Anne-Marie de Beaufort se mit à rire et cessa un instant d'agiter son éventail d'ivoire gravé d'or dont le panneau de soie représentait une scène champêtre.
- En aucune façon, mon cher ami, et je crois parler au nom de toutes. Nous serions de bien pauvres esprits si les affaires de notre pays... et celles des hommes que nous aimons ne nous intéressaient pas. Même, j'en suis certaine, la plus jeune d'entre nous. N'est-ce pas, Léopoldine?
- Tu as tout à fait raison, citoyenne! Fille et sour de banquiers, j'ai toujours vécu dans les affaires et j'avoue que je m'y intéresse.
- Pourtant, à ton âge, tu ne devrais songer qu'à l'amour?
- Certes j'y songe... j'espère de tout mon cour trouver en celui que... j'aimerai un être sensible et bon, soucieux de mon bonheur autant que du sien. Un homme qui ait la grandeur d'âme de mes frères et aussi leur talent pour donner à la vie les couleurs auxquelles je suis habituée...
- Tu n'as donc pas le goût des bergeries si fort à la mode il y a peu ? Une chaumière et un cour ne sauraient te suffire ?
- Pourquoi une chaumière quand on peut avoir un manoir ou un hôtel particulier comme le nôtre ? Ce serait stupide, ajouta la belle enfant en coulant un regard timide vers Chabot assis près d'elle.
- Et surtout, fit celui-ci avec une ardeur qu'il avait peine à contenir, ce serait tellement indigne de toi ! Tu mérites les plus beaux palais, citoyenne !
- Je n'en demande pas tant... Avant tout, je veux être aimée.
Une seconde de plus et Chabot allait se lancer dans une vraie déclaration. Sur un signe de Batz, Marie rompit les chiens en proposant une promenade dans le jardin. La chaleur du jour commençait à baisser et les grands tilleuls donnaient une ombre tellement agréable. Elle ouvrit la marche en compagnie de La Harpe, qui avait tendance à bouder un peu dans son dépit d'avoir vu Chabot accaparer l'attention de la compagnie.
- Venez me dire vos derniers vers, lui dit-elle en passant sa main sous son bras. Toutes ces histoires d'argent m'ennuient et j'ai besoin d'entendre de jolies choses...
Le vieil homme s'épanouit comme une fleur à l'aurore. Bien qu'il eût apprécié la chère et les vins, il avait trouvé cette réunion fort ennuyeuse. Parler politique quand il y avait d'aussi jolies femmes et que l'heure était si propice au contentement de tous les sens ! La compagnie de Marie lui fit retrouver sa belle humeur et, pendant un long moment, il se lança dans une sorte de rétrospective de ses ouvres. Mais elle l'écoutait sans rien manifester et, finalement, il eut l'impression qu'elle était ailleurs et s'en plaignit, reprenant d'instinct le vouvoiement des temps courtois :
- Je ne vous intéresse pas, n'est-ce pas ?
- Si... mais je pensais... Oh, veuillez me pardonner, mais je pensais à ce que vous avez vécu jusqu'à présent. Est-il vrai que vous assistiez à ce fameux souper où Cazotte fit de si étranges prédictions ?
Le vieil homme la regarda avec une sorte d'effroi puis, baissant la voix pour n'être entendu que d'elle :
- Je n'aime pas trop en parler mais c'est vrai que j'y étais. C'était en 1788, chez le prince de Beauvau, et l'on discutait avec animation de Voltaire, des encyclopédistes, de La Fayette aussi et de cet air de liberté que la guerre d'Indépendance américaine faisait souffler sur la France. Il y avait là des académiciens comme le prince lui-même, de grandes dames, il y avait aussi Jacques Cazotte qui avait connu un si grand succès avec son Diable amoureux. On avait beaucoup bu et chacun rêvait tout haut d'une révolution comme celle des Américains. C'est alors que Cazotte qui n'avait pas dit grand-chose jusque-là prit la parole pour annoncer qu'elle allait venir, cette révolution, mais qu'elle ne serait peut-être pas telle qu'on la souhaitait.
- Il a prédit tout ce qui arrive depuis la chute de la royauté ?
- Et pis encore ! A Condorcet, il a dit qu'il mourrait sur le pavé de sa prison après avoir bu, pour échapper au bourreau, le poison qu'il porterait alors sur lui en toutes circonstances. A Chamfort, il a dit que pour la même raison il se couperait les veines de vingt-deux coups de rasoir, à Bailly qu'il monterait à l'échafaud comme beaucoup d'hommes politiques de ses amis. Et, comme la duchesse de Gramont riait en disant qu'au moins les femmes étaient exclues de ses sombres vaticinations, il lui annonça qu'elle irait aussi à l'échafaud dans la charrette du bourreau, les cheveux coupés et les mains liées derrière le dos, avec beaucoup d'autres grandes dames... et même de plus grandes qu'elle. Elle a pâli mais s'est vite reprise en affirmant : " Je ne sais quel crime j'aurais pu commettre... " II lui répondit qu'elle serait aussi innocente que les autres victimes. " Vous allez voir, s'écria-t-elle, qu'il va même me refuser mon confesseur ! " Cazotte, à ce moment, a déclaré : " Le dernier qui ira à l'échafaud avec son confesseur, ce sera le roi de France ! " La duchesse s'est enfuie en criant...
