Ce fut une belle nuit pour Marie : elle eut enfin son amant à elle toute seule et il l'aima avec une passion qui traduisait mieux que des mots à quel point elle lui avait manqué. Il semblait ne pouvoir se rassasier d'elle. Pourtant, à mesure que coulaient les minutes magiques, Marie se sentait envahir lentement par la tristesse et, quand il s'endormit enfin, elle contempla longuement le visage de cet être qui était toute sa vie. Comme il arrive à beaucoup d'hommes d'action, le sommeil n'arrivait pas à le vaincre entièrement. Sous la sérénité du repos on sentait, à d'imperceptibles mouvements du nez, sensible comme celui d'un chien de chasse, ou de la bouche, qu'il suffirait d'un rien pour qu'il s'éveille en pleine lucidité, la main déjà tendue vers l'épée qui ne quittait guère son chevet. Marie sentait que des jours et des jours allaient s'écouler avant que ne revienne un instant de bonheur comparable à ce qu'elle venait de vivre. Elle savait qu'il ne lui appartenait pas entièrement, peut-être parce qu'il ne s'appartenait pas à lui-même. Cette belle mécanique, cette puissance au repos, ce cour fier et noble étaient tout entiers au service du Roi, même et surtout s'il n'était qu'un petit garçon de huit ans. Il fallait bien s'y résigner ! Tenter de retenir Batz sur le chemin qu'il s'était choisi, c'était risquer de le perdre à tout jamais et Marie savait qu'elle était prête à accepter n'importe quoi, n'importe quelle séparation, n'importe quelle blessure, pour la joie de sentir encore ce cour battre contre le sien, ce souffle se mêler au sien. Avec une infinie douceur, elle voulut se lever comme elle en avait l'habitude pour aller faire un peu de toilette. Elle savait qu'il aimait en s'éveillant la trouver fraîche, ravissante et parfumée, ses beaux cheveux bruns, aussi lisses et brillants que de la soie, retenus par un ruban de satin clair. Mais cette fois, il ne lui permit pas de s'écarter de lui. D'instinct, ses bras se resserrèrent autour d'elle :

- Reste! murmura-t-il sans ouvrir les yeux. Je veux te garder le plus longtemps possible...

Avec un soupir de bonheur, elle se coula de nouveau contre lui. L'aurore était encore loin... du moins elle voulait le croire.

Pendant ce temps, Pitou était allé avertir Laura d'avoir à se tenir prête pour la date choisie... et constater une fois de plus la difficulté qu'il y avait à rencontrer la jeune femme seule à seul. Jaouen était toujours là, jaloux et soupçonneux, veillant sur elle comme un chien sur son os. De l'amitié qui avait lié naguère les deux hommes, il ne restait pas grand-chose. Depuis qu'il avait retrouvé Laura et l'avait aidée à rejoindre sa mère, le Breton montrait une nette tendance à la considérer comme sa propriété. Sa jalousie s'attachait à tout homme convenablement tourné qui se présentait rue du Mont-Blanc et Laura s'était vue contrainte à plusieurs reprises de lui faire des observations. Mais il avait alors une telle façon de dire " Je ne veux plus que l'on vous fasse du mal ! " qu'elle se laissait facilement gagner par l'indulgence tout en reconnaissant qu'il fallait tout de même veiller au grain : il était très capable de faire le vide autour d'elle si elle n'y prenait garde.

Ce soir-là, Pitou dut parlementer presque autant que s'il s'agissait de la reddition d'une ville et se fâcha :

- Tu deviens impossible, camarade ! Au train où tu vas, on ne pourra bientôt plus approcher cette maison sans agiter un drapeau blanc. Tu sais pourtant que je suis un ami ?

- Es-tu sincère seulement? Depuis que tu es passé à l'ennemi...

- Moi ? Je suis passé à l'ennemi ?

- C'est l'évidence il me semble? Tu n'es plus républicain.

- Parce que toi, tu l'es encore? souffla Pitou suffoqué. La République t'a pris ton bras et ne t'a rien donné en échange. Pas même une pension minime !

- C'était la guerre et la guerre a de mauvais hasards. Être manchot ne change pas la façon de penser et je pense toujours que Liberté, Égalité et Fraternité sont les plus beaux mots de la langue française...

- A condition de ne pas les mettre à toutes les sauces. J'ai pensé comme toi mais j'ai vu trop d'horreurs et couper des têtes me paraît un bien mauvais moyen de pratiquer l'égalité! La République des buveurs de sang ne m'intéresse pas... et tu oublies que... miss Laura a bien failli en être la victime !

