeune. Il y en aurait deux autres dont l'une végète en Autriche et l'autre est richement entretenue par un baron allemand. Quant à Léopoldine, les dénonciations qui affluent au Comité prétendent qu'elle sort du lit de l'empereur d'Autriche à qui ses frères l'ont vendue tout enfant. Moi, je n'en crois rien, tu penses bien, ajouta-t-il en voyant Chabot se décomposer sous ses yeux.
- Des dénonciations, balbutia-t-il, mais d'où sortent-elles ?
- Va savoir? Ton mariage a fait du bruit et il vaut toujours mieux ne pas susciter l'envie. La jalousie ne désarme jamais.
- Moi qui croyais n'avoir que des frères ! pleurnicha l'ex-capucin.
- Il y a frères et frères! Écoute, nous sommes tout de même quelques-uns à te soutenir. Et Batz a une grande influence sur le Comité. Seulement, si tu le mécontentes sur l'affaire de la Compagnie des Indes, il pourrait bien te lâcher et alors...
- Tu penses comme j'ai la tête à m'occuper de ça!
- Eh bien, c'est un tort ! surtout si ta femme n'a pas de dot. On va te mettre tout de suite dans l'affaire sans attendre les résultats. Benoist te donnera cent mille francs et tu pourras les placer immédiatement sur sa tête. Et de toute façon, tu auras ta part quand on rachètera les actions.
Delaunay avait gagné. Chabot, outré des " calomnies " répandues sur " sa famille ", se mit en campagne pour défendre le décret proposé par Delaunay. Celui-ci, cependant, essuyait non une défaite mais un sérieux contretemps. Quelqu'un s'élevait contre le projet tel qu'il le présentait et qui portait, en conclusion, que les administrateurs de la Compagnie des Indes procéderaient eux-mêmes à la liquidation. Ce qui fournirait à la Compagnie un bon prétexte pour rester en vie. Ce quelqu'un, c'était Fabre d'Eglantine, le proche de Robespierre. Et Fabre d'Eglantine, lui, exigeait que la Convention se charge elle-même de la liquidation. Ce qui démolissait le beau plan de Batz... Indignation, protestations, grands mouvements oratoires et grands gestes, la Convention finit par renvoyer le projet devant une commission chargée de la rédaction définitive. Une commission composée de Delaunay lui-même, de Chabot, de Ramel, de Cambon et de Fabre d'Eglantine. Cambon et Ramel étant des hommes probes et fermés aux joies de l'agiotage, l'affaire semblait mal partie : ces deux-là voteraient avec Fabre. Delaunay alla aux ordres rue du Mont-Blanc :
- Il nous faut la majorité, dit Batz, et pour cela il nous faut Fabre. Alors achetons-le !
- Tu crois que c'est possible ?
- C'est le seul possible. Sous les airs de révolutionnaire pur et dur qu'il se donne pour plaire à Robespierre, ce n'est jamais rien qu'un comédien raté, un chanteur d'opéra sans succès qui a vivoté de son mieux à travers l'Europe avec quelques séjours en prison. Tout est faux en lui. La seule chose vraie, c'est le coup de génie qu'il a eu en écrivant " II pleut bergère... ". Cette ravissante chanson lui a valu de mener la grande vie pendant quelque temps, au point d'être menacé de prison pour dettes. C'est le Roi, poussé par la Reine, qui la lui a évitée. En reconnaissance, il s'est mué en farouche sans-culotte. Il s'est lié avec Danton qui l'a pris comme secrétaire au ministère de la Justice et l'a logé à la Chancellerie. Pas longtemps il est vrai, mais suffisamment pour " faire fabriquer dix mille paires de souliers à semelles de carton que son crédit lui permit de placer aux fournisseurs des armées en réalisant un bénéfice de trente-cinqmille livres. Cette preuve de civisme lui valut un siège à la Convention [xxx] ". Maintenant, il est installé dans un magnifique hôtel d'émigré, rue de la Ville-l'Evêque, et y vit somptueusement avec Caroline Rémy, une comédienne du théâtre de la République. Il a toujours besoin d'argent. Crois-moi, celui-là, je l'aurai et c'est Chabot qui va s'en charger...
- Chabot ? Il est à la fois lâche et maladroit.
- Oui, mais maintenant qu'il a mis le nez dans la souricière, il faut qu'il y passe tout entier, ce rat !
Ayant dit, Batz rédigea de sa main le projet de décret tel qu'il le voulait et le donna à Delaunay pour que celui-ci le soumette à Fabre.
- Chabot n'aura qu'à lui dire que s'il l'approuve, il y aura cent mille francs pour lui.
Le lendemain, aux Tuileries où siège la Convention, Chabot aborde Fabre dans la salle de la Liberté et lui tend le projet, en lui disant qu'il n'a plus qu'à signer mais sans ajouter qu'on lui en serait reconnaissant de substantielle façon. Dans ses poches, en effet, il a cent mille francs en assignats. Fabre lit le papier, fronce le sourcil :
- Ce n'est pas exactement ce que je veux, marmotte-t-il.
Et prenant dans sa poche " un crayon ", il pose le pied sur une chaise et corrige ici et là différents paragraphes. Chabot qui le regarde faire a un moment d'hésitation : il serait temps d'offrir l'argent dont l'autre -Batz l'a su - a grand besoin. Mais il réfléchit et ne dit rien : le crayon, cela s'efface... et les cent mille livres sont tellement mieux dans sa poche que dans celle de Fabre ! Au fond, que le décret de la Compagnie des Indes mène celle-ci à la ruine, il s'en moque. L'important, c'est que lui soit riche. En outre, il ne risque plus d'être accusé de corruption...
Un moment plus tard, rejoignant Delaunay et Julien, il leur rend le papier qu'ils regardent sans comprendre :
- Qu'est-ce que ce gribouillage? dit Julien de Toulouse. Il a refusé l'argent ?
- Non, non, il l'a pris, mais tu comprends bien qu'il ne pouvait avoir l'air de se ranger à notre avis, sans rien faire. Nous n'étions pas seuls. Et il a fait ça au crayon. Le crayon ça se gomme...
- Certes mais mieux vaut quand même réécrire, dit Delaunay qui relisait attentivement. En se servant de ce qu'il a écrit, on peut tourner la difficulté... par exemple en mettant que la Compagnie serait liquidée " selon ses statuts et règlements ", ce qui lui donne le droit de se liquider elle-même.
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