- Je veux bien le croire. Vous êtes donc allés là-bas?

- Oui, dans la carriole d'un marchand d'huîtres tout fier de trimballer un garde national... et une jolie femme ! Il nous a aussi indiqué la maison de Nanon Guénec, la cousine de Jaouen. C'est vers la pointe du Grouin, un endroit un peu sauvage où il n'y a guère que trois maisons, y compris le Clos Marguerite.

- Et cette Nanon Guénec vous a fait bon accueil ?

- Nous avons trouvé mieux : Jaouen lui-même... mais combien changé! Tout d'abord, nous avons cru à une erreur...

La voix du journaliste venait de baisser jusqu'au murmure et durant un instant il se tut, revivant l'instant où une porte s'était ouverte sur les profondeurs obscures d'une maison barrées par la grande forme d'un homme qui semblait avoir habillé son visage avec le chaume de son toit tant la barbe, la moustache et les sourcils rejoignaient les longs cheveux qui n'avaient pas dû rencontrer le peigne depuis longtemps. Un homme en guêtres, en sabots et en blouse sale dont l'une des manches pendait, vide...

Sous cette broussaille, les yeux devaient voir clair car lui reconnut ses visiteurs. Avec un grondement qui ressemblait à un sanglot, il voulut refermer le vantail qu'il n'avait pas lâché mais Pitou fut plus rapide, avança un pied chaussé de l'épais brodequin d'uniforme et coinça la porte :

- Ne nous chasse pas, Jaouen ! On a besoin de toi...

Alors il les avait laissés entrer, mais sans dire un mot, et il était allé s'asseoir dans l'âtre allumé, à même les cendres...

- Eh bien ? s'impatienta Batz.

- Jaouen a perdu, à Valmy, un bras et ses rêves de gloire. Il aurait préféré mourir mais, par extraordinaire, il a été soigné... et bien soigné, mais on l'a renvoyé dans ses foyers. Alors il est revenu vers cet asile qu'il voulait offrir à une autre pour y vivre comme un sauvage ou presque. Si sa maison est à peu près propre, c'est parce que la vieille Nanon s'en occupe un peu quand il le permet...

- Je me souviens de lui. Une telle force ! Une si grande vitalité ! Par quel miracle a-t-il accepté de survivre ?

- On peut chérir les idées de liberté, d'égalité et de fraternité sans abdiquer la foi chrétienne. Pour Jaouen, le suicide est le crime sans pardon. Alors il vit... Notre arrivée l'a bouleversé. Laura est sans doute la dernière femme qu'il aurait souhaité rencontrer dans l'état où il se trouve...

- Il l'aime toujours ?

- Toujours et davantage encore, mais elle a pris les choses en main avec beaucoup d'intelligence et de détermination. Pendant plus de deux heures elle lui a parlé en marchant sur le sentier qui domine la mer. Moi je suis resté dans la maison et j'en ai profité pour changer mon uniforme contre le costume civil que j'avais emporté. Sans doute lui a-t-elle dit ce qu'il avait besoin d'entendre. Quand ils sont revenus, les yeux de Jaouen avaient retrouvé un peu de lumière sous leurs arcades broussailleuses. Elle m'a dit qu'il allait faire en sorte que je puisse gagner Jersey et, comme je protestais qu'elle devait m'accompagner, elle m'a répondu : " Non, je reste. Je ne suis plus indispensable pour la réussite de notre projet et Joël a besoin de moi. Il faut que je le sorte de ce marasme où il vit depuis sa blessure... "

- Vous n'avez pas tenté de la convaincre ?

- Non, parce que je sentais que cela ne servirait à rien. Elle s'est contentée de découdre l'ourlet de sa robe et m'a remis le diamant en disant que je n'aurais qu'à revenir la chercher au retour.

Batz, qui retenait sa respiration depuis un instant, lâcha un soupir de soulagement :

- Ouf!... D'après ce que vous venez de dire, j'ai cru un moment qu'elle voulait s'implanter dans ce coin... si proche de Saint-Malo. Qu'est-ce que quatre lieues ?

- Je l'ai cru aussi, mais non : elle se sent seulement une dette de reconnaissance envers cet homme qui a tenté de lui ouvrir les yeux sur son époux, qui voulait la sauver de lui... et d'elle-même. Je n'ai pas lutté contre sa volonté : j'étais soulagé, je crois, de ne pas l'exposer aux périls de la mer. Qui était mauvaise quand nous sommes arrivés à Cancale... J'ai dû attendre quelques jours avant que Jaouen ne me dise que tout était prêt, que ce serait pour la nuit suivante...

- Autrement dit hier soir?

- En effet. Vers dix heures, il m'a accompagné à une petite grève que l'on appelle le Saucey. Il y avait là une barque et un pêcheur. Peu après nous avons aperçu le cutter anglais ancré à quelques encablures. Je suis parti... et me voilà!

Pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés, Batz sourit à son fidèle lieutenant. L'angoisse s'était enfin envolée. Grâce à Dieu, Laura ne gisait pas au fond de la mer ou victime d'une mauvaise rencontre et il en éprouvait une joie extrême, plus vive qu'il ne l'aurait cru...

- Tout est donc bien! Vous allez me remettre la pierre et je vais repartir avec le bateau qui m'a amené... Vous n'avez aucune envie d'aller à Londres, n'est-ce pas? ajouta-t-il avec une soudaine douceur.

