Elle pensait à la Reine et Pitou le comprit :
- Non. Pas elle... mais sa fille et sa belle-sour. Vous comprendrez sans peine qu'après ce que je viens de subir, je doive prévenir le baron...
Mais Laura ne l'écoutait pas. Les larmes aux yeux, elle souriait à une image qui visiblement l'emplissait de bonheur :
- Marie-Thérèse ! souffla-t-elle les mains jointes comme pour une prière. Elle viendrait chez moi, près de moi ? Oh, mon Dieu !
Pitou, impitoyable, doucha cet enthousiasme.
- N'y comptez plus! Chez vous oui, mais dans une maison où un révolutionnaire avoué fait la pluie et le beau temps, n'y pensez pas. Et oubliez ce que je viens de vous dire !
II se levait, s'inclinait pour prendre congé avec une froideur toute nouvelle, mais elle tendit les mains, s'accrocha à sa manche d'uniforme :
- Ne partez pas ! Par pitié, Pitou, restez ! Laissez-moi le temps de me remettre. J'étais si heureuse il y a un instant...
- C'est aussi ce que pensait le baron mais, encore une fois, il vaut mieux n'y plus songer. Jamais Batz ne fera courir pareil risque à ces pauvres femmes déjà tellement éprouvées !
- Qui les amènerait ? Batz ?
- Non. Le marquis de La Guiche! Alors vous imaginez !
Les larmes de la jeune femme séchèrent d'un seul coup. A son tour elle se leva, bien droite dans sa robe de mousseline blanche à grand fichu largement ouvert sur son cou et la naissance de ses épaules.
- Ne dites rien à Batz ! intima-t-elle. Je vous jure sur la mémoire de ma fille qu'elles seront ici en parfaite sûreté ! Je chasserai plutôt Jaouen.
- Ce serait la dernière chose à faire. Il se vengerait.
- Vous avez raison... alors je m'y prendrai autrement. Je suis prête à tout sacrifier au monde pour cette petite fille, pour la joie de la voir sous ces arbres, en ce jardin. Ne me privez pas de ce bonheur-là, Pitou! Je vous jure que j'en serai digne.
Elle l'implorait, levant sur lui ses grands yeux noirs auxquels il savait depuis longtemps qu'il ne pouvait guère résister, mais il y avait aussi son amitié pour Batz et sa loyauté sans faille à son égard comme à leur cause. Il y avait aussi ce serment prêté un jour d'été à Marie-Antoinette lorsqu'elle vivait encore aux Tuileries [xi]...
- Je vous crois, dit-il doucement, et je ferai tout pour que vous ne soyez pas privée de cette grande joie... mais ne me demandez pas de ne rien dire à Batz ! C'est à lui de décider.
- Je ferai en sorte d'éloigner Jaouen. Plaidez ma cause, je vous en prie! J'aimerais mieux mourir que...
- N'allez pas jusque-là, sourit Pitou. Nous avons encore besoin de vous...
Il baisait sa main, se détournait; elle le retint encore :
- Pouvez-vous me dire... quel jour ce sera?
- Le 21, dans la soirée...
Fidèle à sa parole, Pitou rapporta à Batz ce qui s'était passé dans le jardin de Laura. Le baron l'écouta avec attention, réfléchit un instant puis déclara :
- Je vais m'occuper de Jaouen.
- Qu'allez-vous faire?
- Le retirer de la vie active... pour quelque temps : lorsque cette chère Laura et les princesses seront en sûreté hors de France, on lui rendra la liberté.
- Il peut s'échapper.
- Cela m'étonnerait et j'ai besoin de la maison de miss Adams. Le temps manque pour préparer un autre asile... Je pourrais certes envoyer les princesses à Seine-Port, chez mon ami Gouverneur Morris, l'ambassadeur américain, mais le moindre jupon un peu joli le met en transe : il serait capable de faire la cour à la fille de Louis XVI et Madame Elisabeth n'accepterait pas de rester dans Une maison où l'on fait la fête tous les soirs.
- Ce serait pourtant une sacrée couverture! apprécia Pitou songeur.
- Oh, c'est certain, mais Madame Elisabeth serait capable de ramener sa nièce au Temple faute de pouvoir la conduire dans un couvent...
Dans la journée du 21 juin, Joël Jaouen qui, suivant les ordres de sa maîtresse, était allé faire des emplettes dans les boutiques du Palais-Egalité, disparut subitement. Prévenue, Laura ne le chercha pas, soulagée au fond de pouvoir se consacrer tout entière à l'attente du moment merveilleux que la nuit à venir lui apporterait...
Ce jour-là, qui était celui du solstice d'été, le temps était humide et frais. La lune à son dernier quartier n'apparaîtrait que vers le matin et ne serait pas gênante. Vers six heures du soir, trente hommes quittaient la section Le Pelletier sous le commandement de Cortey. Poncés, astiqués, le fusil sur l'épaule, les gardes nationaux défilaient en belle ordonnance sur le boulevard en direction du Temple. Comme la pluie menaçait et que -par une chance incroyable! - il ne faisait pas chaud, ces hommes portaient la capote réglementaire sur leurs uniformes bleus croisés de buffleteries blanches. Jean de Batz ou plutôt le soldat Forget, marchait au milieu de ses camarades. Il s'efforçait de ne penser à rien, seulement attentif à bien jouer son rôle. Pourtant, lorsque l'on passa devant la porte Saint-Denis, il ne put s'empêcher de tourner la tête vers l'immeuble en proue de navire qui marquait le coin de la rue de la Lune. Il se revoyait, cinq mois plus tôt jour pour jour, debout à cet endroit, une lunette marine à l'oil, cherchant désespérément dans la foule les visages de ceux qu'il attendait tandis que sortait de la brume le carrosse vert emportant le Roi vers l'échafaud. Il entendait le sinistre, l'incessant roulement des tambours et son propre cri appelant un peuple pétrifié de terreur au secours d'un homme bon et juste dont le seul tort était de n'avoir pas permis que l'on tirât sur ses sujets... Et il retrouvait intacts la rage et le désespoir qui s'étaient emparés de lui en se découvrant impuissant. Ce soir, il fallait réussir !
