Le dimanche venu, elle prit place dans le fiacre amené par Devaux avec l'agréable impression de partir en vacances. En outre, elle se savait belle dans sa robe de mousseline blanche dont le seul ornement était un piquet de rosés pâles au creux du décolleté profond et quelque peu hypocrite laissé par les plis transparents du grand fichu noué dans le dos. Une capeline de paille toute ronde auréolait son visage et faisait ressortir l'éclat de ses yeux noirs. L'ensemble, tout simple, n'en était pas moins d'une parfaite élégance et Devaux lui en fit compliment.

- Le baron sera content, ajouta-t-il, mais je me demande si vous n'êtes pas un peu trop séduisante ? J'ai bien peur que vous ne soyez la plus jolie parmi celles qui vont prendre place autour de la table tout à l'heure. Et ce n'est pas vous qui devez séduire Chabot!

- Chabot ? Ai-je bien entendu ?

- Aucun doute là-dessus : c'est bien celui-là.

- Le moine défroqué, le monstre qui a plus de sang sur les mains que tout le reste de la Convention, celui qui a violé...

Par Batz et surtout par Marie, elle connaissait l'horrible histoire des dames de Sainte-Alferine qui l'avait bouleversée. A l'idée de rencontrer ce misérable, elle parut si troublée que Devaux osa lui prendre la main :

- C'est encore oui, chère amie et c'est la raison pour laquelle il fallait que je vienne vous chercher afin d'avoir le temps de vous préparer. Alors écoutez-moi bien, et surtout persuadez-vous que c'est M. de Batz qui parle par ma bouche! Chabot va être aujourd'hui l'invité privilégié de Marie Grandmaison. C'est Marie qui reçoit quelques amis, conventionnels ou banquiers, auxquels elle a demandé d'amener ce Chabot qui défraie si souvent la chronique : curiosité féminine bien excusable et Batz, étant son amant, sera là parce que c'est normal. N'oubliez pas que, sauf pour les amis proches, la maison de Charonne appartient à Marie...

- Je vous entends, mais pourquoi ce dîner? Pourquoi Chabot?

- Parce que le baron espère le corrompre sans beaucoup de peine et, l'ayant corrompu, s'en servir afin de pourrir suffisamment la Convention, la Commune et le reste pour les détruire. Alors il organise une petite fête dont, avec un autre invité, un véritable Américain celui-là, vous serez l'élément... exotique. Chabot adore les Américains en qui il voit les pères de notre révolution. En outre, le colonel Swan entretient d'excellentes relations avec la Convention grâce à la maison d'import-export qu'il a montée rue de la Réunion. Elle lui permet de déverser sur la république des flots de viandes et poissons salés, céréales et légumes secs, sans compter des fournitures pour la Marine, l'huile de baleine, les peaux, le salpêtre, l'indigo et le tabac. En outre, il a monté à Passy une distillerie de rhum afin de concurrencer les Anglais et, l'année dernière, il a installé une tannerie. C'est, pour la Convention, une vraie corne d'abondance que cet homme...

- Mais enfin, il ne doit pas faire cela pour l'amour de l'art, et je n'ai jamais entendu dire que la république fût riche.

- Elle n'est pas si pauvre ! En outre, Swan lui fait crédit en se contentant de se faire remettre une partie des dépouilles des demeures royales et seigneuriales : meubles, miroirs, soieries, dentelles, tableaux. On lui ouvre volontiers le Mobilier national... Il est très possible qu'il possède quelques-uns de vos meubles de la rue de Bellechasse, conclut Devaux avec un mince sourire.

- C'est affreux ! s'exclama Laura, scandalisée.

- Non, c'est un homme d'affaires avisé. Le baron l'aime bien, d'autant plus qu'il a ses coudées franches partout en France, dans les ports surtout et auprès des capitaines de navires. Il sert même d'intermédiaire pour soudoyer des maîtres de bateaux jusqu'en Angleterre et sous le nez de Pitt. Un détail : c'est lui qui a emporté à Hambourg le rubis Côte de Bretagne dont vous vous souvenez sûrement, l'a vendu puis s'est arrangé pour le récupérer et le rapporter à la Convention. Il sera là pour donner confiance à Chabot et aussi pour devenir votre ami. Le baron pense qu'il pourrait vous être utile.

- Me faire un ami de ce trafiquant?

- Pourquoi pas ? D'abord, il n'est pas plus américain que vous. C'est un Écossais dont les parents ont émigré à Boston quand il avait onze ans... et c'est aussi un authentique héros! Surtout pour vous qui êtes née à Boston et dont le père était négociant en thé, fit Devaux qui ajouta avec un sourire : Jamais entendu parler de la Tea Party qui a marqué le début de la guerre d'Indépendance ?

Laura fronça les sourcils dans l'effort qu'elle faisait en fouillant sa mémoire :

- Il me semble que Batz me l'a racontée quand il m'aidait à entrer dans mon nouveau personnage. N'était-ce pas l'assaut mené par une bande de faux Indiens contre un navire chargé de thé après que les négociants de Boston eurent refusé de payer l'impôt énorme que les Anglais prélevaient sur cette marchandise ?

