La pièce d'or représentait bien plus que quatre ou cinq verres du meilleur cru, mais le baron préservait ainsi l'amour-propre du journaliste qui accepta sans plus de façons. Le cab repartit et, une demi-heure plus tard, ayant échangé chez le loueur sa voiture citadine contre l'équivalent d'une chaise de poste française, Jean de Batz quittait Londres l'âme en paix en direction du nord-est. Ce qu'il avait à dire à son amie Atkyns n'était pas fait pour les longues oreilles d'un journaliste dont les idées politiques pouvaient se montrer fluctuantes... Laissant à son cocher le soin de le mener à bon port, il prit une couverture qui sentait le cheval, s'en enveloppa, se coucha sur la banquette, tira son chapeau sur ses yeux et s'endormit aussi tranquillement que s'il était dans son lit...
Il fallut toute la nuit et trois relais pour mener Batz des brouillards de la Tamise à ceux de la Yare, à une centaine de miles de la capitale. Les routes du Norfolk n'étaient pas meilleures que celles du nord de la France et le fog n'arrangeait pas les choses. Il était donc près de dix heures quand l'attelage franchit les grilles de Ketteringham Hall, vaste château de l'époque Queen Ann, pas vraiment beau mais donnant une assez bonne idée de la fortune qui l'avait construit. Grand propriétaire terrien en ce Norfolk aux horizons immenses voué à la culture où les fermes prenaient des allures de manoirs, sir Edward Atkyns l'entretenait avec un soin jaloux mais ne l'habitait pas, en laissant la jouissance à une épouse dont il vivait séparé.
Celle-ci était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane où, quelques années plus tôt, sa beauté rousse d'Irlandaise opérait des ravages plus encore qu'un talent s'épanouissant surtout dans les personnages les plus passionnés du répertoire. Au contraire de Nell Gwynn, autre rouquine et ancienne illustration du théâtre de St. Catherine Street, qui avait commencé par y vendre des oranges avant de monter sur la scène puis dans le lit du roi Charles II pour y décrocher un titre ducal, Charlotte Walpole était d'assez bonne famille : fille naturelle et reconnue de Thomas Walpole, proche parent de l'ancien Premier ministre et de l'écrivain qu'avait tant aimé Mme du Deffand, elle avait reçu éducation et instruction avant de devenir reine au théâtre et lady dans la vie quotidienne. Ayant jugé ce dernier avatar bien préférable au premier, elle abandonna les planches pour un statut de noble dame qui lui valut de suivre son mari dans ses voyages, d'être reçue à Versailles et présentée à la Reine. Un jour inoubliable pour elle qui marqua le début de l'admiration et même de l'attachement passionné qu'elle voua dès lors à Marie-Antoinette. La Reine devint son modèle, sa référence en toutes choses, et elle déplora de ne pouvoir prendre rang dans une cour qui la fascinait. Cependant, elle laissa son époux continuer seul un voyage à travers l'Europe et s'installa à Versailles d'abord, où elle fréquenta le cercle Polignac, puis à Paris, rue de Lille, afin d'être proche des Tuileries où vivait désormais son idole. Mais elle était anglaise et les débuts de la Révolution la renvoyèrent en Angleterre où d'ailleurs son mari exigeait son retour. Depuis, elle vivait l'oil fixé sur les événements de Paris et ouvrait facilement sa maison aux anciens amis émigrés avec l'espoir secret qu'un jour sa reine viendrait chercher refuge à son foyer.
Batz la connaissait depuis ce premier voyage qui avait été pour elle son chemin de Damas mais leurs relations s'étaient resserrées après le début du grand drame qui secouait la France. Il savait pouvoir compter sur elle et, à plusieurs reprises, l'un des deux bateaux boulonnais du baron avait relâché à Southwold ou à Lowestoft quelques malheureux fuyards dont la généreuse femme avait pris soin. Elle s'était ainsi constitué un petit cercle d'amis français reconnaissants auprès de qui elle recueillait tous les renseignements possibles touchant Marie-Antoinette. On était toujours certain, en abordant Ketteringham Hall, d'y trouver un ou deux émigrés roulés en boule au coin du feu pour y attendre des jours meilleurs.