Au son d'un tambour - allègre cette fois ! - la petite escouade poursuit sa marche sous l'oil débonnaire des passants, escortée par une troupe de gamins qui s'efforcent de l'imiter. Enfin, on arrive à la tour du Temple et Batz prend une profonde inspiration au moment d'en franchir le seuil, usé par tant de pas depuis qu'y résonnaient les solerets de fer des chevaliers au blanc manteau frappé d'une croix rouge...
Les formalités habituelles s'accomplissent : la garde descendante remet ses postes, Cortey impassible en apparence reçoit le mot de passe et, tandis que s'éloignent ceux qui rentrent chez eux, une partie des nouveaux venus va s'installer dans la salle du premier étage. Les autres montent. A ce moment Michonis apparaît, serre la main de Cortey et salue les autres. Il est souriant. Tout va bien. Le soir tombe. Et puis soudain, des cris éclatent, des sanglots et aussi une galopade : les Tison qui viennent d'apprendre que leur fille a disparu. Quand ils dévalent l'escalier, on dirait qu'ils sont devenus fous. La femme crie, hoquette au milieu de ses larmes; l'homme exige qu'on les laisse aller à sa recherche. Les municipaux qui trouvent ce bruit excessif essaient de les calmer, rien n'y fait. Alors, avec un sourire agacé, Michonis laisse enfin tomber :
- Allez-y ! Mais arrangez-vous pour revenir vite, sinon c'est vous qui pourriez bien disparaître. Qu'on les laisse passer ! ordonne-t-il.
Le couple s'éclipse en même temps que Michonis, obligé un instant à la sévérité, retrouve un sourire débonnaire. Il faut bien se montrer indulgent, de temps en temps!... Restent les guichetiers. Tout est si calme et il fait si chaud dans leur espace clos qu'ils iraient volontiers boire quelque chose de frais dans les tavernes qui pullulent autour du Temple et puis, la nuit, on n'a pas vraiment besoin d'eux. Rassurés par la réputation sans défaut de Cortey et de Michonis, ils se hasardent, sur le conseil discret d'un des gardes, à demander une petite permission qu'on leur accorde volontiers. Et les voilà partis ! Et le temps passe : c'est à minuit, quand on va changer les factionnaires des prisonnières, que Batz et ceux qui sont dans le complot vont monter habiller les trois femmes des longues capotes que l'on a mises ce soir. L'enfant-roi, Batz se fait fort de le sortir en l'attachant contre lui, sous le manteau qui est ample. Louis XVII est petit, léger, presque fluet et, dans la tour qui n'est déjà pas claire en plein jour, les ombres sont nombreuses et denses lorsque la nuit est tombée...
Quant à Simon, on a prévu de se débarrasser de lui le temps nécessaire à l'opération. Simon, en effet, représente un danger aussi grand que les Tison. Cet ancien cordonnier d'une cinquantaine d'années qui n'était guère qu'un savetier n'avait jamais réussi dans la vie. La cordonnerie ne marchant pas très fort, il avait tâté de la " restauration " en ouvrant une gargote rue Dauphine. Sans grand succès. Veuf et encombré d'une fille de sa défunte, il s'est remarié à Marie-Jeanne Aladame, femme de ménage, une solide commère dure à l'ouvrage et qui le fait bien, comme la cuisine et les soins à donner en cas de maladie. Cela lui avait valu de soigner les Marseillais blessés le 10 août dans l'ancien couvent des Cordeliers proche de son logis. Car la grande chance de Simon a été de s'installer avec son épouse dans ce qu'on pourrait à peine appeler un appartement -une pièce et deux réduits sans fenêtre ! - à deux pas de Danton, de Marat, de Fabre d'Églantine, de Chaumette et de quelques autres avec qui il s'est lié d'amitié. Haïssant le pouvoir royal, il a vu dans la Révolution une occasion de se tirer d'affaire et, de fait, il doit à ses nouveaux amis le poste de commissaire de la Commune chargé principalement du Temple et quitte le moins possible un poste qui flatte sa vanité en lui permettant de jouir à longueur de journée des " humiliations de l'Autrichienne, des deux autres garces et du louveteau ". Protégé personnellement par Marat et même Robespierre, il se sait intouchable et en abuse volontiers. On n'aime guère Simon chez les soldats du Temple, et quelques-uns comme Cortey ou Michonis le détestent tout en s'en méfiant. Il importe donc d'écarter, pour ce soir-là, ce personnage aussi encombrant que déplaisant. A onze heures du soir, c'est chose faite. Un billet de Marat dont il croit connaître l'écriture lui est porté par un " municipal ". Son " ami " lui demande de le rejoindre d'urgence pour affaire grave.
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