Avec les temps devenus difficiles, les belles demeures s'étaient vidées sous le vent de l'émigration ou celui de la mort. Ainsi, la charmante propriété où la princesse de Lamballe avait vécu les années où elle s'était retirée d'une Cour sur laquelle régnaient les Polignac [xii]. Les distractions s'y étaient faites rares mais les eaux gardaient des clients fidèles, plus réellement malades que ceux de naguère et qui, s'ils étaient moins bruyants et moins élégants, offraient l'avantage de rendre au village un visage plus paisible et plus campagnard.

En débarquant à l'appontement correspondant à la Barrière de Passy proche de Chaillot, Lalie, avant de suivre son compagnon dans le chemin menant à l'établissement thermal, s'arrêta un instant, ferma les yeux, écarta les bras et prit quelques profondes respirations comme si elle sortait d'un endroit étouffant. En même temps, une sorte de sérénité éclairait son visage :

- Dieu que cet air est doux et frais et agréable ! Sentez-vous ce parfum de tilleul ?

- Il y a là-bas une petite auberge avec une treille. Voulez-vous vous y reposer un moment pendant que je vais voir si le médecin qui était je crois le Dr Vollard peut vous recevoir maintenant?

Elle ouvrit les yeux et lui sourit tout en glissant son bras sous le sien :

- Je n'ai pas besoin de médecin, mon cher Jean. Ce dont je souffre, ce qui m'ôte le sommeil et l'appétit c'est le dégoût, l'horreur. En me glissant dans ce personnage de Lalie Briquet, j'ai bien peur d'avoir préjugé de ma force de résistance. Je n'imaginais pas que j'en arriverais à ce degré et j'espère sincèrement que je vais pouvoir continuer à vous être utile, mais il y a des moments où j'en doute affreusement...

- Que se passe-t-il donc ?

- Ne me dites pas que vous ignorez où se réunissent à présent celles que l'on appelle les tricoteuses? La Convention, les Jacobins ont perdu beaucoup de leur intérêt depuis que la guillotine fonctionne en permanence. C'est au pied de l'écha-faud qu'il faut aller s'asseoir pour être bien en cour. Depuis que l'on chasse les Girondins à travers la France, les Montagnards triomphent. Ce sont les hommes de Danton et surtout de Marat qui mènent la danse, réclamant chaque jour un peu plus de sang au Tribunal révolutionnaire. Oh, c'est écourant !

- Êtes-vous vraiment obligée de vous joindre aux autres ? Votre " ami " à vous c'est Robespierre, donc le plus important?

- Si l'on peut dire! Mais il n'a pas encore les pleins pouvoirs. Danton et lui se haïssent, et il attend son heure. Quant à refuser de me joindre à mes... compagnes, il m'a suffi de dire que je préférais de beaucoup entendre les " beaux discours " plutôt que les cris de mort et les plaintes des victimes pour que l'on me regarde de travers. Il y en a une surtout, une certaine Phrosine Grouin, qui ne m'aime pas, dont je vois bien qu'elle m'observe et qui m'a dit : " Tu s'rais pas un peu aristocrate, la Briquet ? Les discours c'est du vent ! Le sang, v'ia ce qui compte et une bonne patriote doit s'plaire à voir couler celui d'ceux qui ont bu l'nôtre pendant tant d'siècles "... Si je ne rentre pas dans le rang elle me dénoncera... et moi je ne veux pas mourir, pas encore... pas avant d'avoir vu Chabot monter un jour l'affreuse échelle...

Soucieux, Batz arracha un brin d'herbe et se mit à le mâchonner.

- Votre situation risque en effet de devenir intenable. Je vous croyais les nerfs plus solides, je l'avoue. N'avons-nous pas assisté ensemble à l'exécution des prétendus voleurs du Garde-Meuble ?

- C'est vrai, et j'avais supporté cela assez bien, mais cette horreur quotidienne..., cette fontaine de sang qui coule inexorablement. Songez qu'il y a trois jours on a exécuté un garçon de quinze ans !

La voix de Lalie se brisa sur ces derniers mots et elle éclata en sanglots. Sans rien dire, Batz la prit par le bras et l'emmena s'asseoir sous la treille de la petite auberge qu'il avait repérée et d'où l'on découvrait l'établissement thermal - une grande maison agréable au milieu d'un beau parc - et le ruban étincelant de la Seine. Là il frappa du poing sur la table en bois brut, ce qui fit accourir une alerte servante en cotillon court et bonnet de mousseline à cocarde. Le citoyen Agricol lui réclama du vin frais et quelque chose à manger pour son amie qui ne se sentait pas bien. La jeune fille était charmante : elle s'empressa auprès de cette femme qui semblait si triste. Ce laps de temps permit au baron de réfléchir...

Après avoir mangé et bu, " Lalie " se sentit mieux.

- Vous allez rester ici bien sagement à vous reposer et à m'attendre, lui dit-il. Pour vous avouer la vérité, nous ne sommes pas venus ici uniquement pour vous faire prendre l'air. J'ai quelque chose à voir dans le village et je pense que dans ce coin vous serez bien...

- Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt ? Voilà que je vous suis une gêne, à présent.

