- Non. M'apporterait-il la tête de Robespierre sur un plat d'argent que je ne le pourrais pas. Il m'inspire trop de dégoût... mais c'est un homme très malade : je lui ai seulement fait la charité...

- Vous placez bien mal vos charités.

- Il ne faut pas voir cela de cette façon. Je n'ai fait que le neutraliser. Dans son état de santé, la seule chose qui l'intéresse, c'est l'argent. En lui faisant espérer qu'il en aura beaucoup, je l'incite à se tenir tranquille. On ne tue pas la poule aux oufs d'or et ce bas policier est un nid de serpents à lui tout seul. Mais parlons d'autre chose. Pourquoi ne vous voit-on plus à Charonne ? Marie s'inquiète et, en ce moment, je la laisse trop souvent seule...

- Avec Devaux et Biret tout de même, sans compter les autres domestiques? Non, ne vous fâchez pas, j'ai compris ce que vous entendiez, mais à mon tour de reprocher : on dirait que vous n'avez plus besoin de moi ?

- Je ne veux pas vous gâcher dans des opérations où vous feriez seulement nombre et qui vous auraient déjà compromis. Disons... que je vous garde pour la bonne bouche !

- Vous n'allez plus tenter de sauver la Reine ?

- Non, répondit Batz le visage soudain figé. Dieu seul, je crois, pourrait la sauver. Elle est trop bien gardée : par la force moins peut-être que par la haine et vous comme moi devons rester vivants.

- Qu'appelez vous la bonne bouche ?

- Ai-je vraiment besoin de vous le dire ? Je suis toujours l'homme du Roi, Pitou, et mon roi existe !

- Pas très heureux sans doute! Je suis allé au Temple, il y a deux jours pour voir... un camarade qui y est souvent de garde. J'ai aperçu l'enfant qui jouait au jardin sous la surveillance de Simon : il m'est apparu bien tenu, propre et en bonne santé...

- La femme Simon est une brave femme. On dit qu'elle s'est prise d'affection pour lui.

- ... mais l'éducation que lui donne Simon est épouvantable. Il a juré d'en faire un parfait sans-culotte et ne néglige rien pour cela : il ne le frappe pas mais il le fait boire, il lui apprend d'affreuses chansons, un vocabulaire abominable et le petit, à ce que l'on dit, apprend trop bien ! Au point, parfois, d'indigner les municipaux...

- Ce n'est qu'un enfant et les enfants adorent les nouveautés ! Passer de Mme de Tourzel à Simon, cela fait une sacrée différence! J'ai eu moi aussi des renseignements : Simon lui explique que c'est se montrer un homme qu'agir et parler ainsi...

- Il y a tout de même des limites, murmura Pitou avec tristesse. On m'a dit qu'un jour - la Reine était encore au Temple - le petit Louis jouait aux dames avec Simon quand, à l'étage au-dessus, il a entendu un grand bruit comme si on traînait des meubles. Cela l'agaçait et il aurait dit alors : " Est-ce que ces salopes ne sont pas encore guillotinées ? " Un enfant qui adorait sa mère peut-il changer à ce point en quelques jours ? ajouta le jeune homme écouré.

Relevant les yeux sur son ami, il lut l'horreur sur son visage.

- Je n'ai pas de réponse à cela, Pitou. Sinon peut-être... sans doute même qu'il répète comme un perroquet les mots nouveaux qu'on lui enseigne sans en connaître le sens.

- Passe pour l'insulte, mais la guillotine il doit tout de même bien savoir ce que c'est ? On ne lui a pas caché la façon dont est mort son père ?

- Là non plus, je n'ai pas de réponse... ou alors, son intelligence aiguisée par la peur et le chagrin est-elle plus vive que nous ne le pensions? Peut-être sait-il déjà que hurler avec les loups est la meilleure façon de se protéger et d'endormir la méfiance de l'ennemi. Mais vous avez raison, Pitou : il faut faire en sorte que cette " éducation " ne se prolonge pas trop longtemps ! Ni l'habitude de boire ! ajouta-t-il avec une rage froide.

Sans qu'il s'en doute, Maillard avait été suivi. Armand, venu chez lui dans l'après-midi, était arrivé juste à temps pour le voir sortir d'un pas pressé qui était inhabituel à ce malade. Ce qui suffît à lancer le mouchard sur ses pas. Il le vit rejoindre Chabot et gagner avec lui le Palais-Royal, entrer chez Corazza et prendre place à la table d'un homme que sa haine reconnut avant ses yeux. Il n'y avait pas assez de monde dans le célèbre café pour qu'il pût entrer lui-même sans se faire voir, alors il resta derrière la vitre et comprit que l'ancien huissier était en train de se vendre et que l'étrange changement de Chabot pourrait bien avoir là sa source.

Quand le conciliabule s'acheva, il se garda bien de suivre ce qui n'était après tout que menu fretin toujours facile à retrouver pour s'attacher à l'homme qui osait paraître en public à visage découvert. L'arrêter était impossible : aucun mandat, en effet, n'existait contre lui et s'il y en avait eu, si l'on avait lancé son nom au moment de l'exécution de Capet, ils avaient disparu. En outre, il aurait fallu avoir du monde sous la main et chez Corazza il n'y avait pas beaucoup de chance de trouver de l'aide. Ce qu'il fallait, c'était savoir où logeait le conspirateur.

