- Vais-je être obligée de me livrer à la ridicule gymnastique dont nous avons eu le spectacle et que j'ai revue plusieurs fois? protesta-t-elle en essayant de le retenir.

- Mais non. Pour les femmes c'est autre chose... Venez vite !

Grâce à Dieu, il y avait pas mal de monde autour de la source où officiaient deux femmes en tablier bleu mais Batz repéra vite son gibier : il se tenait près d'une colonnette, un verre d'eau à la main que d'ailleurs il ne buvait pas. Il avait l'air d'attendre quelque chose ou quelqu'un... Laissant Lalie près de la source où elle allait se faire servir, Batz amorça un mouvement tournant destiné à l'amener derrière le dos du marquis. L'atmosphère saturée d'humidité n'était plus aussi agréable qu'autrefois, les buveurs n'étant plus ce qu'ils étaient, gens de cour et riches bourgeois dont les parfums combattaient alors la forte odeur ferrugineuse. Ils avaient fait place, pour la plupart, à des hommes et des femmes du peuple arborant la cocarde tricolore sur leurs bonnets rouges ou blancs et qui, eux, n'avaient guère les moyens de faire appel à des senteurs orientales.

Plusieurs minutes passèrent avant que Pontallec n'émît un : " Ah, enfin ! " de satisfaction. Un personnage vêtu d'un bel habit bleu émergea de la brume légère, tenant à la main l'obligatoire verre d'eau, et s'approcha du marquis. Batz put voir que lui aussi portait un brin de réséda, sans doute signe de reconnaissance qui permit aux deux hommes d'avoir l'air de vieux amis qui se rencontrent par hasard. Mais du brin de réséda, Batz remonta au visage et retint à temps une exclamation de surprise : c'était Louis David, le peintre, l'ami de Talma qui siégeait depuis peu au Comité de salut public. Mais il n'y avait pas de temps à perdre en points d'interrogation. Batz se figea sur place et tendit l'oreille :

- Vous apportez des nouvelles ? demanda David après un échange de salutations.

- Oui, avec le salut du citoyen Lecarpentier dont les pouvoirs débordent à présent le Cotentin pour englober la région de Cancale et de Saint-Malo. Nous avons lié amitié assez récemment, à la suite du drame qui a coûté la vie à mon épouse et a failli me coûter la mienne...

- Que s'est-il donc passé ?

- Nous sommes tombés dans un piège. Nous avions reçu un avis - discret! -nous annonçant que l'un des navires de ma femme qui, jusqu'à notre mariage, était l'armateur Laudren, devait quitter subrepticement son port d'attache pour gagner Jersey et se rendre à la discrétion du prince de Bouillon. Comme on nous recommandait le plus grand secret afin de démasquer celui qui nous trahissait, nous nous sommes rendus à bord à la nuit close avec seulement trois serviteurs, mais nous étions attendus et le navire a levé l'ancre dès notre arrivée tandis que l'on s'assurait de nos personnes. Pour mener à bien le plan prévu - qui était de mettre la main sur toute la flotte Laudren -, il fallait que nous disparaissions. Ma pauvre Marie-Pierre, droguée, a été jetée à la mer assez vite. Son corps a été retrouvé le lendemain. J'ai subi le même sort mais plus loin en mer et, sans un pêcheur providentiel qui m'a recueilli au moment où, à bout de souffle, j'allais me laisser couler, je ne serais pas ici aujourd'hui. Naturellement, dès mon retour à Saint-Malo, j'ai porté plainte auprès du citoyen Lecarpentier...

- La mort de votre épouse me navre mais je suis heureux que vous en soyez sorti indemne. Qu'avez-vous l'intention de faire, maintenant?

- Reprendre les affaires de feue la citoyenne Pontallec au service de la République. Une partie se traitait avec l'Espagne, ce qui n'est plus guère possible étant donné la situation en Europe, il reste la course devenue difficile et la chasse à la baleine. Si deux de nos navires sont partis au printemps pour les bancs de Terre-Neuve, deux autres demeurent à la disposition du gouvernement qui pourrait m'indiquer tel ou tel marché intéressant...

- Je vais m'en occuper. Mais vous disiez apporter des nouvelles ?

- En effet. Vous avez dû faire face, récemment, à une tentative d'enlèvement de la famille Capet?

- Oh, un prétendu complot découvert par le cordonnier Simon - un homme qui boit un peu trop, d'ailleurs! Robespierre s'est contenté de hausser les épaules et de conseiller le silence quand on en a vaguement parlé au Comité.

- Il a eu tort. Le complot existait bel et bien. Outre les nôtres qui devaient aller assurer la défense des côtes de Jersey, un bateau de pêche devait attendre à l'anse de Saint-Enogat, près de Dinard, pour conduire à Bouillon le bâtard qui se fait appeler Louis XVII.

- Le bâtard? s'étonna David. Où prenez-vous cela?

- Dans la réalité, mon cher. Personne, dans l'entourage de Capet, ne doutait que le " Dauphin " ne doive rien au gros Louis mais tout au beau Fersen. C'était au point que le comte de Provence avait saisi le Parlement pour demander que la nichée soit déclarée bâtarde.

- J'ignorais cela. Il est vrai que je ne fréquentais guère ces gens-là. Mais revenons à votre bateau de pêche : comment l'avez-vous découvert ?

