Mieux encore, on aurait dit qu'elle n'avait pas été habitée depuis longtemps : fauteuils et lustres étaient habillés de housses et il y avait de la poussière.

- C'est insensé ! souffla Batz. Ce matin même j'ai vu un homme à cette fenêtre et cet homme c'était Sourdat. Je l'ai vu plusieurs fois au temps de la Constituante. Vous savez bien que je n'oublie jamais un visage.

- Et ensuite vous avez vu sortir Pontallec? demanda Pitou.

- Je l'ai même suivi. Allons voir à la cave ! Mais la cave ne leur apprit rien de plus. Ils y trouvèrent deux tonneaux vides, un tas de bouteilles tout aussi vides, du matériel pour les emplir et tout de même quelques flacons pleins mais avec beaucoup de poussière...

- C'est à n'y rien comprendre, ragea Batz. Ils sont bien passés quelque part ?

- Pontallec a dû repartir ce soir comme vous l'avez entendu l'annoncer, dit Pitou. L'autre l'a peut-être accompagné? Ou alors il est rentré à Troyes ?

- En tout cas, annonça Michel Devaux qui redescendait de l'étage où il s'était attardé, on a bel et bien couché ici. Sous les toiles et les courtepointes qui les recouvrent, il y a des draps à deux lits et ils sont froissés. Il faudrait savoir à qui appartient cette maison ?

- Difficile de poser la question à une municipalité toute fraîche qui doit s'occuper surtout de vendre les anciennes demeures aristocratiques comme biens nationaux! Ce genre de curiosité vous désigne facilement comme suspect, dit Batz...

- Bah ! répliqua Pitou, un pauvre garde national à la recherche du petit bien ayant appartenu à un défunt oncle jardinier au Ranelagh ne devrait pas éveiller beaucoup de suspicion?

- Peut-être. Essayez toujours !

Mais, le lendemain, 13 juillet, une jeune Normande poignardait dans sa baignoire Marat, l'" Ami du peuple ". Elle se nommait Charlotte Corday, venait de Caen où, depuis des semaines, elle entendait les Girondins réfugiés charger l'" Ami du peuple " de tous les maux dont ils souffraient. Jeune et belle, Charlotte savait qu'elle se sacrifiait mais elle espérait ainsi permettre le retour de ses amis au pouvoir...

Ce jour-là et les jours suivants, Paris hurla de rage et recommença à bouillir comme le chaudron de sorcière qu'il devenait beaucoup trop souvent. Neuf jeunes gens qui avaient agressé le député Léonard Bourdon, copie à peine édulcorée de Marat, furent envoyés à l'échafaud. On prit les armes un peu partout sans trop savoir contre qui et Pitou se retrouva consigné pour faire face à toute éventualité. Prudent, Batz rentra à Charonne...

CHAPITRE VII

ET LE VIN DE CHARONNE!

Il y avait des moments où Laura se demandait si sa vie avait encore un sens. Depuis la nuit où elle avait attendu jusqu'à l'aurore le roulement de la voiture amenant celle qu'au fond de son cour elle osait appeler " Marie-Thérèse " avec la note de tendresse qu'elle eût réservée à la sour aînée de Céline, ces moments-là se multipliaient, la ramenant presque aux jours sinistres de la Force où elle espérait la mort comme une délivrance mais aussi comme l'unique moyen de rejoindre enfin sa petite fille [xiv].

Bina avait veillé, elle aussi. Avec une gravité dont sa maîtresse l'aurait crue incapable, la jeune fille, avertie de ce qui se préparait, avait refusé de s'éloigner pour quelques jours comme Laura le lui proposait afin de ne pas se trouver compromise en cas de malheur.

- Et où est-ce que j'irais ?

- Tu pourrais retourner à Saint-Malo, puisque ta mère veille toujours sur la maison...

- Pour y périr d'ennui ? C'est vous qui êtes ma famille à présent, et où vous irez j'irai.

- Nous allons risquer l'échafaud, Bina !

- Peut-être mais ça en vaut la peine ! Et elle avait ajouté avec un sourire ravi : Servir une petite princesse malheureuse, même pour un temps très court, quel rêve et quelle aventure !

Or le goût de l'aventure existait chez cette Malouine de vingt ans - l'âge de Laura elle-même -dans les veines de laquelle coulait le sang de générations de matelots embarqués sur les navires corsaires et de femmes solides habituées à regarder en face des réalités souvent déplaisantes. Ce qui ne veut pas dire qu'elles ne regimbaient pas contre

leurs décrets.

C'était elle qui, au matin et à l'appel de la cloche d'entrée, avait trouvé, glissé sous le portail, un billet qu'elle s'était hâtée de porter à Laura. fl ne contenait que quatre mots : " L'affaire est man-quée ", sans signature. La déception avait été si cruelle qu'elles en avaient pleuré ensemble, mais Bina s'était reprise la première :

- Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain, dit-elle parodiant César Borgia sans le savoir.