Venu plusieurs fois au château, Batz y fut reçu par Brent, le majordome, avec le maximum d'enthousiasme que l'on peut attendre d'un serviteur britannique : une inclination du buste un peu moins raide, un demi-sourire au coin des lèvres et un :
- La venue de monsieur le baron est une grande joie en dépit des temps malheureux. Milady sera heureuse...
Le tout sur un ton de solennelle tristesse. Batz remarqua alors que Brent était tout vêtu de noir et que, à l'instar du roi George, Charlotte Atkyns avait mis sa maison en deuil : dans le hall d'entrée, bien visible à tous, un portrait de Louis XVI enguirlandé de crêpe noire trônait entre deux armures en pied dont les gantelets s'appuyaient sur des épées à deux mains fichées dans le socle, montant une garde pompeuse qui avait quelque chose de fan-tomal auprès de deux candélabres chargés de bougies.
Seuls les candélabres étaient allumés dans cette salle où régnait un froid glacial, la grande cheminée chargée de la réchauffer étant dépourvue d'un feu jugé sans doute trop gai pour les circonstances. Batz n'en fut pas surpris : chez les Anglais, une certaine fraîcheur et quelques courants d'air étaient considérés comme vivifiants, la canicule commençant un peu avant dix-neuf degrés. S'il fut touché de cette preuve de communion à sa propre peine, Batz, fils de la douce Gascogne, n'en évoqua pas moins avec nostalgie les bons feux qui flambaient, en France, dans ses propres cheminées : sa randonnée à travers le brouillard l'avait transi. Il avait hâte que le majordome revienne mais ce fut la maîtresse de maison en personne qui accourut et sa somptueuse chevelure rousse fit entrer le soleil dans le hall lugubre.
- Vous ici ? s'écria-t-elle d'une voix un peu basse mais chaleureuse. Ah, mon ami, vous n'imaginez pas le bien que votre présence m'apporte! Vous souhaitez pleurer avec moi, je suppose ?
Elle venait à lui les deux mains tendues et Batz, un instant, eut une sorte d'éblouissement : sa robe noire, son grand fichu et ses manchettes de mousseline devaient être exactement semblables à ce que Marie-Antoinette portait au Temple. La coiffure, sous le bonnet volante, était la même, et, comme la taille, la silhouette et aussi certains traits du visage rappelaient la Reine. Le baron eut l'impression fugitive de se trouver en face de sa malheureuse souveraine. Charlotte Atkyns était seulement un peu plus jeune et ses yeux bleus brillaient d'une vitalité que l'angoisse et le malheur avaient chassée de ceux de son modèle. Seule la couleur des cheveux brisait l'illusion mais, avec de la poudre, cette illusion pouvait se recréer : le bruit courait que les cheveux de la Reine avaient blanchi... Avec un respect involontaire, il baisa les mains offertes :
- Je n'ai pas de temps pour les larmes, lady Charlotte ! Mon roi est mort et j'ai cru, un instant, sombrer dans la folie. Mais j'en ai un autre à présent auquel je dois toute mon attention, tous mes efforts et toutes mes pensées.
- Sans doute, mais ne donnerez-vous pas la priorité à sa mère? C'est elle qu'il faut sauver maintenant. L'enfant-roi n'est que sa suite naturelle et c'est elle la plus menacée... Mais ne restons pas ici : vous devez avoir besoin de vous restaurer et l'on va sonner le breakfast dans un instant.
