- Jamais!
Elle a couru se placer devant le lit où l'enfant s'éveille au bruit, aux lumières. Elle lui fait un rempart de son corps, mais le petit roi a compris lui aussi qu'on veut le séparer de ces trois femmes aimées qui sont tout son univers. Alors il pleure, il crie. Sa mère essaie de le calmer mais il proteste avec violence. Durant une heure on va crier, discuter, supplier, menacer suivant le camp où l'on se trouve, jusqu'à ce qu'enfin l'un des commissaires décide de faire monter la troupe pour enlever l'enfant de force. Secouée de sanglots, Marie-Antoinette laisse sa fille et sa " sour " lever Louis, l'habiller. C'est elle qui, en larmes, remet l'enfant qui pleure à ces hommes dont elle sait maintenant qu'ils sont capables du pire. Elle trouve encore la force de demander :
- Où l'emmenez-vous ?
- Au deuxième étage, dans l'appartement de son père. Rassure-toi, citoyenne, il sera bien traité...
- Il doit devenir un homme comme tous les autres, gronde un des acolytes. Le citoyen Chaumette a dit qu'il veut lui faire perdre toute idée de son rang...
C'est fini. Les hommes sont repartis emmenant le petit en larmes - les trois femmes l'entendront pleurer et crier pendant deux jours ! -, les portes sont refermées. Anéantie de douleur, la Reine s'est laissée tomber sur le lit vide et pleure elle aussi. C'est seulement le lendemain qu'elle apprendra quel éducateur les nouveaux maîtres ont choisi pour son fils : c'est Simon, le cordonnier, un homme affreux et qui porte sa haine inscrite sur son visage. L'un des gardes, apitoyé, aura beau lui chuchoter que la femme Simon est une brave personne, soigneuse, propre et tout à fait capable de bien s'occuper d'enfants, ce genre de douleur ne peut pas s'apaiser...
Dans les premiers jours, le chagrin du petit Louis semble inconsolable au point que Simon n'ose pas le sortir dans le jardin et que le Comité de salut public envoie une délégation voir ce qui se passe. Mais quand elle arrive chez l'étrange " gouverneur " du petit roi, elle trouve celui-ci propre et convenablement vêtu - dans le style sans-culotte bien sûr! - et en train de jouer aux dames avec Simon. La Reine, elle, n'est plus qu'une ombre désolée...
C'est par Cortey, dont le crédit est intact et qui peut aller au Temple quand il veut, que Batz apprend la séparation. Pour la première fois, cet homme si maître de lui pique une colère dont certains objets de son cabinet de travail font les frais et qui stupéfie Devaux, Marie et lady Atkyns, témoins muets de l'explosion. Une vraie fureur de Gascon, violente et dévastatrice... mais brève.
- Ce Simon, je le tuerai! clame-t-il en conclusion et en se laissant choir dans un fauteuil.
- Tu auras du mal, remarque Cortey - les deux amis, comme tous ceux de leur équipe, ont gommé, même dans le privé, un " vous " qui peut se révéler dangereux -, ni Simon ni Marie-Jeanne ne sortent du Temple. Et d'ailleurs ils n'en ont pas envie : leur félicité est totale.
- Félicité ! gronde Batz, tout prêt à se déchaîner de nouveau.
- Bien sûr ! Songe un peu qu'ils vont gagner à ne rien faire ou presque, lui six mille livres par an et elle quatre mille. En assignats, je veux bien, mais c'est pour eux le pactole. En outre, ils habitent maintenant l'ancien appartement du Roi !
- Ce n'est tout de même pas Versailles ? ironise Devaux.
- Pour eux? Presque. Après leur taudis de la rue des Cordeliers, les meubles et tentures, cependant modestes, que l'on avait attribués au Roi, leur semblent le comble du luxe. Ils ont un lit à courtines, des fauteuils Louis XV, un petit secrétaire, un tapis et des livres. Simon peut aussi boire tout le vin de Suresnes qu'il veut et sans que cela lui coûte un sol ! On le lui apporte !
- Ça, c'est intéressant! remarque Batz enfin calmé...
- Que vas-tu faire ?
- Rien maintenant. Ce serait prématuré et complètement fou, mais Simon ne perd rien pour attendre : sur l'honneur de mon nom, sur l'épée de d'Artagnan, je jure qu'il me rendra mon petit roi ! Mais pour le moment, j'ai d'autres chats à fouetter !
- Le premier est d'enlever la Reine! s'écria Charlotte Atkyns. J'espère que vous ne renoncez pas?
- Non, mais il vous faut songer, ma chère amie, que nous nous retrouvons à présent devant le même problème rencontré par Toulan et Jarjayes : elle n'acceptera jamais de partir en laissant son fils aux mains de Simon. Tout est à recommencer, tout est à revoir! A propos, je suppose que les Tison sont plus acharnés que jamais ?
- Il n'y a plus de Tison, dit Cortey. Au lendemain de l'enlèvement du petit roi, la femme Tison qui avait dénoncé Toulan, Turgy et bien d'autres, est devenue folle. Mais vraiment folle ! Elle s'est jetée aux pieds de la Reine en pleurant, en criant et en demandant pardon. L'enlèvement du petit garçon a été la goutte d'eau... je ne dirai pas régénératrice car de terribles crises de nerfs ont suivi. Il a fallu huit hommes pour la sortir du Temple et l'emmener à l'Hôtel-Dieu où on la fait surveiller par une femme...
- Et le mari ?
- Il continue son service mais il a changé, lui aussi. Il ne devient pas fou, et pourtant semble comprendre ce que souffre la Reine. Alors il la sert avec beaucoup plus de respect parce qu'il pense à sa Pierrette.
