- Ce porc! gronda Lalie. Toujours le même satyre, en rut perpétuel ! Jusqu'à quand souillera-t-il la surface de la terre ?

Batz, qui suivait le couple d'un oil songeur, répondit :

- Pas trop longtemps, j'espère ! J'ai des projets pour lui.

- Vraiment?

- Oui... ou plutôt j'ai un vaste projet pour lequel je pose des jalons depuis quelque temps déjà mais j'hésitais sur l'homme par qui je commencerais. Cette rencontre est providentielle : Chabot sera celui-là.

- Que vas-tu faire ?

- Je crois que pour commencer, je vais... l'inviter à dîner !

- Quoi?

- Eh oui ! On ne prend pas les mouches avec du vinaigre et il est exactement l'espèce de ver que je veux introduire au cour de la Convention... Fou de femmes, mécontent de son sort et rêvant de luxe et de richesse, il va devenir l'outil dont j'ai besoin. Reste à trouver le prétexte !

Tout en parlant, ils se dirigeaient vers la sortie quand Batz s'arrêta de nouveau :

- Pardonne-moi, citoyenne! reprit le citoyen Agricol tenant compte de ceux qui allaient et venaient autour d'eux. Via qu j'allais oublier ton problème ! Le mieux c'est que j't'emmène chez une amie à moi. T'y seras bien et...

Lalie posa vivement sa main sur son bras :

- Non. Oublie tout ça!... Je reste où je suis...

- Mais...

- Pas de mais ! T'as très bien fait de m'amener ici ! L'eau m'a fait grand bien... et aussi le paysage ! Revoir cet homme, ajouta-t-elle plus bas, m'a rappelée à mon devoir. Je dois continuer, à quelque prix que ce soit. Si je meurs avant ce que j'espère...

- Sois tranquille ! Il ne m'échappera pas !

Peu désireux d'attendre le coche d'eau, ils avaient décidé de se mettre à la recherche d'une voiture en se dirigeant vers le Ranelagh quand un couple arrêté sous un buisson de chèvrefeuille attira leur attention. L'homme c'était Louis David, et il semblait très ému. Le chapeau à la main, il dévorait visiblement des yeux sa belle rencontre. Car elle était vraiment belle : grande et de taille élégante, sa minceur soulignée par une robe noire, simple mais ceinturée d'un ruban bleu ciel assorti à celui qui relevait ses cheveux bruns et lustrés, elle avait de grands yeux noirs, des traits fins, et elle tenait par la main une petite fille de six ou sept ans qui lui ressemblait. Une chose était certaine : si David était fasciné, la belle inconnue paraissait plus effrayée qu'enchantée de se trouver en face de lui.

- Eh bien, pour un manque de chance, c'en est un vrai, soupira Lalie. Elle n'a certainement jamais imaginé le rencontrer au milieu des buveurs d'eau dans un coin si tranquille !

- Vous la connaissez? souffla Batz qui, éprouvant toujours quelque peine à tutoyer Mme de Sainte-Alferine, revenait dès qu'il le pouvait aux formes normales de la politesse.

- Oui. C'est Mme Chalgrin. Elle est la fille de Joseph Vernet, le célèbre peintre...

- Chalgrin? L'architecte?

- Oui. Il a au moins vingt ans de plus qu'elle et il a émigré voici quelque temps. Elle n'a pas voulu le suivre. D'abord parce qu'elle a été assez séduite par les idées nouvelles de liberté et de fraternité, ensuite pour ne pas quitter son frère Carie et la famille de celui-ci qu'elle aime beaucoup. Elle est donc restée au Louvre avec eux jusqu'à ce que l'assaut des Tuileries, le 10 août dernier, et la peur surtout les en chassent. Apparemment ils ne sont pas allés bien loin puisqu'elle est ici...

- D'où savez-vous tout cela ?

- Le tricot, mon ami, le tricot ! répondit-elle avec dans les yeux une étincelle de son ancienne gaieté. Vous savez que mes petits ouvrages m'ont valu quelque notoriété dans la profession? C'est ainsi que j'ai eu la pratique de quelques dames du Louvre et en tout premier lieu Mme Fanny Vernet, la femme de Carie. C'est auprès d'elle que j'ai connu sa belle-sour, Emilie Chalgrin.

- Et David, dans tout cela ? Cette jeune femme n'a pas l'air ravi de la rencontre...

- On peut la comprendre. Il est amoureux d'elle, mais il n'est pas payé de retour et même elle en a peur. C'est un homme brutal, emporté, et d'un orgueil infernal : il n'accepte pas le refus !

- Mais il est marié, il me semble...

- Oui et il a deux enfants, mais j'ai entendu dire que sa femme l'avait quitté quand elle a vu les croquis terrifiants qu'il a rapportés, après les massacres de Septembre auxquels il assistait en spectateur passionné.

Cependant, Mme Chalgrin qui semblait au supplice cherchait visiblement une échappatoire. Son regard tomba sur Lalie et, avec un geste d'excuse envers son interlocuteur, elle vint rapidement vers elle, entraînant sa petite Françoise :

- Citoyenne Briquet? Mais quelle chance! Je pensais justement, ces jours-ci, à essayer de vous joindre. Ma petite Françoise aura besoin de lainages pour l'hiver prochain et vous faites de si jolies choses!.

