- Et vous pensez introduire Chabot dans ce milieu ?

- L'introduction est faite. Il faut à présent le laisser s'y engluer. Junius Frey fera cela très bien.

- Le jeu n'est-il pas dangereux? L'homme pourrait réagir, dénoncer...

- C'est possible, mais le jeu, comme vous le dites, ma chère Laura, en vaut largement la chandelle. Chabot est le ver que j'introduis dans le mauvais fruit de la Convention et des Comités. Il y fera, je l'espère, suffisamment de ravages pour les détruire. Allons, mes amis, buvons un dernier verre de Champagne à cette belle journée et allons nous reposer. Nous l'avons bien mérité !

Le repos, cependant, allait être différé. Marie et Laura gravissaient les premiers degrés de l'escalier pour aller se coucher quand, au portail, la cloche sonna selon le rythme initié par Batz pour les habitués de la maison : un coup isolé, deux coups rapprochés, un coup isolé... Marie tressaillit comme si elle craignait quelque chose :

- Qui peut venir à cette heure ?

- Ce ne peut être qu'un ami. Allez vous reposer, mon cour, je vous rejoindrai plus tard.

Les deux femmes montèrent, mais assez lentement pour voir qui allait entrer. Ils étaient deux : Michonis et le chevalier de Rougeville, qui commencèrent par s'excuser : ils étaient en vue du domaine depuis un moment déjà, mais ils avaient attendu le départ des voitures pour s'assurer que personne ne sortirait plus :

- Michonis a une nouvelle d'importance, dit Rougeville. Nous avons cru bien faire en venant te l'apporter. En été, les gens qui vont à la campagne un dimanche n'attirent guère l'attention.

C'était un petit homme d'environ trente-six ans, au visage volontaire, troué par des traces de variole, avec d'épais cheveux blonds et des yeux vifs. Batz le connaissait depuis longtemps et l'aimait bien à cause de sa folle bravoure et de sa générosité. Il le savait aussi passionnément amoureux de Marie-Antoinette, en dépit d'aventures féminines qui l'attiraient volontiers dans le monde du théâtre. Il les conduisit dans son cabinet de travail après avoir ordonné qu'on leur prépare deux chambres puisqu'il leur serait impossible de rentrer à Paris et que l'on apporte une collation et, bien entendu, du vin frais.

- Alors, cette nouvelle ? demanda-t-il tandis que ses invités de la dernière heure se restauraient avec un plaisir visible.

- J'étais à midi chez Procope, répondit Michonis en s'essuyant la bouche. J'ai parlé un moment avec Danton et Camille Desmoulins. Ils m'ont appris que, dans quelques jours, la Reine sera transférée à la Conciergerie.

- On s'en doutait, dit Batz se souvenant de ce qui avait motivé le déménagement de lady Atkyns rue de Lille.

- Ce n'était qu'un bruit comme il en court beaucoup. Cette fois c'est décidé, et on m'en prévenait en tant de directeur des prisons.

- Tu sais ce que cela veut dire? intervint Rougeville. On va la faire passer en jugement et ensuite...

Il n'eut pas le courage d'articuler les mots qui lui venaient mais sa soudaine pâleur parlait pour lui. Batz comprit ce qu'il souffrait.

- Ce n'est pas encore fait, dit-il, se voulant rassurant. Et il se peut qu'il soit plus facile de la tirer de la Conciergerie que du Temple. D'abord parce que nous n'aurons plus à lutter contre son refus de partir seule. Reste à savoir qui va la garder et s'il est possible d'acheter ces gens-là.

- Je te fournirai tous les détails que tu voudras, dit l'ancien limonadier. Mais il faudrait être sûr de la collaboration de la Reine. Si elle est prévenue, si elle donne son accord, ce sera plus facile. Mais elle n'aura confiance en personne là-bas...

- Conclusion, il faut introduire quelqu'un dont elle ne doute pas. Toi, Rougeville par exemple. Elle t'a vu à l'ouvre deux fois : le 20 juin où tu lui as fait un rempart de ton corps et le 10 août. Elle te reconnaîtra.

De pâle, le chevalier s'empourpra :

- La voir... lui parler? Pour ce bonheur je suis prêt à mourir.

- Plus tard si tu veux bien! Tu vas pouvoir entrer chaque jour à la prison, Michonis. Est-il possible de te faire accompagner par Rougeville en le faisant passer pour... ton adjoint par exemple?

- C'est dangereux, mais tout est dangereux dans cette affaire. Évidemment, il faudrait que les gardes s'habituent à lui avant de l'introduire dans le cachot et cela demandera un peu de patience.

- Pas trop, coupa Rougeville. S'ils n'allaient la laisser là que quelques jours puis la juger...

- Nous aviserions. De toute façon, Michonis sera averti. Et pour que vous ayez davantage encore les coudées franches, sachez que je donnerai un million à qui sauvera la Reine !

- Un million ? souffla Michonis.

- Oui. Il est à toi le jour où elle quitte la France, Avec vous deux bien entendu.