- Dans ce genre d'affaires, il y a toujours quelqu'un qui a la langue trop longue, surtout après avoir bu. Après mon aventure, Lecarpentier a fait une enquête serrée. En outre, il a ses méthodes pour faire parler les récalcitrants. Le patron pêcheur, un certain Pleven, lui a dit tout ce qu'il voulait savoir. Il ne restait plus, après, qu'à l'envoyer à la guillotine.

Derrière sa colonne, Batz serra les poings et ferma les yeux, offrant une pensée désolée à ce brave homme, parfaitement honnête il en était sûr, mais trop simple pour résister aux coups tordus de ces forcenés. Il faudrait penser à s'occuper de sa veuve en admettant qu'on ne l'ait pas tuée, elle aussi... Cependant, il remercia mentalement le Seigneur qui lui avait permis d'être ce jour-là aux eaux et de surprendre cette conversation : il savait à présent que cette partie de la côte bretonne était impraticable pour gagner Jersey et que s'il voulait faire sortir de France son petit roi, il lui faudrait chercher ailleurs...

L'écho de son nom le ramena à la conversation des deux hommes, un instant abandonnée, mais il n'en fut pas surpris : on avait vraiment tiré de ce pauvre Pleven tout ce qu'il était possible !

- Vous connaissez cet homme? demanda le peintre.

- Batz? Oh! oui, cracha Pontallec. Pas pour mon bien : ce bandit a tenté de me tuer l'an passé, au cours d'un de ces assassinats si bien réglés qui sont la honte de la noblesse et que l'on appelle les duels. Il rejoignait alors le duc de Brunswick et, lancé sur sa trace, j'ai voulu l'en empêcher. Cet homme est un démon de la pire espèce. Vous pouvez être sûr qu'il tentera encore d'arracher l'Autrichienne à son juste châtiment. Il était son amant, bien entendu !

- Lui aussi ? souffla David tout de même un peu surpris.

- Ame simple que vous êtes ! Elle en a eu plusieurs, croyez-moi ! Je la connais bien !

- On dirait que vous ne l'aimez guère ?

- Je la hais et je me demande ce que le Comité de salut public attend pour l'envoyer rejoindre Capet en enfer. Que Batz réussisse à l'enlever ?

- Non, soyez tranquille, on y veillera et je compte qu'on lui fera bientôt son procès. Tant que cette Messaline vivra, la République sera en danger. Voyez-vous, je la hais moi aussi et j'attends avec impatience le jour où je la verrai partir pour l'échafaud... mais pour le moment, citoyen, je ne vois aucune raison de garder cachées nos relations. Pourquoi ne m'accompagnerais-tu pas au Comité afin de porter toi-même le message de Lecarpentier?

- Parce que celui-ci ne le souhaite pas. Il préfère que je reste à ma place de paisible armateur au service de la République. Il dit que moins on en saura sur moi, plus je pourrai lui être utile. C'est pourquoi il m'a adressé à toi qui es plus discret et moins sur le devant de la scène que d'autres membres du Comité. Tu sais te taire et tu connais les hommes. Alors songe seulement à mes conseils : envoyez Batz et l'ex-reine à l'échafaud! Vous serez beaucoup plus tranquilles. Quittons-nous à présent ! Je rentre.

- Tu retournes en Bretagne ?

- Ce soir peut-être ou demain. J'y attendrai de tes nouvelles! Souviens-toi qu'il y a un spectacle que je ne veux pas manquer...

- Tu ne le manqueras pas. Merci de ton civisme. Nous saurons t'en récompenser...

Les deux hommes se séparèrent enfin. Pontallec s'éloigna le premier. David resta encore un instant appuyé à la colonne, triturant entre ses doigts le brin de réséda qu'il venait d'ôter de sa boutonnière. Batz en profita pour prendre le large et se mettre à la recherche de Lalie qu'il avait tout à fait oubliée pendant quelques instants. Il l'aperçut enfin, mais elle ne semblait pas se tourmenter outre mesure pour lui. Assise sur un banc de pierre, elle regardait fixement quelque chose que Batz n'apercevait pas encore. Il vint se placer devant elle, lui bouchant la vue. Elle eut alors un geste d'impatience pour l'écarter :

- Assieds-toi, citoyen Agricol, je ne vois plus rien.

- Et que regardes-tu de si intéressant? demanda-t-il en obéissant.

- Ça! indiqua-t-elle d'un mouvement du menton.

" Ça ", c'était, près de la source, Chabot tout occupé d'une jolie fille à laquelle il s'efforçait en riant de faire boire de l'eau qu'elle refusait obstinément, en riant elle aussi. Elle était blonde et charmante, une ouvrière sans doute mais vêtue avec une coquetterie innée qui est l'apanage des femmes travaillant dans la mode, la couture ou la lingerie. De toute évidence, elle éveillait chez le conventionnel des pulsions qui n'avaient rien de platonique car, le verre reposé, il l'attira à lui d'un geste brutal en glissant un bras sous sa taille tandis que sa main libre se posait sur le cou de la jeune femme pour s'aventurer vers les rondeurs qui gonflaient si joliment son corsage fleuri. Sous la poussée du désir, le visage de l'ancien capucin se crispait, tandis que son regard, devenu trouble, effrayait sa compagne. Elle le repoussa et se mit à courir vers la sortie. Naturellement, il la suivit...