Les deux premières nuits, Marie ne chercha pas à s'en mêler. Elle avait déjà vécu des heures semblables après la mort du Roi et elle l'aimait trop pour ne pas ressentir sa souffrance d'écorché vif, au point d'en oublier sa propre douleur. La troisième nuit, cependant, elle entendit, vers une heure, le léger grincement de la porte-fenêtre et, s'enveloppant d'un saut de lit, elle le rejoignit au jardin. Il était assis sur un banc de pierre disposé de façon à pouvoir contempler les buissons de rosés, à ce point prisonnier de ses sombres pensées qu'il ne l'entendit pas venir derrière lui et ne tressaillit même pas quand elle appuya la main sur son épaule. D'un geste naturel, il posa, sans se retourner, sa main sur les doigts soyeux :

- Tu ne dors pas ?

- Comment le pourrais-je quand je vois ce que tu endures ? Tu te tortures à te faire des reproches que tu ne mérites pas... que personne d'ailleurs ne mérite. Ni Michonis, ni Rougeville qui doit souffrir le martyre parce que lui, en plus, il est passionnément amoureux de la Reine.

- Mon cour, cela ne change rien au fait que nous n'avons pas pris assez de précautions.

- Vous auriez pu en prendre cent fois plus, mille fois plus, que cela n'aurait rien changé : on ne peut aller contre le Destin.

- Et celui de la Reine était scellé d'avance, selon toi?

Sans répondre, elle vint s'asseoir auprès de son amant qui passa aussitôt un bras autour de ses épaules.

- Pendant ces jours où tu étais absent, La Harpe est venu me voir. Je l'en avais prié, d'ailleurs.

- Tu avais envie d'entendre ses vers ? Ils ne sont pas bien fameux pourtant...

- T'a-t-il jamais raconté ce souper chez le prince de Beauvau dont il a été l'un des convives en 1788?

- Celui où Cazotte a fait de si étranges prédictions ? Une fois, oui, il y a longtemps. Je sais qu'il avait prédit une révolution sanglante. Mais tu sais que ce brave homme m'ennuie un peu, et nous n'en avons pas reparlé.

- Moi je l'ai interrogé à la suite du dîner de Chabot et pour qu'il puisse m'en dire encore davantage, je l'ai prié de revenir. Il a prédit la mort du Roi... et aussi celle de la Reine ! Cesse de te tourmenter, Jean. Quoi que tu fasses, quoi que tu tentes, elle mourra. Essaie de ne pas entraîner trop de monde à sa suite. Tu sais que Sophie Dutilleul a été arrêtée?

- L'amie de Rougeville ? Pauvre innocente ! Son seul crime est de l'aimer... au moins autant qu'il aime la Reine...

- Alors, au lieu de ressasser tes griefs contre toi-même, pourquoi ne pas essayer de la sauver? Au moins elle ! murmura Marie sans pouvoir retenir le sanglot qui lui venait.

Touché, il la saisit dans ses bras, la serra contre lui pour couvrir son visage de baisers.

- Marie, Marie ! Pardonne-moi ! C'est toi qui as raison, toujours raison, et j'ai mieux à faire que pleurer. Je vais essayer de la faire évader. Et puis il y a l'enfant... mon petit roi ! C'est à lui que je me dois, et à la destruction de ces monstres pompeux qui font peser sur nous tous leur sanglante dictature !

La jeune femme eut à peine le temps de goûter la douceur de cet instant. Déjà il se levait, mais sans la lâcher.

- Viens, dit-il tendrement, viens me rendre mes forces ! Je vais en avoir tellement besoin ! Demain, je retourne au combat !

- Que veux-tu faire ?

- Quelques visites ! Et puis voir un peu où en est Chabot !

- Alors, à mon tour de te demander, pour un instant, de ne pas me parler de cet horrible bonhomme ! La nuit est si belle !

- Moins belle que toi !

Plus tard dans la nuit, Marie demanda :

- Puisque tu fais fi des prédictions de Cazotte, pourquoi ne pas aller voir Bonaventure Guyon [xix] ? Ses visions t'ont été bonnes...

- J'y suis allé, mais je ne l'ai pas trouvé. C'est un prêtre, tu sais, et son grenier n'est peut-être plus une cachette... si tant est qu'il l'ait jamais été. Quelqu'un m'a dit qu'il avait disparu tout à coup, comme s'il s'était volatilisé. Mais tu as raison de m'y faire penser. Je verrai Le Noir, il saura peut-être quelque chose.

Pour une fois, l'ancien lieutenant général de police ignorait où était passé l'étrange bonhomme et ne cherchait pas à le savoir : si Bonaventure Guyon avait jugé bon de fuir Paris, c'eût été lui rendre le plus mauvais des services que lui courir après.

- Peut-être feriez-vous bien de l'imiter? soupira Le Noir. Vous devriez emmener Marie et partir pour votre pays d'Armagnac. Votre père vit encore ?

- Bien que je sois sans nouvelles depuis quelque temps, je l'espère...

- Vous n'avez pas envie de le revoir?

- Ce serait une très grande joie, mais vous savez que je ne m'appartiens plus, que je n'ai plus le droit de penser à moi, encore moins au bonheur. Et Marie le sait aussi...

- C'est tout à votre honneur. Cependant songez que le pavé de Paris pourrait devenir brûlant pour vous. Même si l'on n'a pas prononcé votre nom au sujet du complot de l'oillet, il est logé dans quelques mémoires dangereuses. Robespierre, lui-même, commencerait à penser que de tous ses ennemis vous êtes le pire.

- S'il en vient à me haïr, le jour où il tombera je serai l'homme le plus heureux du monde.

- Prenez garde de ne pas tomber avant lui! J'espère que vous ne tenterez plus rien pour sauver la Reine. Elle est perdue sans recours.

