- Et ça peut pas attendre ?

Ce fut Julie qui se chargea de la réponse. Elle avait aperçu Laura et se ruait sur elle pour l'entraîner à l'intérieur et renforcer ses positions :

- Ma chère Laura, vous tombez à merveille! Venez, venez dire à ce monstrueux imbécile ce que vous pensez de la représentation d'hier !

Le champ clos, ce matin-là, c'était la salle à manger. Talma, drapé dans une sorte de toge violette, ses coudes nus planté sur la table et ses poings fermés étayant son masque romain couronné drôlement par les mèches en désordre de sa coiffure à la Titus, ressemblait à un bulldog grincheux. L'apparition de Laura ne lui arracha même pas un sourire : il sauta de sa chaise pour s'emparer d'elle.

- Voilà des heures que cette mégère me crie dessus ! Comme si j'étais pour quelque chose dans le choix des programmes ! En outre, elle ne veut pas comprendre que si l'on n'en passe pas par ce qui plaît au peuple, on risque de lui déplaire définitivement.

- Il y a tout de même des limites ! s'écria Julie en essayant de récupérer son amie. Avez-vous jamais vu quelque chose de si grotesque, de si bas, de si ridicule que ce Jugement dernier? Jamais les Raucourt, les Contât, les Fleury, les Saint-Prix, ceux du théâtre de la Nation enfin ne se seraient abaissés à jouer une aussi répugnante sottise !

- Ah non? Et quand, au début de Britannicus, on entendait Albine dire à Agrippine :

" Citoyenne, rentrez dans votre appartement ! " ce n'était pas ridicule peut-être ? Pendant des mois, ils se sont évertués à éplucher les grands textes pour en éliminer les mots roi, reine, empereur, majesté, etc., ce n'était pas non plus ridicule? Cela ne les a pas empêchés d'être jetés en prison pour y attendre Dieu sait quel sort affreux ! C'est ça que tu veux pour nous ?... Et vous, ma chère Laura, voulez-vous un peu de café ? On vient d'en refaire.

Sa belle voix venait de retrouver d'un seul coup son charme onctueux. En même temps, il avançait une chaise à la jeune femme, prenait une tasse, y versait le café fumant cependant que, saisie par la soudaineté de cette volte-face, Julie restait un instant sans voix et sans arguments, calmée elle aussi. Machinalement, elle s'assit auprès de Laura, tendant sa tasse vide à son époux.

- Vous n'avez pas de chance avec les spectacles que nous vous offrons, soupira-t-elle. Celui d'hier était stupide et celui de ce matin ne vaut guère mieux ! Notre excuse est que nous sommes mariés. Un état que vous avez la chance d'ignorer.

- Mais que je peux très bien imaginer, sourit celle qui avait été Anne-Laure de Pontallec. C'est à moi, d'ailleurs, de vous demander pardon : arriver ainsi chez vous sans crier gare serait inexcusable si je n'avais une raison grave-Ce fut aussitôt le silence. Deux paires d'yeux se

fixèrent sur elle avec sympathie : rien de tel que les ennuis d'autrui pour calmer les querelles sans consistance.

- Si grave que cela ? murmura Talma.

- Oui. Ce matin le... colonel Swan est accouru chez moi. Il venait d'apprendre l'arrestation d'une de nos amies communes, une amie qui m'est chère

- Presque tous nos amis à nous sont en prison, fit Julie avec amertume. Ce genre de nouvelle est malheureusement trop fréquent ces temps-ci.

- Oui, mais les vôtres sont tous des hommes politiques. Marie n'est rien qu'une artiste !

- Marie ? demanda Talma. Laquelle ?

- Marie Grandmaison. Je sais que vous la connaissez et aussi sa maison de Charonne d'où elle a été arrachée l'avant-dernière nuit avec tous ses gens. Et cela sans la moindre raison...

Le masque romain se fit grave, mais ce fut Julie qui répondit :

- Les femmes de tous nos amis, Brissot, Pétion, Roland, sont incarcérées. Leur seul crime est d'être leurs femmes. Tout Paris sait que Marie est la compagne aimée de Batz et, depuis quelque temps, on prononce ce nom-là un peu trop souvent...

- C'est ridicule ! Batz, que j'aime bien, n'est pas non plus un politique : c'est un financier!

- Seriez-vous naïve à ce point ? soupira Talma. Batz, dont la légende dit qu'il a voulu enlever le Roi, ne serait pas politique? Sachez d'ailleurs qu'on ne peut être homme de finances sans se mêler aux affaires de la Nation.

- Peut-être. C'est possible mais vous connaissez Marie ? Elle s'est retirée du théâtre, écartée même de la vie parisienne pour vivre son amour loin des turbulences. La prison la brisera.

- Non. Je la crois plus forte que vous ne pensez. Mais si vous espériez que je pourrais vous aider à la tirer de là, vous vous trompez. Je n'ai aucun pouvoir, sinon vous pensez bien que je m'en servirais.

- Vous non, mais votre ami David? C'est un artiste. Il ne peut qu'être sensible aux malheurs d'une autre artiste...