Le visage de Pitou s'éclaira tandis que s'enfuyaient les nuages assombrissant son regard bleu dans lequel Batz lisait à livre ouvert.

- Vous... vous n'avez pas besoin de moi ?

- Pas plus que de Laura, dès l'instant où la pierre est hors de France. Et puis, n'avez-vous pas annoncé à nos amis que vous alliez revenir?

- Oui. De toute façon il faut que je repasse par Cancale : j'ai jugé plus prudent de laisser là-bas mon uniforme de garde national. Je dois aller le rechercher...

- Mais comment donc ! fit Batz.

Et il éclata de rire, appela la servante pour demander des chambres : son navire ne repartait en effet que le lendemain. Quant à Pitou, il devrait sans doute attendre plusieurs jours avant qu'un bateau anglais ne s'aventure aux approches de la côte bretonne.

La journée que Batz passa à Jersey - en compagnie de Pitou, bien entendu ! -, il en employa une partie à rendre visite au prince de Bouillon, réfugié à Saint-Aubin dans le domaine acheté par son père adoptif, le duc Godefroy, prince de Turenne.

C'était un curieux personnage que ce prince, adopté avec l'assentiment des États de Bouillon en 1791. Pur natif de Jersey, il se nommait à l'origine Philippe Dauvergne, fils d'Elisabeth Le Gueyt, une jolie fille de l'île, et d'un simple lieutenant de la marine anglaise qui prétendait se rattacher à la famille du conquérant de Jérusalem par une branche fort ancienne remontant au xine siècle. Lesdites prétentions devaient offrir assez de vraisemblance pour que le vieux duc eût décidé d'en faire son fils et de confirmer cette décision dans ses dispositions testamentaires.

Marin dans l'âme, comme son père naturel, le jeune Philippe assumait le poids d'une des plus illustres lignées européennes avec un plaisir évident et un naturel parfait. Intelligent, il avait l'âme chevaleresque, le cour sensible et généreux. Les malheureux qui débarquaient à Jersey trouvaient auprès de lui un accueil compréhensif. Le cheveux blond, l'oil bleu, la carrure normande pour ne pas dire britannique, c'était aussi un joyeux luron dont les aventures galantes ne se comptaient plus. Seul petit travers, il tenait absolument à ce titre de prince qui lui chatouillait agréablement les oreilles et régnait sur une petite cour où il avait instauré une étiquette quasi versaillaise.

Il reçut ses visiteurs inattendus avec un enthousiasme qui eût réchauffé le cour le plus glacé mais qui se teinta de gravité quand Batz l'informa de ses projets : faire sortir la famille royale du Temple, en ordre dispersé pour ne pas renouveler les erreurs de Varennes, mais surtout le petit roi Louis XVII sur qui reposaient à présent tous les espoirs de ceux que l'on pourchassait sur le territoire français. Le prince accepterait-il d'offrir à l'enfant-roi l'asile inexpugnable dont il avait besoin et de rassembler autour de lui les forces nécessaires à la reconquête du trône ?

A peine eut-il achevé de parler que des larmes montèrent aux yeux du prince. D'abord trop ému pour parler, il posa ses mains sur les épaules de Batz et l'embrassa :

- Moi, devenir le chevalier du Roi ? Son protecteur et son plus humble serviteur? Jamais on ne m'a rien offert de plus magnifique et de plus exaltant !

- C'est moi qui suis heureux, monseigneur! Je n'ai pas douté un instant de votre acceptation, mais entendons-nous bien : il s'agira du Roi et du Roi seul ! En aucun cas, le comte de Provence, qui se fait appeler régent de France, ne devra se le faire remettre ou venir vivre avec lui. La Reine seule - avec sa fille bien entendu - si cela est possible, et vous savez qu'elle exècre son beau-frère...

Bouillon ne savait rien du tout, n'ayant jamais mis les pieds à la Cour, mais à l'évocation de Marie-Antoinette dont beaucoup d'hommes rêvaient, son regard étincela tandis que s'ébauchait déjà dans sa tête un roman dans la grande tradition de l'amour courtois.

- Je saurai les défendre tous deux contre le monde entier, je vous en engage ma foi et mon honneur ! Nous restez-vous quelque temps, baron ?

- Non, je pars pour Londres demain matin mais mon ami Pitou qui, lui, retourne en France, sera là quelques jours encore. Si Votre Altesse a un message à faire parvenir en Bretagne, il sera à la London Tavern jusqu'au départ du prochain " courrier céleste ", ainsi que les malheureux qui attendent appellent vos navires...

- Où veut-il toucher terre ?

- Près de Cancale.

- Je vais y veiller en personne ! On le ramènera à bon port !

Une semaine plus tard, par un ciel sans lune et une mer houleuse, un guetteur posté sur la falaise du Grouin comme presque chaque nuit aperçut un navire louvoyant avec précaution le long de la côte. Il agita alors une lanterne sourde dont il libéra la lumière selon un code bien établi. Le brick, de son côté, lâcha trois signaux lumineux. L'homme prit sa course vers quelques " maisons de confiance " où, dans des cachettes, des étables, des greniers, des réfugiés attendaient pour se rendre à la grève du Saucey. Depuis la mort du Roi, ils se faisaient de plus en plus nombreux...