- C'est effrayant, murmura Marie. Et vous, monsieur de La Harpe, vous a-t-on prédit la même chose ?
- Non, mais à moi l'athée, le vieux libertin, Cazotte a annoncé que je mourrais chrétien.
- Je n'ose vous demander ce qu'il en est ?
Il sourit à la jeune femme avec beaucoup de gentillesse :
- Je crois bien qu'il m'est impossible de vous répondre. J'ajoute que Cazotte a prédit sa propre mort sous la guillotine.
- Il a dit que beaucoup mourraient, n'est-ce pas?
- Oui... tous ceux qui prétendraient rester fidèles à leurs convictions, à leur foi... ou simplement à leur raison. Une raison qui n'a pas grand-chose à voir avec celle, de carton, qu'on installe dans les églises. Mais je vous ai effrayée et vous prie de m'excuser.
- Non. C'est moi qui vous ai interrogé parce que je redoute tout cela depuis longtemps. Encore une question : sait-on où est Cazotte ?
- A la prison de l'Abbaye...
- Rentrons, voulez-vous?
Ils remontèrent vers la maison où les autres invités revenaient eux aussi. La journée s'achevait. L'heure était venue de prendre congé et l'on se quitta autour des voitures dans la gloire d'un magnifique coucher de soleil en se promettant de se retrouver bientôt. Batz qui s'était fait discret durant toute la partie de campagne nota non sans satisfaction que Chabot acceptait avec empressement de repartir en compagnie de Léopoldine et ses frères au lieu de rejoindre Basire dans la voiture de Benoist. Seul celui-ci, qui avait bu plus que de raison, repartit avec le banquier angevin. Delaunay et son amie se chargèrent de La Harpe et de Jauge qui, lui aussi, avait forcé sur le chamber-tin. Julien et Mme de Beaufort étaient déjà partis... Un seul se montra déçu : James Swan avait espéré reconduire chez elle sa belle " compatriote ". Il la salua avec un regret tellement évident que cela fit sourire Batz :
- Je crois, lui dit-il en manière de consolation, que les occasions de la revoir ne vous manqueront pas. J'y veillerai...
A Laura, il dit :
- Swan est un homme précieux, un véritable ami, et j'espère sincèrement que vous nouerez de bonnes relations.
La jeune femme ne le contredit pas. C'est vrai qu'il était attirant ce joyeux luron, cette force de la nature habitée par un véritable génie du commerce. Il lui inspirait de la sympathie car elle avait découvert sous l'extérieur expansif un homme fin, sachant écouter et sans doute aussi se taire. Aussi fut-ce d'un ton tout naturel qu'elle l'invita à lui faire visite rue du Mont-Blanc quand, dans quelques jours, elle y retournerait. Jaouen n'aurait aucune raison de réserver un mauvais accueil à ce fils de la Liberté.
Lorsque Biret-Tissot eut refermé le portail sur la dernière voiture, Batz, sans fausse pudeur, prit Marie dans ses bras pour lui donner un baiser enthousiaste.
- Vous avez été merveilleuse, mon cour! Je ne vous remercierai jamais assez pour cette réussite. Tous nos hôtes partent enchantés. Il est vrai que vous n'avez pas ménagé votre peine. Merci...
- Si vous êtes satisfait, alors je suis heureuse, murmura la jeune femme avec sa douceur habituelle.
Laura, qui l'avait observée une bonne partie de la journée, n'en fut pas moins persuadée qu'elle était, justement, bien loin d'être heureuse. Et pour la première fois, Batz n'avait pas l'air de le remarquer. Il était tout entier à la joie de voir son plan prendre le chemin de la réussite.
- C'est vrai, vous avez bien travaillé : Chabot est parti avec les Frey; il semble sous le charme de Léopoldine... approuva Devaux.
- Et quand il va découvrir leur hôtel de la rue d'Anjou, ce charme va continuer... Surtout si Junius, comme il en a l'intention, lui propose de lui donner un appartement !
- Mais continuer jusqu'où ?
- Mais jusqu'au mariage. Nous avons décidé, les Frey et moi, que Chabot épouserait Léopoldine, ce qui nous le livrera pieds et poings liés !
Marie eut un cri de protestation :
- Vous voulez faire épouser cette enfant à cette brute et ses frères sont d'accord ?
Batz prit le bras de la jeune femme pour l'entraîner vers la maison.
- J'ai déjà entendu cela de quelqu'un d'autre, dit-il avec un sourire à l'adresse de Laura. Mais vous pouvez apaiser vos cours compatissants, mesdames : la jeune Léopoldine n'est pas leur sour, c'est une bâtarde de l'empereur d'Autriche élevée dans la galanterie et elle n'ignore déjà plus grand-chose des arts de l'amour. Quant aux Frey, vous savez déjà qui ils sont : des banquiers juifs viennois repeints aux couleurs de la Révolution dans le but d'y faire de l'argent...
- Comment avez-vous connu ces gens-là, baron ? demanda Laura.
- Par un ami, le comte de Proly, un Hongrois dont j'ai fait la connaissance chez les dames de Sainte-Amaranthe. Un homme charmant, bâtard du prince de Kaunitz, le fameux ministre et amant de l'impératrice Marie-Thérèse. Or Proly, qui est à Paris, habite chez eux. La suite coule de source...
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