- Tu commences par la veuve Capet, comme d'habitude?

Bon comédien, Michonis fit la grimace :

- Faut bien mais je te jure que c'est pas pour mon plaisir. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, avec celle-là!

- Dame, ricana l'autre, ça vaut pas Trianon ici. C'est moins gai, mais par cette chaleur c'est plus frais!

Tout en parlant, il précédait les deux hommes dans un couloir obscur sur lequel ouvraient plusieurs portes à guichets grillés et armées de lourdes ferrures médiévales. Devant la première, qui était ouverte, deux gendarmes jouaient aux dés sur un banc, éclairés par une chandelle pour suppléer au jour trop pauvre. Ils se levèrent pour accueillir l'administrateur et, tandis que l'un d'eux poussait la porte, l'autre, un certain Gilbert, donnait à Michonis les dernières nouvelles. Rougeville combattit de son mieux l'émotion violente qu'il éprouvait.

A la suite de Michonis, il pénétra dans une cellule basse, mal éclairée par une fenêtre placée presque au niveau du sol de la cour des Femmes. Un lit, un fauteuil, une table sur laquelle un crucifix était placé, une toilette et un grand paravent cachant des ustensiles plus intimes composaient tout le mobilier de ce réduit où malgré le grand soleil du dehors ne pénétrait qu'un jour parcimonieux et triste. Il y avait là deux femmes : l'une était une jeune fille. Accorte et fraîche, elle se tenait debout près de la toilette. C'était Rosalie Lamorlière, la nièce du concierge Richard. L'autre, assise dans le fauteuil et toute vêtue de noir, tenait ses mains pâles nouées sur ses genoux. A sa vue, le cour de Rougeville manqua un battement : c'était la Reine.

Elle se leva pour accueillir les deux hommes avec une politesse résignée qu'on ne lui rendit pas.

- Je viens, comme d'habitude, voir si tu n'as besoin de rien, citoyenne, dit Michonis. Et aussi te présenter mon adjoint, le citoyen Gousse qui m'assiste dans ma lourde tâche...

Etranglé d'émotion, incapable de parler, Rougeville toucha vaguement son bonnet tandis que la Reine inclinait la tête. A la retrouver ainsi, son âme se gonflait d'affliction. Il voyait devant lui une femme de trente-sept ans, vieillie bien avant l'âge, un visage cireux marqué par la maladie, la douleur, les injures quotidiennes et surtout le chagrin éprouvé depuis qu'elle était séparée de ses enfants. Certes, sous le bonnet de linon entouré d'un ruban noir, ses beaux cheveux descendaient toujours sur son épaule en boucles gracieuses, mais ils étaient presque blancs. Quant au regard bleu, les larmes en avaient délavé la couleur, éteint la flamme. Pourtant, prisonnière, menacée, insultée, cette femme conservait une inimitable majesté. Pourtant, elle était toujours celle que le chevalier adorait et vénérait depuis qu'à son retour d'Amérique, il s'était incliné pour la première fois devant elle. Et le plus dur était de ne pas pouvoir se jeter à ses genoux.

Cependant, le regard dont Marie-Antoinette avait effleuré le nouveau venu s'animait un peu tandis qu'une rougeur fugitive passait sur ses pommettes. Il y eut même l'ébauche d'un sourire et Rougeville comprit qu'elle l'avait reconnu pour celui qui, le 20 juin, l'avait sauvée en l'obligeant à rejoindre le Roi dans la salle du Conseil. Des larmes, alors, montèrent à ses yeux.

Michonis, pour sa part, entretenait le garde Gilbert des nombreuses difficultés de sa charge. Rougeville en profita pour s'approcher du poêle et laisser tomber comme par mégarde l'un de ses oillets, puis il jeta à la Reine un coup d'oil qu'elle ne comprit pas. Alors, il s'approcha, se pencha et très vite chuchota :

- Ramassez l'oillet qui contient mes voux les plus ardents. Je viendrai vendredi... Puis, plus bas encore : Quand nous serons sortis, formulez une réclamation quelconque !

Cela dit, il sort avec Michonis qui a enfin fini son discours et veut lui faire visiter la cour des Femmes. C'est là que Gilbert les rejoint, annonçant que la prisonnière veut déposer une réclamation au sujet de la nourriture. Et Michonis de grogner :

- Cela m'étonnait aussi qu'elle n'ait rien trouvé à redire. Maintenant, j'en ai pour un quart d'heure à entendre ses jérémiades...

Il semble si mécontent que le citoyen Gousse lui propose tout naturellement d'y aller à sa place. Et Michonis, bien sûr, accepte :

- Bon, vas-y, mais tâche de ne pas te laisser entortiller! C'est qu'elle est finaude la mâtine!

- Dans cinq minutes je suis là...

Le dialogue, en effet, est rapide. Rosalie est sortie, la Reine est seule.

- Votre témérité me fait frémir, dit Marie-Antoinette qui a eu le temps, à l'abri de son paravent, de trouver le billet et de le lire. Il contient l'annonce qu'on reviendra le vendredi suivant avec de l'or pour acheter les gardiens.

- Il fallait que je vienne, répond-il. J'ai de l'argent, des complices dont Michonis et Batz ainsi que des moyens sûrs de vous tirer d'ici.