II le vit se lever, jeter quelques assignats sur la table, serrer deux mains au passage, adresser un signe d'amitié au patron et enfin sortir un instant sur la galerie, juste le temps de s'engouffrer dans l'escalier voisin menant à l'un de ces salons de jeu presque aussi nombreux au Palais-Égalité que les maisons de passe. Le plus célèbre d'entre eux, le plus élégant aussi, celui de M. Aucane et des dames de Sainte-Amaranthe, ayant disparu, les autres refusaient du monde presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y avait foule autour des tables de pharaon ou de trente-et-quarante, une foule hétéroclite, disparate, sentant le vin, le tabac refroidi et la sueur plus que l'iris, la verveine ou la rosé. Armand vit Batz se frayer un passage jusqu'à la roulette, miser. Malgré lui, l'espion suivit la course de la petite boule d'ivoire. Le numéro joué par Batz gagna... mais la mise resta sur le tapis et, quand l'espion chercha celui qu'il appelait déjà son gibier, il ne le trouva plus. Batz avait disparu sans que personne puisse dire ce qu'il était devenu : les joueurs ne s'intéressent qu'à ce qui se passe sur la table.

Il eut beau chercher, nulle part il ne trouva trace de l'homme à la redingote blanche. Alors, furieux et déconfit, il se rendit chez Robespierre pour lui dénoncer les agissements louches de Maillard et, le soir même, le policier comparaissait devant l'Incorruptible.

Le lendemain soir, Pitou soupait chez Cortey comme cela lui arrivait assez souvent lorsqu'il n'était pas de service. Entre lui et le solide gaillard qu'était l'épicier, l'amitié née pendant la préparation de l'enlèvement de Louis XVI s'était développée, cimentée même. Habités par la même foi royaliste et le même dévouement à Jean de Batz, les deux hommes s'étaient reconnus frères et, dans la période de " basses eaux " que venait de traverser Pitou contraint par les exigences de son service et la volonté du baron à se tenir un peu en retrait des événements, frustré d'autre part dans son amour pour Laura, la belle santé morale, l'optimisme et la chaleur dégagés par le chef militaire de la section Le Pelletier s'étaient révélés singulièrement réconfortants.

En dépit des difficultés de ravitaillement, le repas servi par Marie-Rosé, la robuste quinquagénaire qui veillait sur la petite fille de Cortey et sur sa maison - son épouse était morte peu de temps après la naissance de l'enfant -, avait été fort honorable et s'achevait par un blanc-manger accompagné de craquelins et d'un vin de Malvoisie dont la cave gardait encore quelques bouteilles. Il était à peu près onze heures du soir quand les pas d'une troupe en marche éveillèrent des échos et s'arrêtèrent devant la porte qui résonna bientôt sous les coups d'un pommeau de sabre.

- Seigneur ! marmotta Marie-Rosé qui assistait à la dégustation de son chef-d'ouvre. Qu'est-ce que c'est que ça?

- On va le savoir tout de suite !

Jetant sa serviette, Cortey se précipita à la fenêtre qui était ouverte sur une nuit singulièrement douce pour un 30 septembre, se pencha, reconnut celui qui frappait :

- C'est toi, citoyen Vergne? Qu'est-ce que tu veux?

L'interpellé leva vers le carré lumineux de la fenêtre où se découpait la puissante silhouette un sourire menaçant, tout en agitant un papier :

- Perquisitionner... citoyen. J'ai là un ordre du Comité de sûreté générale !

- Une perquisition? Chez moi et par mes hommes ? gronda Cortey découvrant les quelques gardes nationaux dont s'entourait ce Vergne qu'il n'aimait pas. Ancien huissier comme Maillard, dont il avait été l'un des massacreurs, il remplissait à la section les fonctions de commissaire politique, comme son collègue Lafosse dont le museau de fouine apparut soudain dans la lumière. C'étaient des " robespierristes " purs et durs, hostiles depuis le premier jour à la force militaire de la section. Cortey savait qu'ils le détestaient, le jalousaient et malheureusement, depuis la tentative d'enlèvement de la famille royale au Temple, le généreux capitaine avait éloigné ceux de ses hommes qui pouvaient être compromis. Il en restait, cependant, mais il n'y en avait aucun ce soir où, par malheur, les deux commissaires étaient de permanence.

- Parfaitement, chez toi, grinça Vergne. Tu es accusé d'abriter le dangereux conspirateur qu'on appelle le baron Bac. Alors, tu ouvres, ou on enfonce la porte ?

- Je viens! jeta Cortey en refermant la fenêtre puis, reculant dans la pièce, il ajouta pour Pitou : Inutile... et dangereux que l'on te trouve ici. Marie-Rosé va te faire sortir par la rue des Filles-Saint-Thomas pendant que je vais les recevoir.

La maison de Cortey formait, en effet, l'angle de cette rue et de la rue de la Loi presque en face de la rue Ménars où avaient vécu Batz et Marie. C'était un vaste bâtiment comportant l'habitation, le magasin et même un hôtel meublé dit hôtel de Calais où il hébergeait quelques personnes âgées. Une porte, assez bien dissimulée, sur la première artère permettait de sortir de la maison sans être vu.