Simon n'hésite qu'un instant. Tout est si calme, ce soir! Et puis on peut compter sur Cortey et Michonis, ces " purs ", pour veiller au grain au cas où il s'annoncerait.

- J'y vais ! confie-t-il à Michonis. J'en ai pas pour longtemps.

Il faudra tout de même celui de gagner à pied le quartier de l'Odéon et d'en revenir... Vers minuit, les gardes qui vont monter relever ceux du troisième étage se préparent. Batz et les deux autres désignés pour les portes donnant sur l'escalier réendossent leurs grandes capotes.

- Tout le monde est prêt? demande Cortey. Alors en avant !

La petite troupe quitte la salle de garde, s'engage dans la sombre vis de pierre quand, soudain, en bas, des cris éclatent :

- Halte! Halte!... Que personne ne bouge! Cortey étouffe un juron. Cette voix est celle de Simon, de Simon revenu par extraordinaire, de Simon qui grimpe l'escalier quatre à quatre, qui rejoint la petite troupe :

- Halte! lâche-t-il encore, à demi étranglé par l'essoufflement. Il faut qu'on fasse l'appel des hommes. Il a dû se passer quelque chose d'anormal mais heureusement tu es là, ajoute-t-il à l'adresse de Cortey.

- Pourquoi l'appel ? demande celui-ci.

- Parce que ! Après on s'occupera de Michonis. C'est un traître. Qu'est-ce que tu veux, toi ?

Les derniers mots s'adressent à Batz. Pâle comme un mort, le baron qui voit s'écrouler ses espoirs par la faute de ce triste espion tient le long de sa jambe un pistolet dans sa main crispée. Cortey, qui a compris, interpose sa carrure entre lui et Simon :

- Il te veut rien. Faut comprendre, citoyen Simon, Michonis est son " pays ". Puis, s'adressant à Batz : Calme-toi, mon gars, il doit y avoir une erreur. Ça va s'arranger...

- Ça m'étonnerait, grince Simon. Il doit aller sur l'heure à l'Hôtel de Ville s'expliquer. Il est là-haut?

- Oui, il est là-haut, répond Cortey qui lui-même résiste mal à l'envie d'étrangler le maudit savetier mais dans la tour tout le monde est en alerte, à commencer par les municipaux. On aboutirait seulement à une catastrophe.

- Bon, j'y vais ! Mais, avant tout, fais donc l'appel !

- Je n'en vois pas la raison mais si ça peut te faire plaisir...

Et il procède à l'appel, sans danger aucun, puisque les princesses n'ont pas encore pris la place des gardes. Personne ne bronche et, comme les autres, Batz répond présent quand Cortey crie " Forget "...

Satisfait, Simon continue son ascension, accompagné de quatre municipaux qui vont escorter Michonis à l'Hôtel de Ville. Quelques instants plus tard, les hommes redescendent, en encadrant un Michonis qui n'a pas l'air autrement inquiet.

- Tu parles d'une ânerie! lance-t-il à Cortey. Moi, un traître, avec tout ce que j'ai donné comme preuves de mon loyalisme !

- Il doit y avoir une erreur quelque part...

- Bien entendu ! Ne te tourmente pas, je saurai bien le fin mot de l'histoire.

- Où est Simon?

- Là-haut, bien sûr. Il a pris ma place... mais je te jure qu'il ne la gardera pas !

Il n'en dit pas davantage, les municipaux trouvant qu'il parlait un peu trop l'entraînaient, avec tout de même quelques ménagements. Cortey échangea un regard avec Batz :

- Bon, l'incident est clos. Il faut tout de même aller relever les camarades de là-haut.

Le ton était teinté d'une imperceptible interrogation que Batz saisit : cela voulait dire que l'on allait rester un bon moment en compagnie du malencontreux Simon. Se sent-il capable de le supporter ? Bien sûr ! Cela pourrait même être intéressant. D'un léger signe de tête, il approuve et on reprend le chemin de l'escalier.

Au troisième étage, tout est tranquille. La relève s'effectue et les hommes relevés redescendent. " Forget " a été affecté aux portes vitrées devant lesquelles Simon marche de long en large comme un tigre dans sa cage. Derrière, Batz imagine avec désespoir les trois femmes qui n'en sortiront pas cette nuit et dont la déception doit être affreuse. Il regarde avec horreur l'homme trapu, à la taille courte, au faciès vulgaire, inquiétant même avec ses grosses lèvres et ses yeux un peu exorbités... Pourtant il se décide à lui parler :

- C'est une chance, citoyen Simon, que tu aies pu être avisé d'une manigance !

- Qu'est-ce que tu dis ? fait le savetier qui est un peu dur d'oreille et qui interprète mal quand il n'est pas en face de son interlocuteur.

- Que tu as eu une vraie chance de déjouer ce complot, hurle Batz en forçant la voix nasillarde qui accompagne le personnage de Forget.

L'autre lui jette un regard furieux :

- C'est pas dla chance. C'est parce qu'on sait qu'en s'adressant à moi, on trouve un homme de bien, un vrai patriote...

- Ah ça, c'est sûr! Mais comment c'est arrivé, cette... chance?

- Ça te regarde pas ! Occupe-toi donc à monter ta garde et arrête de gueuler, tu m'casses les oreilles !