- Pourquoi ne pas lui demander vous-même? intervint Julie. Il vous a montré hier beaucoup d'attention, il me semble ?

- En effet, mais... je ne vous cache pas qu'il me fait un peu peur. Cela me gêne de lui demander quelque chose. Vous, vous êtes ses intimes amis. Il vient chez vous presque chaque jour...

- Il y vient moins ces temps derniers, remarqua Julie qui s'était levée pour aller arranger, devant une glace, des mèches échappées à son chignon noué lâche. Il n'a jamais aimé les Girondins qu'il a toujours trouvés tièdes et, nous, je me demande si nous ne sommes pas pour lui une habitude plus qu'une véritable affection. D'ailleurs, David ne sait pas ce que c'est que d'aimer. Croyez-moi : s'il veut bien consentir à vous aider - et il en a le pouvoir car il est l'un des rares amis de Robespierre ! - il faut aller le lui demander vous-même. Vous savez où il habite ?

- Au Louvre, il me semble ?

- Oui. Il y a un immense atelier. Allez le voir, Laura ! Que risquez-vous ?

C'était justement ce que se demandait la jeune femme quand, au début de l'après-midi, elle fit atteler sa voiture pour se rendre chez le peintre.

Il avait bien changé, le vieux Louvre ! Depuis le temps des rois mais aussi depuis les débuts de la Révolution où il abritait non seulement l'Académie mais aussi nombre d'artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, les plus grands sans doute. L'envahissement des Tuileries, le 10 août 1792, le massacre des Suisses que l'on avait poursuivis jusque chez eux, avaient chassé, en les épouvantant, nombre d'artistes comme Carie Vernet - parti sans même emporter l'admirable groupe de chevaux laissé sur son chevalet -Vien, Mme Vigée-Lebrun, Lagrenée et d'autres encore, même Fragonard qui un moment eut peur. Depuis, une foule disparate de prétendus artistes s'était emparée des lieux, s'établissant n'importe où, n'importe comment, saccageant les décorations intérieures en abattant murs et cloisons, installant des cuisines de fortune qui augmentèrent considérablement les risques d'incendie et mettant démocratiquement son linge à sécher aux fenêtres où s'étaient penchés tant d'illustres personnages. Quant aux anciens parterres, transformés en jardins de banlieue, il y poussait plus de poireaux et de carottes que de rosés. L'Académie de sculpture et de peinture venait d'être jetée bas par David qui assouvissait sur elle une vieille rancune - et Dieu sait s'il les avait tenaces ! -, les autres Académies furent supprimées sur la lancée. Seuls devaient régner au Louvre le maître et ses élèves qui parfois se comportaient à la manière des terroristes.

La mort des Académies livra au pillage les trésors d'art (tapisseries des Gobelins, bronzes, bustes, bas-reliefs et, pour celle des inscriptions et médailles, une fortune en pièces de grande valeur) que David ne jugea pas utile de faire protéger. Ce qui était d'autant plus absurde que le peintre voulait s'assurer la direction du " Muséum " que la Convention souhaitait installer au Louvre.

En fait, le jour où Laura se résigna à se rendre chez lui, David régnait à peu près seul sur les Galeries. Il y avait bien encore Hubert Robert, le bon vivant, la force de la nature qui méprisait avec désinvolture les ukases du gouvernement, refusait de participer au moindre comité et n'avait jamais voulu porter à la Commune son diplôme de peintre du Roi pour en faire un autodafé. En outre, sa peinture plaisait toujours, il était riche et, jusqu'à nouvel ordre, conservateur du futur Muséum. De bien mauvaises notes, tout cela, et que son voisin consignait avec délectation [xxii]. Il y avait aussi le vieux Fragonard, qui était revenu car il ne pouvait vivre loin de Paris et que David protégeait parce qu'ils avaient toujours été amis et que sa peinture coquine n'était plus du tout à la mode...

Au Louvre, Laura n'eut aucune peine à se faire indiquer le chemin des appartements du maître. C'était le plus important du premier étage.

En atteignant la galerie qui le desservait, elle chercha le numéro indiqué et allait frapper quand elle eut juste le temps de se rejeter en arrière : la porte venait de s'ouvrir violemment, lâchant une jeune femme en robe de soie noire ceinturée de bleu pâle dont la toilette était dérangée et qui semblait en proie à une véritable terreur. Elle avait de grands yeux sombres et quand ils rencontrèrent les siens, Laura crut y lire un appel au secours.

- Madame..., commença-t-elle, mais au même moment une voix furieuse hurlait de l'intérieur :

- Va-t'en!... Et que je ne te revoie jamais, tu entends ? Plus jamais ! C'est toi qui entendras parler de moi !

Avec un cri, l'inconnue s'enfuit dans les profondeurs de la galerie tandis que David, écumant de fureur, surgissait à son tour, la chemise largement ouverte sur la poitrine et la figure convulsée par la rage. Il était tellement effrayant que Laura faillit suivre la jeune femme, mais déjà il l'avait reconnue :

- Miss AdamsL. haleta-t-il, cherchant son souffle. Quelle surprise!