Une cloche, en effet, tinta dans les profondeurs du château comme la jeune femme finissait de parler, et elle glissa son bras sous celui de son visiteur pour l'emmener dans le salon où l'on servait toujours, vers dix heures, ce premier et important repas de la journée. Batz en connaissait le décor et le cérémonial et ne fut pas étonné de pénétrer dans une vaste pièce ornée de portraits de famille dans laquelle se trouvaient un billard, un piano, divers instruments de musique, des livres, et des journaux. Au milieu de tout cela, plusieurs tables à thé supportaient qui la bouilloire et le matériel nécessaire, qui des corbeilles de petits pains de plusieurs sortes, des pots de crème fraîche, de sucre, de confitures et du jambon, qui des plats chauds contenant des oufs, des saucisses et du porridge. On s'installait à sa convenance à d'autres petites tables, ce qui permettait de s'isoler un peu avec telle ou telle personne de son choix ou de venir à l'heure souhaitée. Il y avait toujours nombre d'invités dans les châteaux anglais et l'heure du petit déjeuner était celle de la liberté. Une fois rassasié, on pouvait sortir pour une promenade, lire, faire de la musique ou simplement regagner sa chambre.
Charlotte Atkyns installa son invité et appela un valet pour le servir après avoir lancé un aimable bonjour à la cantonade. Il y avait là plusieurs invités occupés à se sustenter. L'un d'eux, à l'entrée de Batz, sauta de sa chaise, abandonnant ses oufs brouillés, et vint vers lui les mains tendues comme tout à l'heure la maîtresse de maison :
- Mon cher baron ! Mais quelle chance de te voir ici ! Tu viens nous rejoindre !
- Non. Je ne fais que passer. Ensuite je rentre à Paris.
- Tu es courageux! Cela ne doit pas être bien beau, Paris en ce moment, et tu ferais mieux de rester avec nous toi qui es sans attaches...
- J'en ai plus que tu ne crois. Et surtout, j'ai une tâche à accomplir. Mais toi, que fais-tu ?
- Rien. Je vis... et je m'ennuie à mourir! Cela, Batz voulait bien le croire. Claude-Louis
de la Châtre, comte de Nançay, lieutenant général des armées du Roi, était un homme actif entre tous et le baron l'aimait bien en dépit du fait qu'il avait été, naguère, premier gentilhomme de Monsieur. Compromis dans l'affaire Favras où il était question d'enlever le Roi pour le remplacer par son frère, il avait dû prendre le large tandis que Monsieur abandonnait tranquillement Favras à la justice. On était alors en 1790 et le malheureux marquis n'eut pas droit à la mort d'un gentilhomme : on le pendit haut et court en place de Grève. La Châtre, lui, disparut, laissant en France ses amours et son épouse. Celle-ci, épousée sottement par un intérêt mal compris, était la fille decBontemps, le valet de chambre de Louis XVI. C'était aussi une mégère assez bien conditionnée avec laquelle le pauvre La Châtre s'entendit d'autant moins longtemps qu'il s'éprit d'une ravissante comtesse de Beaufort, épouse d'un émigré [i]. Mise au courant, Mme de La Châtre ne perdit pas une si belle occasion de jeter feux et flammes, exigea la séparation en attendant un divorce que les nouvelles lois rendaient possible. En même temps, elle intentait un procès à Mme de Beaufort pour une obscure raison de terrain que son époux aurait donné à sa belle. La grande surprise fut de découvrir que celle-ci était aussi atteinte du virus procédurier que l'épouse légitime. Il s'ensuivit un interminable débat dans lequel Batz joua un rôle effacé mais primordial en confiant, un an plus tôt, les intérêts de Mme de Beaufort à un certain Lul-lier, fort habile agent d'affaires de la rue Vendôme avant la Révolution et qui occupait à présent le poste important de procureur-syndic du département. Ainsi pourvu d'une façade hautement républicaine, Lullier gérait avec habileté - et honnêteté! - les biens de certains émigrés, dont La Châtre. Ce qui ne l'empêchait pas de donner à la Révolution toutes les assurances possibles sur son loyalisme et ses vertus républicaines : il avait même accepté de payer leur " salaire " à quatre égorgeurs de Septembre " pour avoir travaillé pendant deux jours " !
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