- Je ne demande pas mieux...

- ... mais, coupa David qui avait suivi la jeune femme, le mieux serait que la citoyenne... Briquet? C'est bien cela?... que la citoyenne Briquet aille chez vous. Donnez-lui donc votre adresse !

Comprenant qu'en tentant de s'échapper elle venait de tomber dans un piège inattendu, Mme Chalgrin pâlit. Le citoyen Agricol décida de voler à son secours et partit d'un gros rire :

- Ben, au jour d'aujourd'hui, c'est pas des choses à faire, ça! P't'être bien qu'la citoyenne a point envie qu'tu saches où elle crèche? Des fois qu't'aurais envie d'iui donner la sérénade et qu'ça plairait point à son époux?...

Le peintre enveloppa l'impudent d'un regard méprisant :

- De quoi te mêles-tu, citoyen ? Tu me connais ?

- J'ai point c't'honneur mais tu s'rais un aristo qu'ça m'étonnerait pas! C'est bien dans leurs manières, ça : d'courir après les femmes un peu bien tournées !

David empoigna l'insolent par sa carmagnole :

- Apprends à voir clair, bonhomme! Je m'appelle Louis David, j'appartiens au Comité de salut public, et tu pourrais payer très cher tes manières ! Alors file maintenant, si tu ne veux pas voir de quel bois je me chauffe !

- Bon, ça va! T'es c'que t'es mais dis-toi bien qu'le citoyen Agricol a peur d'personne parc'qu'il est un bon patriote... et l'ami d'Marat ! Celui-là non plus fait pas bon lui chercher des crosses !

Il lui tourna le dos mais, pendant l'échange verbal, Lalie avait fait signe à la jeune femme de s'éloigner, ce qu'elle s'était hâtée de faire et quand David la chercha, elle et l'enfant avaient disparu.

- Où est-elle ? gronda le peintre en se retournant sur Lalie qui le regardait benoîtement par-dessus ses lunettes.

- Tu le vois bien, citoyen! Elle est partie...

- Par où ?

- Par là, répondit-elle en désignant bien entendu le chemin opposé.

- Et tu as son adresse ? Prends garde à ce que tu répondras.

- Pourquoi ça ? J'ai rien à craindre. Elle m'a rien donné du tout mais ça m'tourmente pas parce que moi, elle sait où me trouver.

- Et où peut-on te trouver, citoyenne ?

- Rue du Coq, numéro 5, ou au cabaret d'ia Truie-qui-file... ou encore aux Jacobins; j'manque rarement les séances et le citoyen Robespierre m'a à la bonne ! J'iui ai même tricoté un gilet !

Le tout d'un ton si paisible que David n'insista pas. Recoiffant son chapeau qu'il enfonça d'un coup de poing, il tourna les talons et se mit à courir dans la direction indiquée par Lalie.

- On vient de se faire un ennemi de plus, remarqua Batz en le suivant du regard.

- Au point où nous en sommes, cela n'a pas beaucoup d'importance. J'espère que Mme Chalgrin aura le bon esprit de faire ses malles et de mettre un peu plus de distance entre cet homme et elle...

La nuit venue, Batz accompagné de Pitou et de Devaux revint, sous son aspect habituel, à la maison de la rue du Cour-Volant. Les trois hommes, masqués, étaient armés jusqu'aux dents, le baron n'ayant pas l'intention de donner la moindre chance à Pontallec. Plus question des courtoisies du duel : il voulait abattre définitivement cette bête puante. Tant pis pour Sourdat, s'il tentait de l'aider! Ce ne serait jamais qu'un homme d'Antraigues en moins !

La fin de la journée avait tourné à l'orage et la soirée était chaude, sans un souffle d'air. Aussi, aux maisons d'alentour, les volets n'étaient mis qu'au rez-de-chaussée, les fenêtres largement ouvertes sur l'obscurité des chambres. Parfois, la lueur jaune d'une bougie évoquait un lecteur ou une femme à sa correspondance. Seule la bâtisse occupée par l'ancien lieutenant de police de Troyes était fermée comme un coffre-fort. Tous les contrevents étaient bien clos et aucune lumière ne filtrait de leurs découpes.

- Vous êtes sûr qu'il y a quelqu'un, baron ? chuchota Pitou. Ça a l'air vide.

- Ou alors, fit Devaux en s'appliquant une claque sur la joue, ces gens-là craignent les moustiques. Je ne peux pas leur donner tort ! Que faisons-nous ?

- On escalade le mur et on entre, décida Batz. A vous de nous montrer comment vous traitez les serrures rétives !

Couvert de végétation, le mur était facile à franchir. Les trois hommes se reçurent sans peine sur l'herbe d'un jardin. Batz s'avança vers le perron, mais Devaux le retint :

- Il y a sûrement une porte arrière pour les commodités du service. Elle doit être plus facile à ouvrir que celle de la façade.

Il avait raison. On trouva l'entrée que les doigts agiles du secrétaire n'eurent aucune peine à convaincre de s'ouvrir, sans le moindre bruit. La maison était petite et il n'y avait pas de communs. S'il y avait un domestique, il logeait à l'intérieur ou dans le village. Mais on eut beau parcourir les deux étages, en douceur d'abord puis sans plus de précautions, il fallut se rendre à l'évidence : il n'y avait personne.