Soudain, en face de lui, de l'autre côté de la rue, Batz a distingué un visage : Rougeville ! Pâle, les traits tirés, vêtu comme un ouvrier et un ouvrier sale - les carrières de Montmartre ne sont guère propices à la propreté -, il est là et c'est ce que Batz ne s'explique pas. Comment peut-il être là ? Comment a-t-il su? Ceux qui le ravitaillent avaient ordre de ne rien dire mais il faut croire que les carrières sont d'énormes caisses de résonance capables de capter les bruits de la ville.
Batz voudrait bien rejoindre son ami dont il redoute qu'il se livre à quelque excès, comme se suicider au passage du cortège, mais traverser la rue est impossible. D'ailleurs, il est trop tard. La condamnée approche, cernée de gendarmes, plus encore par les cris de haine qui fusent ici et là.
En apercevant le véhicule, Batz a un haut-le-cour en se souvenant de la prédiction de Lenoir. Pas de carrosse pour l'Autrichienne! Elle y est assise sur une planche, le dos à la marche, avec auprès d'elle l'abbé Girard qui prie, les yeux sur un petit crucifix d'ivoire. Devant la charrette, ce n'est pas Santerre qui caracole sur un gros cheval : c'est un comédien sans talent, un certain Grammont qui joue là le rôle de sa vie et que les femmes applaudissent.
Lorsque la charrette arrive à sa hauteur, Batz demeure un instant figé par l'admiration et le respect : la femme qui passe devant lui n'est plus que l'ombre de la plus éclatante des reines, mais quelle grandeur, quelle dignité ! Quelle incroyable majesté ! Les yeux clos, elle se tient très droite, portant comme une couronne le bonnet blanc mal enfoncé sur sa chevelure massacrée. Alors, il oublie toute prudence et, comme au matin du 21 janvier, sa voix de bronze tonne :
- Chapeaux bas !
Et si puissante est la volonté de cet homme qu'on lui obéit, machinalement. Un seul n'a rien entendu : David qui, à une fenêtre d'en face, dessine avec au coin de la lèvre un pli mauvais.
Grammont, alors, braille du haut de son cheval :
- La voilà, l'infâme Antoinette ! Elle est foutue, mes amis !
" Celui-là, pense Batz, je le tuerai ! " Mais son intervention n'a pas été du goût de tout le monde. Deux hommes armés de piques lui tombent dessus pour lui faire un mauvais parti. Les autres ne se soucient pas de perdre une miette du spectacle. Jeté à terre, il va être embroché par les piques quand, soudain, ses agresseurs l'abandonnent tandis qu'une voix autoritaire déclare :
- Pas touche, les amis! Il est à moi. Y a assez longtemps que je le cherche !
Celui qui le sauve, c'est Jaouen. Carmagnole sur le dos et bonnet rouge en tête, il ne peut qu'inspirer la confiance à ces gens mais, surtout, il y a son crochet de fer qu'il a planté près du cou d'un des hommes, là où bat la jugulaire. Il suffirait d'un rien pour que le sang jaillisse...
- Ça va, citoyen! Il est à toi, mais arrange-toi pour qu'il ne nous empêche plus de nous amuser.
La presse est si grande qu'il n'est pas facile de se dégager. Jaouen parvient pourtant à entraîner Batz dans la rue Saint-Florentin où il n'y a pas grand-monde, puisqu'il n'y a rien à voir.
- Merci, dit Batz. Mais pourquoi m'avez-vous sauvé ? Vous me détestez !
- Oui. Mais elle je l'aime et je ne veux pas qu'elle pleure encore! Et puis... j'apprécie le courage-même s'il est inutile. Enfin, celle qui va mourir avec tant de grandeur a droit à mon respect !
Arrivés au bout de la rue, il leur fut impossible de passer : la place était noire de monde. Les deux hommes alors se hissèrent qui sur le réverbère au coin de la rue, qui sur les pierres du Garde-Meuble. Et ils virent...
L'échafaud entouré d'un quintuple cordon de soldats n'était pas loin, juste à l'alignement de l'ex-rue Royale. Les aides du bourreau y paradaient. La charrette parut, saluée par des acclamations féroces. Chapeaux et bonnets rouges volaient en l'air. Cramponné à son mur, Batz vit Marie-Antoinette en descendre, suivie de l'abbé Girard. Elle était toujours aussi droite, toujours aussi digne et, la température s'étant un peu réchauffée avec le soleil, elle ne tremblait pas. On la vit, non sans surprise, monter rapidement l'échelle fatale, se précipiter littéralement sur l'échafaud, avec tant de hâte qu'elle perdit l'un de ses petits souliers couleur prunelle, marcha sur le pied de Sanson :
- Je vous demande excuse, monsieur. Je ne l'ai pas fait exprès.
Mais cela, Batz ne l'entendit pas. Il vit encore les aides s'emparer de la condamnée qui d'un vif mouvement de tête envoyait son bonnet dans le vent qui se levait, la lier sur la planche, mettre un temps infini à refermer la lunette sur son cou mince... toujours pour le plaisir! Un éclair enfin, un choc sourd et la tête dégouttante de sang reparut, pendue par les cheveux, à la main du bourreau qui la promena comme un trophée autour de l'échafaud tandis qu'éclataient les cris, qu'une bande de tricoteuses dansait de joie et que le canon tonnait...