- Pas du tout! J'aurais fort bien pu venir seul mais il m'est apparu que je pouvais mêler l'utile à l'agréable... et vous avez vraiment besoin de vous détendre un peu ! Le paysage est joli, cette terrasse est bien ombragée et vous pourrez observer les allées et venues des curistes. C'est assez amusant, vous verrez.

Il achevait à peine sa phrase qu'un homme entre deux âges, assez bien vêtu et qui venait sans doute de boire son verre d'eau, sortait des sources en se livrant à un curieux exercice : il exécutait en chantonnant une sorte de marche sautillante, comptait cinq pas, faisait une pirouette, repartait, comptait cinq pas, pirouettait de nouveau et ainsi de suite.

- C'est un fou ? souffla Lalie, sidérée.

- Non. Un curiste. On leur recommande de prendre, après avoir bu, l'exercice " modéré " que vous pouvez admirer ! A tout à l'heure !

Il partit, rassuré : Lalie n'avait plus envie de pleurer.

La distance entre les eaux et la rue du Cour-Volant où Simon avait indiqué que logeait Nicolas Sourdat était plus longue que ne le pensait Batz. Aussi se mit-il à courir à travers les vignes, ne ralentissant l'allure qu'aux abords de son objectif, après s'être renseigné deux fois. Il découvrit enfin une impasse barrée par le mur couvert de lierre d'une propriété. L'endroit, comme l'ensemble de Passy, était agreste et charmant, et la maison occupée par l'ancien policier de Troyes respirait le calme et la tranquillité sous le lierre qui la recouvrait elle aussi. Batz se posta dans un bouquet d'arbres où des buissons offraient un abri convenable pour observer. Non qu'il eût l'intention de rester là longtemps. Tout ce qu'il voulait, c'était s'assurer que l'homme d'Antraigues habitait bien là. Ensuite, il verrait à établir un poste de surveillance plus attentive : lié avec Simon promu geôlier de Louis XVII, Sourdat devenait des plus intéressant.

Il n'eut pas longtemps à patienter : les fenêtres étaient ouvertes et Batz aperçut bientôt la puissante silhouette qui poussa la complaisance jusqu'à s'encadrer un instant dans les feuilles vertes... Sourdat avait tout à fait la mine de quelqu'un qui, bien installé, se sent chez lui. Ce fait acquis, Batz allait se retirer quand un homme coiffé d'un chapeau rond à forme haute, qu'il portait avec une certaine élégance, vêtu d'un habit léger en courtil crème rayé de noir avec pantalon collant noir s'enfonçant dans de courtes bottes à retroussis, sortit de la maison, un brin de réséda au revers, une canne légère à la main, et s'engagea dans le chemin des vignes. En passant, il jeta un regard indifférent à ce sans-culotte barbu dont le bonnet rouge ressemblait à un énorme coquelicot et poursuivit sa route en faisant des moulinets avec son jonc.

La main de Batz serra plus fort le solide gourdin qui faisait partie de son personnage, regrettant amèrement que ce ne fût pas sa fidèle canne-épée. Il est vrai que, bien manié, le lourd bâton constituait une arme redoutable. L'envie de s'en servir le démangea, mais il faisait grand soleil, le chemin était découvert et quelques vignerons étaient au travail, sinon c'eût été avec une joie indicible qu'il se fût comporté comme un bandit de grand chemin et eût assommé l'élégant promeneur qui n'était autre que Josse de Pontallec.

Batz retrouvait intact le violent désir de tuer qui s'était emparé de lui l'année précédente quand il s'était heurté au marquis en sortant de l'auberge de Somme-Tourbe [xiii]. Plus fort encore s'il était possible car, le temps d'un éclair, Batz envisagea le danger que cet homme, présent à Paris, signifiait pour Laura. En dépit du serment de vengeance qu'elle avait fait sur le cadavre de sa mère, Batz était certain qu'en cas d'affrontement, la jeune femme aurait le dessous. Il fallait empêcher cela à tout prix et, d'abord, essayer de savoir ce que Pontallec venait faire à Paris. Qu'il logeât chez Sourdat n'était guère surprenant : l'agent de Monsieur ne pouvait que s'entendre avec celui d'Antraigues. Il le suivit donc à distance suffisante pour ne pas être remarqué, encore qu'il eût en son déguisement une confiance absolue : même un oil de lynx ne décèlerait pas le baron de Batz sous la défroque du citoyen Agricol.

Derrière lui, il fit en sens inverse le chemin déjà parcouru. Pontallec allait-il à l'établissement thermal ? Sa santé semblait parfaite et ne devait guère nécessiter une cure d'eau minérale. Pourtant, il fallut se rendre à l'évidence : c'était là qu'il allait. Batz le vit pénétrer dans le parc, toujours du même pas nonchalant, et entrer dans le pavillon abritant l'une des cinq sources. Il hésita un instant puis se précipita vers la petite auberge d'où il tira son amie Lalie qui commençait à trouver le temps long :

- Viens donc, citoyenne ! déclara-t-il à haute et fort intelligible voix. Le médecin m'a dit qu'il fallait que tu boives de cette eau quasi miraculeuse.

Et il l'entraîna vers le pavillon au pas de course :