- J'ai fait le sacrifice de ma vie et seuls mes enfants me tourmentent.

- On s'en occupera. Votre courage est-il abattu?

- Ma santé, oui, mais mon cour ne l'est pas.

- Alors gardez espoir, Madame, nous vous sauverons...

Il n'en dit pas davantage : la femme Harel qui s'occupe de la Reine avec Rosalie vient d'entrer avec un seau d'eau. Celle-là n'était certainement pas une sympathisante : Rougeville le comprit et sortit sans saluer en bougonnant dans le meilleur style Michonis.

En quittant la Conciergerie, il se rendit chez Roussel où il logeait alors avec Batz et qui servait en quelque sorte de quartier général. Il rendit compte de la visite et passa ensuite l'une des meilleures nuits de sa vie, bercé par l'espérance. Mais le lendemain, alors que les trois hommes étaient à table, Michonis accourut. Il semblait très troublé.

- Je viens de là-bas, dit-il en se laissant tomber sur une chaise, et je crois bien que nous l'avons échappé belle...

- Il s'est passé quelque chose? demanda Batz déjà sur la défensive.

- Oui. Quelque chose qui aurait pu être grave. Ce matin, la femme Richard, la concierge qui porte ses repas à la Reine, a voulu, par jeu, explorer les poches du gendarme Gilbert, histoire de lui chiper les lettres d'amour de sa bonne amie. J'ignore s'il y en avait mais, parmi les papiers qu'elle a sortis, elle en a trouvé un qu'elle m'a porté tout droit en disant qu'il lui semblait suspect.

Et il tira de sa poche un rouleau de mince papier gris que Rougeville reconnut aussitôt. Ce n'était, à vrai dire, qu'un morceau de ce qu'il avait glissé dans l'oillet mais, en le déroulant, il s'aperçut qu'il était percé de nombreuses piqûres d'épingle.

- Regarde ! dit-il à Batz. On dirait une écriture... C'en était une en effet. Présenté à la lumière, le papier révéla quelques mots : " Je me fie à vous. Je viendrai... "

- Elle accepte ! s'écria Rougeville en se laissant tomber à genoux d'émotion. Elle accepte! Mon Dieu, j'avais si peur qu'elle refuse pour ne pas abandonner ses enfants à la colère de leurs bourreaux !

- Ouais, fit Michonis, mais c'est heureux que la femme Richard ne nourrisse aucun soupçon en ce qui me concerne. Si au lieu de me l'apporter elle avait eu la mauvaise idée de le faire tenir à Fouquier-Tinville, nous étions perdus et la Reine avec nous.

- Oui... mais elle ne l'a pas fait! coupa Batz agacé. Je pense que ceci est peut-être la meilleure des nouvelles. Dis-moi, Michonis, sais-tu si Gilbert a essayé de défendre ses poches contre la curiosité de la concierge ?

- Oui, il paraît qu'il s'est défendu comme un beau diable !

- Excellent ! Eh bien, mes amis, si le billet était dans sa poche et s'il a voulu empêcher la femme Richard de s'en emparer, cela veut dire que la Reine a réussi à le gagner et qu'il nous laissera agir.

Michonis vida d'un trait le verre de vin que Roussel lui avait servi et le tendit pour le faire remplir de nouveau :

- Tu as raison. Je pensais aussi qu'on n'aurait pas trop de mal avec Gilbert. Je sais qu'il plaint la Reine - il lui a même déjà apporté des fleurs - et je suis presque certain qu'il a laissé un prêtre clandestin pénétrer jusqu'à elle. Quant au maréchal des logis Dufresne, c'est un brave homme qui n'a rien de sanguinaire.

- Résumons-nous! reprit Batz. Demain, je te donne l'or que tu as annoncé à Sa Majesté. Ensuite nous passons à l'action car il faut nous hâter. Le 2 septembre au plus tard, nous enlevons la Reine. Je m'occuperai d'avoir une voiture que j'amènerai dans la cour de la Conciergerie avec deux gendarmes qui seront de nos amis. Pendant ce temps, vous irez réclamer la prisonnière prétendument pour la ramener au Temple sur l'ordre du Comité de salut public. Au besoin vous pourrez vous servir, comme accréditif, de cette affaire de billet piqué : le Comité, inquiet, penserait que la Reine n'est pas assez bien gardée à la Conciergerie. Les Richard ne verront là rien que de très normal...

- Et ensuite, nous l'emmenons où ?

- Au château de Livry, chez Mme de Jarjayes ou plutôt chez son père. L'épouse du chevalier s'y est retirée depuis le départ de son époux. Elle vit avec son père, Quelpée de la Borde, son gendre, M. de Berny, et sa fille qui attend un enfant [xviii]. De là, on conduira la Reine munie d'argent et de faux papiers en Allemagne où elle arrivera j'espère saine et sauve !

- Livry ? murmura Rougeville. L'un des relais du voyage à Varennes...

- Oui, mais c'est à présent le chemin le plus rapide pour la mettre à l'abri et on n'imaginera pas qu'elle aura osé reprendre cette route fatale.

Le lendemain qui était le vendredi 30 août, Michonis et Rougeville réitéraient leur visite à la Conciergerie. Mais cette fois le chevalier dissimulait dans les vastes poches de son habit gris une somme importante en louis d'or et en assignats.