Cette confiance optimiste en l'avenir était juste ce dont Laura avait besoin ce jour-là pour faire face, avec un front apparemment serein, au retour, dans la matinée d'un Jaouen à la fois penaud et hargneux. Ce fut Bina qu'il rencontra la première :

- Est-ce qu'on peut savoir où tu étais passé, citoyen Jaouen? fit-elle dans le style d'une épouse qui surprend son " homme " rentrant sur ses chaussettes au petit matin. On t'a attendu toute la nuit.

- Elle... elle aussi ? interrogea-t-il avec un regard éloquent vers le plafond.

- Bien entendu, elle aussi! Par les temps qui courent, quand les heures passent sans ramener quelqu'un de la maison, on se fait du souci.

Il raconta alors comment il avait rencontré à l'épicerie Cortey, où il allait faire des achats, un " ancien " de Valmy qu'un coup de baïonnette avait rendu boiteux. On avait causé, bien sûr, et, pour fêter l'événement et boire à la santé de la Nation, le boiteux avait proposé à son frère d'armes d'aller au Palais-Royal où les cafés ne manquaient pas. On s'était rendu au café Février, ce caveau illustré par la mort du conventionnel Le Pelletier de Saint-Fargeau, assassiné la veille de l'exécution de Louis XVI par l'ancien garde du corps Paris. Selon lui, les bons patriotes, ceux qui savaient ce que c'est que verser son sang pour le pays, aimaient à s'y retrouver. Et, de fait, le boiteux y avait rejoint deux " amis " et l'on avait bu, chacun racontant son histoire, rappelant tel ou tel événement de leurs campagnes. Des verres on était passé au stade des bouteilles, jusqu'à ce que tout le monde soit ivre à ne plus voir clair... et Jaouen s'était réveillé au matin, affalé sur une table de marbre de l'autre côté de laquelle son nouvel ami - qui s'appelait Branchu ! - ronflait avec application. Le caveau était vide à l'exception du patron qui priait ces clients mémorables de bien vouloir vider les lieux pour procéder au ménage. Une énergique rencontre avec une cuvette d'eau avait chassé les vapeurs de la boisson de suffisante façon pour retrouver le sens des réalités. On s'était quittés, un peu gênés tout de même, mais en se promettant de se revoir, et Jaouen était retourné chez Cortey chercher ses provisions pour regagner la rue du Mont-Blanc.

- Tout ça n'est pas bien grave, conclut Bina, magnanime. Si tu as passé un bon moment, il ne faut pas le regretter ! Va faire un peu de toilette et puis tu iras présenter tes excuses à Mademoiselle Laura.

- Non. Je préfère y aller maintenant. Mais sois gentille et prépare-moi du café ! J'ai un affreux mal de tête.

Laura accepta les excuses avec une grâce puisée dans une conscience un peu douteuse : Jaouen devait toujours ignorer que, si le coup de la veille avait réussi, il se serait réveillé dans une maison que Cortey possédait à Bercy, où il entreposait certaines de ses marchandises et où Jaouen serait resté sous surveillance étroite le temps du séjour des deux princesses chez miss Adams où, une fois libéré, il n'aurait trouvé personne. Ceux qui le manipulaient auraient fait en sorte qu'il croie à un enlèvement...

Sachant que cet homme l'aimait et lui était dévoué, Laura ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la honte à la pensée de ce qu'il aurait subi, mais elle savait aussi qu'attacher son sort à celui de Madame Royale eût exigé ce sacrifice, léger en comparaison du bonheur de veiller sur " elle " et de la suivre dans son exil. A présent, le rêve s'était évanoui, ce rêve assez séduisant pour la faire renoncer à tout, même à sa vengeance... même à son amour pour Jean de Batz sur lequel elle n'essayait plus de se leurrer, et elle avait l'impression d'être au centre d'un grand vide...

Elle n'avait reçu aucune nouvelle, vu venir personne, pas même son ami Pitou, pas même Julie -les Talma se faisaient tout petits depuis la fuite des Girondins, ne voyant guère que David qui étendait sur eux un bras sarcastique mais protecteur. Pas même Marie Grandmaison qui venait parfois la chercher pour courir les boutiques ! Elles parlaient de tout et de rien, allaient manger une glace ou boire un chocolat, puis Marie, toujours étroitement gardée par Biret-Tissot, repartait pour sa maison de Charonne qui faisait à Laura l'effet d'un paradis perdu. Y vivre était exaltant, passionnant, même quand plusieurs jours s'écoulaient sans que retentisse la voix chaude et joyeuse qui en était l'âme et dont l'écho faisait battre plus vite le cour de Laura. Et elle s'en voulait, à présent, d'avoir choisi cette solitude, cette demeure où elle espérait secrètement que Jean viendrait parfois chercher refuge et qui ne l'avait vu qu'une seule fois.

Ce matin-là, elle descendit dans son petit jardin où Jaouen s'occupait à tailler les bordures de buis. Elle sentait qu'il l'évitait depuis son aventure et elle souhaitait alléger l'atmosphère. Elle resta un moment à le regarder, admirant l'adresse du manchot : le crochet de fer maintenait les branchettes que la faucille tranchait net. Comme il paraissait ne pas s'apercevoir de sa présence, elle soupira :