L'envie de corriger le grossier personnage était brûlante mais Batz se le tint pour dit et poursuivit son calvaire jusqu'à l'heure de la relève. En regagnant la section Le Pelletier au petit matin au milieu d'une troupe moins disciplinée que la veille et où l'on commentait beaucoup les événements de la nuit, il réussit à s'approcher de Cortey :

- Et... nos amis qui attendaient au-dehors?

- Ils ont été prévenus. Sous le prétexte de m'assurer que tout était tranquille dans le quartier j'ai fait une ronde... avec seulement sept hommes, ceux dont je suis sûr. On s'est partagé le travail et on est rentrés.

Tout en marchant, Batz se retourna pour jeter un coup d'oil au vieux donjon. Dans la lumière rouge d'une aurore annonciatrice de vent, il lui parut plus sinistre encore que d'habitude.

- Ne regarde pas ! marmotta Cortey. C'est mauvais pour le courage. Ce que je voudrais savoir, moi, c'est comment et par qui Simon a pu être prévenu?

- Ça je m'en charge ! chuchota Batz.

Il savait, en effet, qu'il ne pourrait pas dormir tant qu'il ignorerait d'où venait le croche-pied sur lequel il venait de trébucher mais, pour l'instant, l'inquiétant était le sort de Michonis. Il se promit d'aller voir Lullier à l'Hôtel de Ville dès qu'il serait débarrassé de sa défroque de garde national. C'était ça le plus important ! Ensuite il rentrerait à Charonne prendre un peu de repos, faire le point. Ceux qui l'y attendaient, ainsi que Laura rue du Mont-Blanc, devaient savoir déjà par leurs amis postés autour du Temple que le coup était manqué, et point n'était besoin d'une vaste imagination pour deviner leur déception.

Transgressant pour une fois ses habitudes dans sa hâte de savoir ce qu'il était advenu du directeur des prisons, Batz se disposait à changer d'aspect dans la maison de Cortey dont l'avantage était de présenter plusieurs issues, mais il n'eut pas à prendre ce risque supplémentaire. Michonis en personne apparut dans la cuisine de l'épicier où celui-ci et son compagnon reprenaient des forces avec du café, du pain et du jambon. Il fut reçu avec le soulagement et la joie que l'on imagine :

- On te croyait déjà en route pour l'échafaud! dit Cortey en lui tendant une tasse de café...

- Je l'ai cru un moment mais vous pensez bien tous les deux que je me suis défendu comme un diable, n'hésitant pas à traîner dans la boue ce vieux démon de Simon que j'ai accusé de boire un peu trop et d'avoir des visions. Il est tellement teigneux qu'il n'a guère d'amis et ma chance a été que Pache, le maire, soit au fond de son lit avec une vilaine toux...

- Devant qui avez-vous comparu? demanda Batz.

La figure de Michonis se fendit alors d'un large sourire.

- Devant le citoyen procureur-syndic Lullier, voyons! fit-il d'un ton suave. Un homme charmant ! Tellement compréhensif ! Et je ne crois pas qu'il tienne Simon en haute estime... On dirait que votre organisation tient bon, baron? Mes félicitations !

- Je ne suis pas certain de les mériter. Notre chance, dans le cas présent, est que Lullier soit sujet aux insomnies et qu'il considère plus commode de vivre dans son bureau la majeure partie du temps.

- En attendant, il faudrait savoir d'où est venue la subite clairvoyance du savetier...

- Soyez tranquille, nous le saurons bientôt.

A l'instar de Lullier, Simon ne quittait guère la tour du Temple et ne faisait, rue des Cordeliers, que des apparitions assez brèves. Son titre de commissaire le fascinait et, dès le matin suivant la nuit où il avait joué un rôle plus important encore qu'il ne l'imaginait, il décida de s'y installer à demeure : on lui trouverait bien un coin pour dormir et Marie-Jeanne n'aurait qu'à lui apporter tout ce dont il pouvait avoir besoin comme, au temps du Roi, faisaient Cléry et sa femme. Néanmoins, comme l'été était là, que la chaleur commençait à envahir Paris, il ne résistait pas à l'envie de sortir, à la nuit tombée, pour aller boire du vin frais aux environs de l'Enclos. Après, bien sûr, s'être assuré que tout était en place dans la forteresse et que les prisonniers étaient en de bonnes mains.

Les cabarets étaient nombreux aux alentours, mais il avait ses préférences pour l'Épi-Scié, sur le boulevard du Temple, pas bien loin du Cabinet des figures de cire du sieur Curtius. On y buvait du vin de Suresnes qui n'était sûrement pas le meilleur de France mais que Simon appréciait. En outre, le patron, Guérin, était originaire de Troyes comme le cordonnier. Enfin, la femme du cabaretier, Fanchon, était une belle créature d'une quarantaine d'années, blonde et plantureuse mais qui posait sur choses et gens un regard froid, indéchiffrable. En outre, elle ne parlait que rarement et ce silence l'enveloppait d'un mystère qui impressionnait beaucoup Simon. Il venait là pour elle autant que pour le vin mais c'était seulement plaisir des yeux car il se serait bien gardé de la moindre avance : ceux qui s'y étaient hasardés avaient vite découvert qu'elle pouvait griffer.