- Vous y êtes ! Eh bien, James Swan était l'un de ces Indiens. Ensuite il n'a cessé de combattre et a terminé la guerre avec le grade de colonel. Puis, ruiné par des spéculations malheureuses, il est venu en France voir si l'herbe y était plus verte, s'est installé d'abord au Havre, à Rouen, et enfin à Paris en 1788. Voilà ce que vous devez savoir sur lui.

- Merci, mais vous croyez réellement que je vais pouvoir faire illusion aux yeux de cet homme ?

- Bien sûr, dit Devaux en riant franchement. Il en sait sur vous beaucoup plus que vous-même : il a connu votre père !

- Cependant...

- Allons, soyez en paix! Vous savez bien que Batz ne laisse jamais grand-chose au hasard! J'ajoute que votre " compatriote " a très envie de vous connaître.

- Alors tant mieux ! Mais je me suis pas du tout certaine de partager cette envie-là...

Jamais encore Laura n'avait vu à la maison de Charonne cet air de fête. Toutes les fenêtres aux vitres brillantes étaient ouvertes sur le jardin débordant de fleurs. Les tilleuls et les chèvrefeuilles embaumaient, leurs senteurs mêlées à de séduisantes odeurs issues de la cuisine. La longue table était disposée dans le pavillon en rotonde dont les portes-fenêtres laissaient voir les cristaux et l'argenterie disposés sur une nappe damassée d'une blancheur neigeuse. Des fleurs encore dans le surtout, des fleurs aussi dans le salon ovale que Laura connaissait si bien et où il lui sembla qu'il y avait foule.

Marie vint accueillir son amie au seuil et l'embrassa avant de glisser son bras sous le sien pour faire les présentations. Souriante et gracieuse à son habitude, élégante aussi dans une robe de mousseline blanche presque semblable à celle de Laura, elle n'en parut pas moins différente de ce qu'elle était d'habitude : plus nerveuse, plus tendue, plus pâle aussi sous le léger maquillage qu'elle s'était autorisée mais qui ne trompait pas Laura. Celle-ci, cependant, n'eut pas le temps de se poser de question ni même d'en poser : un grand diable dont les cheveux roux coupés court semblaient faire preuve d'une joyeuse indépendance interposa soudain sa longue silhouette osseuse entre les deux femmes et le reste de la société :

- Miss Adams ! clama-t-il aussi bruyamment que s'il s'agissait de mener une charge de cavalerie. Enfin vous voilà ! Quelle joie de vous revoir... après si longtemps ! Vous ne m'avez pas oublié, j'espère ?

L'accent qui assaisonnait ces paroles interdisait toute erreur. Laura sourit, tendit une main sur laquelle il se cassa en deux :

- Bonjour, colonel Swan, dit-elle. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir. N'êtes-vous pas inoubliable?

- Marie a pensé qu'il était grand temps de vous réunir, fit la voix nonchalante de Batz venu à son tour s'incliner sur la main de la jeune femme. Et puisqu'elle reçoit aujourd'hui ses amis...

Si préparée qu'elle fût à le revoir, le cour de Laura manqua un battement tandis que les lèvres chaudes effleuraient ses doigts. Et quand Jean se redressa, quand le regard de ses yeux noisette rencontra le sien, elle n'y trouva pas trace de l'ironie qui en était l'expression habituelle mais une expression qu'elle ne lui connaissait pas, à la fois avide et admirative. Mais ce ne fut qu'un instant. Déjà il s'écartait, laissant Marie poursuivre la présentation des " amis "... dont, à l'exception du banquier Benoist d'Angers, elle n'en connaissait aucun. Les avertissements de Michel Devaux n'étaient pas inutiles : ce dîner n'était rien d'autre que le lever de rideau d'une pièce écrite par Batz, et ces gens, comme elle-même, en étaient les acteurs, conscients ou non. Cela expliquait sans doute le visage pâle de Marie et l'inquiétude qu'elle avait lue dans ses yeux.

Outre Benoist, il y avait là trois autres banquiers : un certain Jauge et les frères Frey, deux Autrichiens attirés à Paris par leur " enthousiasme pour les idées nouvelles ". Pour échapper au " joug d'un tyran " impérial, ils avaient quitté Vienne, avec leurs millions et leur jeune sour Léopoldine, pour Paris où ils s'étaient plongés dans les délices du club des Jacobins dont ils se proclamaient les soutiens indéfectibles. En arrivant en France, ils avaient, dès leur passage à Strasbourg, renié leur vieux nom juif de Drobuska pour celui de Frey qui, en anglais, signifie liberté. L'aîné avait même pris le prénom romain de Junius tandis que son frère restait Emmanuel comme devant. Leur extérieur était austère et, s'ils portaient le costume révolutionnaire, ce costume était noir, tout juste égayé par le bonnet rouge couvrant des cheveux à la " coupe philosophique ". Aux Jacobins, on montrait beaucoup de respect à ces grands caractères de nobles étrangers décidés à tout pour vivre leur idéal. En revanche, leur sour, une jeune fille de seize ans, blonde comme les blés avec les plus jolis yeux bleus qui soient, était une vraie beauté. Quant à Jauge, c'était un de ces courtiers, mi-banquiers, mi-coulissiers, habiles à lancer des affaires et à " chasser le pigeon ". Laura fut surprise de reconnaître en lui un de ses voisins de la rue du Mont-Blanc. Il la salua d'un air ravi, se déclarant enchanté d'avoir enfin une occasion de l'aborder...