- Elle n'est même pas jugée.

- Elle le sera bientôt et, croyez-moi, tout ira très vite : la sentence est déjà rendue et l'exécution interviendra dans les heures suivantes. Vous ne pouvez plus rien!...

Le sourire moqueur de Batz ne dérida pas son vieil ami.

- Vous craignez que je ne recommence ce que j'ai manqué pour le Roi ? L'enlever avec ou sans sa voiture sur le chemin de l'échafaud ?

- La voiture ? Pensez-vous sérieusement qu'elle aura droit au même honneur que son époux? Il était le Roi, envers et contre tout, le Père en quelque sorte. Elle n'est que l'Autrichienne exécrée : on ne lui épargnera rien. C'est dans une charrette, exposée aux yeux de tous, qu'elle partira, pour que le calvaire soit plus cruel encore. Le pilori en quelque sorte avant le couperet !

Le sourire avait disparu, remplacé dans les yeux de Batz par le feu sombre que Marie redoutait tant.

- Alors, il me restera un dernier moyen de la servir : lui tirer une balle dans la tête ou dans le cour pour lui éviter ça !

- Je vous sais assez sûr de votre main et de votre coup d'oil pour tenter cette folie... dont vous ne sortiriez pas vivant. Et vous devez vivre, Jean de Batz ! Pour votre Roi... et pour achever ce que vous avez entrepris. Ou alors, revenons-en à ce que je vous ai conseillé : partez avec Marie ! Il faut de la logique dans la vie et vous n'en avez jamais manqué. Je vous en supplie, prenez garde : le jeu que vous jouez avec Chabot est dangereux. L'homme est un lâche pourri jusqu'à la moelle : il dénoncera tout et n'importe quoi quand il pensera que sa tête risque de lui échapper.

- Croyez-vous que je ne le sache pas ? Mais le jeu, comme vous dites, en vaut la chandelle...

Cependant, ledit Chabot vivait une sorte de rêve éveillé. Ses bons offices à l'Assemblée lui rapportaient de l'argent, il aimait, il était aimé d'une ravissante fille et, quand il l'épouserait, ce qui ne saurait tarder, il recevrait une dot de deux cent mille livres qui, jointes à ce qu'il possédait déjà, feraient de lui un homme riche. Mieux encore, les Frey lui offraient de s'installer dans leur hôtel de la rue d'Anjou où la corne d'abondance et ses délices semblaient inépuisables. On lui proposa l'appartement situé à l'entresol, auquel on accédait par un large et bel escalier de pierre. Tout meublé, bien sûr, et de quelle agréable façon !

Passé l'antichambre que Léopoldine lui avait abandonnée pour y placer quelques souvenirs : un buste de Brutus et des gravures représentant le tombeau de Marat et le serment du Jeu de Paume, plus un portemanteau pour y accrocher son bonnet rouge, on trouvait au-delà un grand salon tendu de lampas vert et blanc avec d'épais rideaux de taffetas à carreaux de même couleur et toutes sortes d'objets rappelant davantage Trianon que le club des Jacobins. Ainsi, entre deux chandeliers d'argent, une pendule de marbre bleu et blanc supportant un amour en biscuit de Sèvres. La chambre à coucher était plus séduisante encore : tentures de damas jaune et blanc doublées de taffetas blanc, dont certaines habillaient un grand lit de bois doré à quatre colonnes soutenant un dais emplumé. Quant à l'ameublement, il se composait de deux canapés, quatre fauteuils, deux chaises, une toilette d'acajou, un grand miroir pour refléter la beauté de la chère " Poldine " et enfin un chiffonnier supportant - Dieu sait pourquoi - un buste de Cicéron destiné sans doute à flatter les convictions républicaines du maître des lieux... La délicatesse de ce choix le ravit : placer ses futurs ébats amoureux sous l'égide du pourfendeur de Catilina lui semblait le comble du raffinement. C'était, pour l'ex-capucin, infiniment plus exaltant que les crucifix placés naguère au-dessus des lits. Et il avait hâte de s'installer dans ce délicieux nid d'amour où sa fiancée, enfin, deviendrait sienne, c'est-à-dire d'atteindre le jour du mariage. Jusque-là, l'austère Junius qui se parfumait à la vertu comme d'autres à l'iris de Florence, veillerait de près à ce que son futur frère tienne en bride son tempérament excessif et respecte les convenances. Pendant les mois d'août et de septembre, Chabot mena une bizarre double vie que soulignaient ses changements d'apparence. Alors qu'il n'abordait la douce Léopoldine que savonné, rasé et accommodé comme un muscadin - le bonnet, auquel il n'aurait renoncé pour rien au monde, s'ornait alors de glands dorés -, il retrouvait ses pantalons déchirés, ses jambes nues, ses chemises débraillées, sa vieille carmagnole et un bonnet crasseux pour aller aux Jacobins ou à la Convention, lancer des motions furieuses dénonçant à tour de bras celui-ci ou celui-là selon les vagues bruits qu'il avait pu recueillir, dans l'espoir, sans doute, de se refaire une virginité sans-culotte dont il craignait par-dessus tout que l'on en vienne à soupçonner qu'elle n'était plus qu'un souvenir. JJ en faisait même un peu trop, ce qui donnait à penser à certains, mais il ne s'en rendait pas compte. Tout à son bonheur, il voyait à présent la France comme un immense trésor dans lequel il allait puiser grâce à cet homme magique, à cet homme tout en or qui s'appelait Jean de Batz et devant lequel les barrières tombaient. Encouragés par les hommes du baron, certains conventionnels commençaient à penser qu'en faisant ses affaires en même temps de celles de la Nation, Chabot n'avait pas tout à fait tort.