Batz sauta à terre mais, quand il chercha Jaouen, celui-ci avait disparu. Là-bas, la charrette emportait le corps vers le cimetière de la Madeleine [xix] où l'on avait déjà jeté Louis XVI. En y arrivant, le charretier vit que rien n'était préparé, qu'il n'y avait même pas de tombe ouverte. Il était tard - bien plus de midi ! - et cet homme avait faim. Il se contenta de tirer le corps par les pieds, de le jeter sur l'herbe, la tête entre les jambes. C'était au tour du fossoyeur de faire son travail.
Pendant ce temps, au Temple, Simon trinquait avec son " élève " à la santé de la Nation et lui faisait chanter le " Ça ira ".
En rentrant rue du Mont-Blanc, Batz trouva Laura dans son jardin. Ses yeux étaient rougis et les traces de sable sur sa robe montraient qu'elle avait dû s'agenouiller devant le banc de pierre pour prier en entendant les canons.
- Vous ne l'aimiez pas, pourtant, remarqua-t-il.
- Non, mais ce qu'on lui a fait est abominable ! Toutes les femmes devraient pleurer sur elle. Vous n'avez pas réussi ? ajouta-t-elle en voyant Batz sortir son pistolet et le poser sur le banc.
- Non, c'était impossible et je risquais de tuer quelqu'un d'autre. Quant à moi, je n'en serais pas sorti vivant. Déjà j'ai failli être embroché par une pique simplement pour l'avoir saluée, et sans votre Jaouen...
- Jaouen ? Il était là-bas ?
- Oui et il m'a sauvé. Je voudrais le remercier.
- Je ne l'ai pas vu. Il ne doit pas être encore rentré.
Il apparut à cet instant et vint vers eux. Jamais il n'avait été aussi pâle et son pas, si délibéré d'habitude, avait quelque chose d'automatique. Batz alla au-devant de lui :
- J'ai dit à miss Adams ce que vous avez fait pour moi et je veux vous en remercier...
- C'est inutile. J'en aurais fait autant pour n'importe qui. Tenez ! J'ai réussi à voler ça...
Il lui tendit un objet enveloppé dans un sac en papier dont, à la forme, le baron devina ce que c'était : un petit soulier de peau couleur prunelle dont Laura accueillit l'apparition par un cri :
- Mon Dieu, c'est...
- Oui, la Reine l'a perdu en arrivant sur l'écha-faud. C'est vous qui le garderez, Laura. Un jour vous le remettrez à son fils... ou à sa fille ! Deux fois merci, Jaouen ! Mais pourquoi avez-vous fait cela ?
- Pour que vous cessiez de vous défier de moi, l'un comme l'autre. Oui, je suis républicain mais un peuple qui commet de tels actes se déshonore. Il est devenu capable du pire... et il faut sauver les enfants. Je vous aiderai si vous le souhaitez !
- Alors, pour la troisième fois : merci !
Quand Joël Jaouen se fut retiré, Batz revint lentement vers la maison avec Laura. Il tenait toujours entre ses mains l'émouvante relique et ne cessait de la contempler :
- Savez-vous quel est le nom de cette couleur?
- Naturellement : c'est prunelle !
- Le nom entier, c'est " prunelle à la Saint-Huberty ". Comme vous l'ignorez sûrement, la Saint-Huberty était une cantatrice de l'Opéra. Très célèbre ! Mais depuis trois ans, elle est l'épouse de l'homme que je hais le plus au monde : le comte d'Antraigues. Un intrigant pervers qui, de son repaire suisse où il n'a rien à craindre, dirige une agence d'espionnage au service des Princes, mais surtout du comte de Provence. C'est lui qui a fait échouer toutes nos tentatives de sauver la Reine pour qu'elle ne puisse réclamer la régence. Mais je ne lui laisserai pas le Roi ! Il se peut que je parte bientôt...
- Avec lui ?
- Pas encore. Son départ nécessite une préparation minutieuse qui peut demander quelques mois.
Quand l'affaire que je mène en ce moment n'aura plus besoin de moi, je compte me rendre en Auvergne où l'un de mes amis, un Suisse, est en train d'acheter en mon nom un très beau domaine où j'installerai Marie quand je pourrai la faire sortir de Paris. Un château cette fois, ajouta-t-il en souriant à une image, et qui au cour de la France pourra accueillir le jeune roi quand nous le ramènerons conquérir son royaume.
- Vous voyez loin ! murmura Laura avec un rien d'amertume parce que, dans cet avenir-là, Jean ne semblait pas lui réserver de place, puis changeant de ton : Où comptez-vous conduire le Roi quand il quittera le Temple ?
- Jersey... l'Angleterre... peut-être même l'Amérique ainsi que me le propose notre ami Swan. L'important est de le sortir de ce coupe-gorge qu'est devenu son royaume.
- Le plus loin possible de ses oncles, je suppose ? Où se trouve Monsieur?
- Pour ce que j'en sais encore, à Hamm, en Allemagne, mais il aurait dans l'idée de venir à Toulon où sont les Anglais. Depuis la mort de son frère, il fatigue les chancelleries européennes pour se faire reconnaître régent, un titre qui revient de droit à la mère du Roi parce que la régence n'est pas soumise à la loi salique. En vain jusqu'à présent ! Dans cette affaire toute l'Europe soutient le point de vue de l'Autriche; mais maintenant...
"La messe rouge" отзывы
Отзывы читателей о книге "La messe rouge". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La messe rouge" друзьям в соцсетях.