Les yeux du directeur des prisons s'illuminèrent. Batz devina qu'il évoquait la vieillesse dorée qui paierait le danger couru. De fait, l'ancien limonadier n'était pas loin de voir en son ami une sorte de dieu de la Fortune. Il eut un large sourire :

- Magnifique ! Et tu aurais un plan ?

- Peut-être ! J'y songe depuis que l'on a parlé de ce transfert... dont tu seras un élément important?

- Oui. Je serai de ceux qui iront la chercher au Temple.

- Alors, pourquoi ne pas imaginer l'opération inverse? Pourquoi ne pas imaginer qu'un beau soir, nanti d'un ordre confectionné par mes soins, tu irais rechercher la prisonnière pour la ramener au Temple sous le prétexte, justement, d'une conspiration en vue de la délivrer? Auparavant, Rougeville aura vu la Reine et lui aura remis une somme en or destinée à acheter qui lui semblera susceptible de l'être.

- Oui, mais comment l'avertir quand on me présentera à elle ? Je ne pourrai guère lui parler, et lui glisser un papier sera difficile si elle est gardée à vue.

Batz ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait tout en marchant, comme il en avait l'habitude. Et soudain, il s'arrêta devant un vase de fleurs posé sur une console. C'étaient de gros oillets rosés. Il en prit un et considéra un instant l'épaisse gaine verte d'où sortaient les pétales dentelés. Puis il le tendit au chevalier :

- Tu es jeune, tu peux être coquet et nous sommes en été. Je te verrais bien arborer une fleur comme celle-là à ta boutonnière : un papier mince et finement roulé peut se glisser sans peine dans le calice. La Reine n'a pas respiré de fleurs depuis longtemps et l'on ne verrait sans doute guère d'inconvénients à ce que tu la lui donnes, surtout en présence de ce fier sans-culotte de Michonis. Qu'en dis-tu ?

Pour toute réponse, Rougeville se jeta au cou de Batz et l'embrassa.

CHAPITRE VIII

DEUX OILLETS ROSES

Laura prit l'une des anses du grand panier de prunes qu'elle venait de récolter avec Marie pour le rapporter à la cuisine où le jeune Rollet procédait depuis deux jours à la confection des confitures. La récolte était belle : l'été chaud mais pas trop sec donnait de magnifiques résultats et le verger de la comédienne regorgeait de fruits si gonflés de sucre que la peau éclatait parfois. Marie prit une prune et la croqua.

- Elles sont vraiment délicieuses cette année, dit-elle. Et il y en a tellement qu'on ne pourra pas tout utiliser....

- Chez nous, en Bretagne, on met le surplus au tonneau pour faire de l'eau-de-vie, dit Laura.

- Chez nous aussi, bien sûr, mais les autres années on donnait des fruits à tout le faubourg : les enfants venaient les ramasser. On en envoyait aussi à la maison de santé du Dr Belhomme. Ceux qui ont des vignes donnaient un peu de vin, maintenant chacun vit enfermé chez soi. A croire que tout le monde a peur de tout le monde. C'est bien triste !

- C'est même lamentable. Est-ce pour cela que vous êtes vous-même si mélancolique ?

- Oh, sans doute. Paris devient tellement dangereux que l'on hésite à s'y aventurer pour la course la plus simple... et cette maison elle-même n'est plus ce qu'elle était. Certes, on y conspirait, mais c'était pour le Roi et ceux qu'elle abritait étaient des amis sûrs avec qui l'on pouvait parler et rire sans arrière-pensée. Depuis dimanche, j'ai l'impression qu'elle porte un masque et que l'air y est moins pur. Ces hommes qu'il a fallu recevoir...

- Je reconnais, dit Laura en riant, que cette plantation de bonnets rouges autour de la table avait quelque chose d'incongru mais vous savez dans quelle intention elle a été décidée et vous avez démontré à cette occasion quelle grande artiste vous êtes ! Et Batz était si heureux !

- Oui, il l'était et moi, quoi que vous en pensiez, je l'étais aussi puisque je pouvais encore partager son projet et le risque dont il s'accompagne. Ce qui n'est plus souvent le cas..., ajouta la jeune femme en détournant son visage.

- Que voulez-vous dire? demanda Laura avec douceur.

- Autrefois il me disait tout, il travaillait ici, près de moi. A présent, je le vois de moins en moins. Il est... dans Paris et j'ignore ce qu'il y fait. Vous avez vu : dès lundi, il repartait sans explications, sans dire surtout quand il espère revenir. Et moi, je reste là... à mourir de peur pour lui !

Elles arrivaient à la cuisine qui embaumait déjà le sucre cuit et les fruits dénoyautés. Biaise Papillon, le petit valet, se précipita pour débarrasser les deux femmes de leur fardeau.

- Je crois qu'il y en a assez pour aujourd'hui. On n'a pas encore fini de préparer la dernière corbeille, dit-il en désignant sa sour Marguerite et Nicole la femme de chambre commises à cette tâche. La vaste salle aux cuivres étincelants, aux faïences brillantes et colorées ressemblait à une ruche silencieuse. Seule la grande horloge comtoise avait droit à la parole lorsque Rollet officiait avec toute la gravité d'un célébrant à l'autel. Le cuisinier n'en trouva pas moins un sourire pour les arrivantes :