- Si nous repartions pour la Bretagne, Jaouen ? J'ai envie de rentrer chez moi.

- Vous n'y êtes plus chez vous, remarqua-t-il en évitant de la regarder, sachant bien qu'elle portait, ce matin, la robe de jaconas blanc qu'il aimait parce qu'elle l'habillait de clarté et dégageait avec tant de grâce la naissance des épaules et le long cou flexible sur lequel glissait une boucle de cheveux cendrés.

- A Komer, je suis toujours chez moi.

- Peut-être... mais qu'y feriez-vous? Prier, pleurer dans la chapelle, regarder les nuages courir au-dessus de la forêt?

Elle recueillit un brin de buis qui allait tomber et s'en caressa la joue :

- Ce ne serait peut-être pas si mal ! J'ai souvent eu l'impression que c'était ma vraie place. Mais je songeais plutôt à Saint-Malo. C'est là qu'il faut aller si je veux atteindre Pontallec. Il se croit l'unique héritier de ma mère et tôt ou tard il y reviendra. Il n'est pas homme à laisser une fortune lui échapper.

- Ça, je le sais depuis plus longtemps que vous, mais ce n'est plus rien qu'un émigré. La municipalité a dû mettre le grappin sur la maison d'armement... et le reste. Que pourrait-il venir chercher sinon des ennuis ? Tout comme vous, d'ailleurs, si vous vous y montrez...

Soudain, il abandonna son travail et se tourna vers elle :

- Que se passe-t-il ? Vous en avez déjà assez de la vie parisienne et de vos amis ?

Dieu qu'elle était jolie ce matin ! Le soleil caressait ses cheveux au reflet argenté où Jaouen rêvait d'enfouir un jour son visage. Des rubans de satin bleu retenaient négligemment une masse soyeuse qui à chaque instant semblait prête à s'écrouler.

Laura détourna les yeux de ce regard qui la dévorait :

- Il se peut que je m'ennuie parce que je me sens inutile...

- Croyez-vous que je ne sache pas à qui vous voudriez tant être utile ? A ce Jean de Batz qui est venu l'autre nuit mais que l'on n'a pas revu? Qu'est-il au juste pour vous ?

Il allait trop loin. Laura, blessée peut-être parce que Jaouen avait frappé trop juste, redevint instantanément la grande dame qu'elle ne voulait plus être :

- Vous vous oubliez, Jaouen! Je ne vous ai jamais donné le droit de juger mes amis et encore moins mes sentiments pour eux. C'est à vous que la vie de Paris ne vaut rien, vous devriez rentrer chez vous!

La colère est contagieuse. Laura vit monter celle de Joël et crut même un instant qu'il allait la frapper, mais sous le regard impérieux de la jeune femme il se calma :

- Non. Je resterai. Vous avez besoin de moi.

- Je n'en suis plus certaine. Parlons franc, Jaouen, vous m'aviez jadis avoué nourrir des idées que je ne partage pas. Pour ces idées vous avez versé votre sang, ce qui me les rend infiniment respectables, mais ne touchez pas aux miennes !

- Comment pouvez-vous y demeurer attachée? Le Roi est mort !

- Le Roi ne meurt jamais : c'est la loi des dynasties. Louis XVI est mort mais Louis XVII vit. C'est un enfant et il a besoin que sa mère vive.

- Vous la haïssiez pourtant !

- Ne m'avez-vous pas expliqué vous-même que j'avais tort? Finissons-en, Jaouen, et prenons un parti ! Si vous vous sentez incapable de me servir sans intervenir dans mes actions, sans faire tous vos efforts pour éloigner mes amis, sans tenter de leur nuire - me mettant ainsi en danger -, je préfère que vous repartiez pour la Bretagne. Je n'ai pas besoin de quelqu'un en qui je ne peux avoir confiance...

Il devint tout à coup semblable à un enfant malheureux :

- Vous n'avez plus confiance en moi?

- Je n'ai pas dit cela et il dépend de vous qu'elle ne me quitte plus. Je veux votre parole !

- Que je ne tenterai rien contre vos amis quels qu'ils soient? Vous l'avez mais...

- Pas de mais, Jaouen!

- Si. Un seul ! S'ils faisaient quoi que ce soit dont vous pourriez avoir à souffrir, ils me trouveraient devant eux. C'est à vous seule que je me suis voué ! A personne d'autre ! Il ne faut pas demander à un chien de garde de faire de la politique. Il n'est ni royaliste ni républicain et ne connaît que son maître. Si celui-ci est attaqué, il mord. Je suis exactement comme lui... Vous comprenez?

Des paupières elle fit signe que oui, puis sourit et posa sa main sur le bras valide :

- Merci, Jaouen! De cela je n'ai jamais douté... mais faites un peu meilleure mine à votre ancien ami Pitou ! Vous le traitez fort mal et il ne le mérite pas.

- Ça, c'est autre chose. Quand je l'ai connu, il était ardent à la défense des Droits de l'homme et de la liberté...

- Il l'est toujours. Ce sont les hommes qui ont changé depuis ce temps et Pitou n'admettra jamais que l'on tue sans discernement, que l'on tue dans les prisons, qu'un tribunal fanatique et borné envoie n'importe qui à l'échafaud, que l'on pille et que l'on vole. Et puis il est arrivé à Pitou quelque chose qu'il n'attendait pas : il a eu un entretien avec la Reine [xv]...