- Il faudra tout de même continuer à s'en méfier...
- Peut-être, dit Marie d'un air songeur. Et peut-être pas. Je crois moi qu'une vraie douleur, une grande souffrance peut être contagieuse. Il a vu sa femme devenir folle et pleurer sur le petit prince auquel elle s'était attachée sans doute...
Le visage aigu de Batz perdit son expression tendue et il sourit à la jeune femme :
- Oh, vous, mon cour, vous trouveriez des excuses au Diable en personne !
- Et plus encore que vous ne l'imaginez, fit-elle en riant. J'ai toujours pensé que le Diable, c'était vous...
Deux jours plus tard, le citoyen Agricol et son amie Lalie prenaient le coche d'eau au port Saint-Pol pour s'en aller respirer l'air pur au village de Passy et boire quelques verres de ses eaux. Pour ses amis de la Truie-qui-file, le citoyen Agricol, qui allait souvent en province pour ses " affaires ", revenait tout juste de Nevers où il s'intéressait fort - il le laissait entendre entre deux pintes qu'il avait généreuses - aux biens d'émigrés. Cette fois, son absence avait été plus longue que d'habitude et il avait été accueilli par une bordée de reproches au sujet de l'" abandon " dans lequel il laissait Lalie Briquet dont tout un chacun pouvait voir qu'elle avait bien mauvaise mine.
- T'as de la chance de la trouver ici, lui avait chuchoté le patron Rougier à son entrée au cabaret. Ces temps-ci, elle sort plus guère de chez elle. T'as qu'à voir la tête qu'elle a...
Elle n'était pas brillante, en effet : les yeux creux sous le verre brillant des lunettes, les traits tirés, Lalie n'avait pas vu entrer son ami. Ses mains, si rarement inactives, avaient laissé échapper l'ouvrage de tricot qui ne la quittait jamais et elle regardait au-dehors, à travers les petits rideaux sales, l'air absent...
- J'vais m'en occuper, t'inquiète pas ! affirma le citoyen Agricol avant de se diriger vers elle en clamant : Eh ben, Lalie, qu'est-ce qui ne va pas ?
Elle tressaillit mais un léger sourire adoucit son visage.
- Je pensais à toi, murmura-t-elle. Puis, se hâtant de reprendre le ton vulgaire dont elle usait habituellement : Je m'demandais si c'est-y pas qu'tu m'aurais oubliée ?
- Tu sais bien que j'pourrais jamais t'oublier et qu't'es la femme de ma vie... s'écria-t-il avec un gros rire. J'vais m'occuper d'toi ! Et d'abord on va boire un coup. Monte-nous donc une de tes bouteilles ed' derrière les fagots, Rougier... et viens y goûter avec nous !
C'était le genre d'invitation à laquelle le cabare-tier était incapable de résister. Pendant qu'il filait à la cave, Batz se glissa sur le banc en face de son amie :
- Qu'avez-vous Eulalie ? Vous êtes malade ?
- Oui... et non! Je ne peux pas vous expliquer ici... j'étouffe... et je crois que cette ville me fait de plus en plus horreur !
Il y avait une angoisse réelle dans les yeux gris qui se levaient sur lui.
- Nous en reparlerons demain... demain, reprit-il à l'intention de Rougier qui rappliquait avec sa bouteille et des verres tout fraîchement rincés, jTemmène respirer ailleurs. Commence à faire diablement chaud dans c'te ville et moi qui arrive tout juste d'ia campagne, j'trouve ça pénible !
- Tu vas r'tourner à Nevers ?
- Non, pas si loin! On va seulement aller à Passy. J'connais là-bas un méd'cin qui s'occupe des eaux et qu'est pas un âne ! Y nous dira c'qui faut faire...
- Ben voilà! approuva le cabaretier. Ça c't'une idée ! Faut avouer qu't'as pas tort quand tu dis qu'y fait chaud ! Ma bonne femme elle-même passe la moitié d'son temps dans son baquet à lessive plein d'eau froide et l'aut'moitié à la cave... où c'est pas dans l'eau qu'elle trempe! Si j'avais pas besoin d'elle pour la tambouille, j'te d'manderai bien dTemmener itou.
- Ça pourra s'faire après qu'on aura vu l'méde-cin, fit Batz sans broncher. J'te rendrais volontiers c'service !
- J'ai toujours dit qu't'étais un brave homme! affirma Rougier.
Voilà pourquoi, le lendemain, les deux amis prenaient le chemin de Seine pour aller respirer à Passy. Il avait plu dans la nuit, ce qui détendait un peu l'atmosphère. La matinée était bleue et presque fraîche quand ils s'embarquèrent mais il y avait pas mal de monde sur le bateau qui allait jusqu'à Mantes et on n'aborda que des sujets anodins, se contentant, la majeure partie du temps, de regarder Paris défiler sous leurs yeux.
Jusqu'au début de la Révolution, Passy, un joli village de vignerons, de tuiliers et de cultivateurs au-dessus duquel s'étendaient les ailes de deux moulins, avait connu une grande prospérité. Il la devait à sa situation entre Seine et bois de Boulogne, au voisinage du château de la Muette où la Cour séjournait parfois. A ses eaux thermales, découvertes au siècle précédent et déclarées " bonnes pour les intempéries chaudes des viscères ", à quoi on avait ajouté par la suite qu'elles étaient également " balsamiques et propices pour combattre la stérilité des femmes ". Du coup, quelques riches demeures s'y construisirent et aussi des tripots, une salle de bal et un théâtre de marionnettes destinés à distraire les curistes venus communier aux cinq sources ferrugineuses.
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