- Et alors ?

- C'est une étrange expérience, soupira Laura. Il y a en elle quelque chose qui attire et retient. Qu'il parle quelques minutes avec elle et le paysan le plus fruste sent pousser à ses talons les éperons d'or du chevalier. Ce qu'on lui fait subir est indigne, immonde : lui arracher son fils pour le jeter à une brute ignare ! Qui sait même si on lui laissera sa fille... cette petite Marie-Thérèse si mignonne, si... Oh, Jaouen, on ne peut voir cette petite fille sans l'aimer..,

- Et vous l'aimez ?

- Oui... En la regardant, il m'a semblé voir Céline au même âge. Ce sont de ces choses qui arrivent dans la vie et je ne cesse de trembler pour elle... et pour son petit frère.

- Vous auriez dû me le dire plus tôt ! murmura Jaouen en reprenant sa faucille. Cela nous aurait évité, à vous comme à moi, bien des tracas...

Laura n'eut pas le temps de demander à son jardinier amateur ce qu'il entendait par là : Bina accourait, annonçant que " le citoyen Devaux " attendait au salon et, oubliant Jaouen, Laura s'y précipita. Cette visite signifiait des nouvelles de Batz et elle avait tellement hâte d'en avoir !

Au temps où elle habitait la maison de Charonne, Laura avait lié amitié avec ce jeune secrétaire jadis enlevé à la Trésorerie royale devenue nationale. C'était un garçon de vingt-huit ans, aimable, courtois, cultivé, entraîné comme le baron à tous les exercices du corps mais d'un naturel paisible, peu bavard, volontiers philosophe et doué d'un certain sens de l'humour. Elle l'accueillit donc avec un vrai plaisir et le léger reproche qui en découlait :

- Comment se fait-il que vous ne veniez jamais me voir?

- Vous voyez bien qu'il n'en est rien, puisque me voilà, sourit-il en baisant la main qu'elle lui offrait.

- Mais venez-vous de vous-même ou en service commandé ?

- Les deux. Comme l'on citait votre nom à propos du dîner qui aura lieu dimanche à midi, j'ai proposé de vous porter l'invitation.

- Un dîner? Le baron donne une fête? Est-ce bien le moment ?

- D'abord, ce n'est pas lui qui invite, c'est Mlle Grandmaison. Ensuite, il s'agit de réunir quelques amis à d'autres qui le sont moins mais qu'il faut séduire en gardant le ton d'une partie de campagne. Alors, si vous en êtes d'accord, je viendrai vous chercher à dix heures. Inutile de vous recommander de vous faire belle : on ne saurait rien ajouter à votre éclat d'aujourd'hui. A présent, permettez-moi de me retirer.

- Quoi, déjà ? Vous arrivez tout juste ?

- Croyez que j'en suis désolé mais Paris est à nouveau en ébullition : on procède aux funérailles de Marat - vous avez dû entendre les canons - et le cortège qui s'est formé n'a rien de rassurant. Il est même franchement houleux : Robespierre a refusé que l'on porte l'Ami du peuple au Panthéon. Alors on a décidé de l'enterrer aux Tuileries, en face de la Convention, après avoir accroché son cour dans un reliquaire à la voûte du club des Cordeliers. Il est plus prudent de rentrer de bonne heure...

- Le cour de ce monstre dans une église ? Et le Roi dans une fosse commune !

- Bah, le petit cimetière de la Madeleine est certainement plus saint qu'un sanctuaire que le Seigneur a dû déserter depuis longtemps, chassé par les braillards avinés qui s'y sont installés... Je reviens vous chercher dimanche ?

- Avec joie !

- Ah, j'allais oublier! Prenez un petit bagage, Marie voudrait vous garder quelques jours avec elle...

- Pour l'aider à supporter son Anglaise ?

- Non. Lady Atkyns nous a quittés il y a trois jours. Le bruit a couru que l'on allait transférer la Reine à la Conciergerie, alors elle s'est trouvé un logis rue de Lille et le baron l'y a aidée. Avec elle, la petite réception de dimanche n'était pas possible ! Je vous baise les mains...

Et il s'en fut, laissant Laura enchantée. Cependant, elle n'était pas assez naïve pour imaginer que Batz cherchait à s'étourdir dans une fête pour oublier le cuisant échec du dernier mois : ce repas devait avoir une signification profonde, une intention secrète et par là dangereuse, mais l'idée de respirer à nouveau pendant quelques jours le même air que Jean et de le regarder vivre la transportait de joie : c'était un vrai cadeau du Ciel ! Elle s'y prépara avec un soin extrême. Le plus difficile fut de faire admettre à Bina et surtout à Jaouen qu'elle n'avait pas besoin de leurs services pour ces quelques jours " à la campagne ". La jeune femme de chambre, plus conformiste qu'il n'y paraissait, n'acceptait pas qu'une " dame " pût se déplacer sans sa camériste. Quant à Joël Jaouen, il se montra hostile au point qu'elle dut lui rappeler qu'elle entendait mener sa vie comme bon lui semblait et voir qui lui plaisait.