- Elle a surtout failli être la victime de Pontallec, ce damné chien ! C'est de lui qu'il faut que j'arrive à la débarrasser ! Ensuite, je crois qu'elle en viendra à penser comme moi et à regarder vers un avenir où il n'y aura plus de rois, plus d'aristocrates, plus...

- ... plus d'obstacles entre le fils d'un garde-chasse et la fille des Laudren, ex-marquise ? insinua doucement Pitou qui commençait à comprendre.

Mais Jaouen n'était pas prêt à dévoiler entièrement ses intentions même si pour le journaliste elles semblaient claires comme de l'eau de roche.

- Ne dis pas de sottises, grogna-t-il. Je sais que révolution ou pas, et même affublée d'une ridicule identité américaine, elle reste une trop grande dame pour moi, mais ce que je ne veux pas c'est qu'on la mette de nouveau en danger en l'entraînant dans je ne sais quelle conspiration...

L'agacement de Pitou se changea en inquiétude :

- Qui parle de conspiration? fit-il sèchement.

- Toi peut-être ? renvoya Jaouen avec un curieux sourire. En tout cas, ce maudit baron de Batz qui avait osé lui confier une mission dangereuse en l'envoyant en Angleterre... Celui-là, je voudrais qu'il ne mette plus jamais les pieds ici !

- Tu oublies que sur le chemin de Londres elle était sous ma garde à moi et que, sans toi, elle y serait toujours. Qu'est-ce qui t'arrive, Jaouen? Tu n'es plus capable de distinguer le vrai du faux, toi que j'ai connu avisé et intelligent ? Batz l'a sauvée d'une mort horrible, celle de la malheureuse princesse de Lamballe dépecée vivante. Je le sais : j'y étais pendant que tu courais aux frontières te battre pour tes idées. Alors tu es bien mal venu de donner ici des leçons ! Et j'aimerais bien savoir ce que... miss Adams pense de ta façon de voir les choses. En attendant, va donc lui dire que je suis là!

- Qu'est-ce que tu lui veux?

- Ça ne te regarde pas !...

Jaouen allait sans doute discuter encore lorsque Laura apparut dans le vestibule où se déroulait la scène, venant du jardin où elle était allée cueillir les fleurs. A la vue de son ami, son visage un peu soucieux s'éclaira :

- Pitou! Enfin, vous vous décidez à venir me voir ! Je commençais à m'inquiéter, n'ayant plus de nouvelles de personne...

- Vous voyez qu'il ne faut jamais désespérer. J'ai eu beaucoup à faire, dit-il avec une désinvolture que démentait le coup d'oil en direction de Jaouen. Il faut que je vous parle. Pouvons-nous faire un tour au jardin? L'air est si doux...

- Plus que vous ne sauriez le croire ! J'en viens mais ne demande qu'à y retourner, dit Laura en tendant ses fleurs à Jaouen. Allons nous asseoir sous les arbres ! Joël, dites à Bina de nous apporter du vin frais.

- Je l'apporte moi-même.

- C'est inutile, se hâta de déclarer Pitou qui n'avait aucune envie que le majordome vînt patrouiller autour de lui. Merci mais je n'ai pas soif et j'ai même un peu de migraine...

- Alors pas de vin ! Venez, fit Laura en glissant son bras sous celui de son ami, la fraîcheur vous fera du bien...

Ils marchèrent quelques instants en silence sur le sable doux, gagnant à pas paisibles un banc de pierre sous un berceau feuillu. Ce fut seulement une fois assise que Laura demanda après avoir scruté le visage soucieux de son compagnon :

- Est-ce une simple visite d'amitié ou bien avez-vous quelque chose à me dire ?

- J'ai quelque chose à vous dire mais je ne vous cache pas que j'hésite à présent...

- Pourquoi, mon Dieu ?

- A cause de Jaouen! Je viens d'avoir une... oh, presque une altercation avec lui. D'abord il ne voulait pas que je vous voie, et ensuite il n'a pas caché qu'il déteste Batz et que son plus cher désir est que vous n'ayez plus le moindre contact avec lui... ni avec moi d'ailleurs ! On dirait qu'il cherche à vous garder pour lui seul.

- Quelle sottise ! s'écria Laura devenue soudain très rouge. J'admets volontiers qu'il fait un peu trop de zèle et que j'ai déjà dû le réprimander. Ainsi, je l'ai envoyé porter des excuses à Elleviou qu'il a presque jeté dehors il y a quelques jours...

- Vraiment ? Ce n'est pourtant pas pour manque de républicanisme ?

- De républicanisme? Non, c'est parce qu'il ne voit en lui qu'un histrion indigne de fouler le sol d'une maison honnête... En fait, il ne supporte guère que les femmes...

- C'est bien ce que je pensais : il est amoureux de vous et Othello est un apprenti à côté de lui. Malheureusement, dans le cas qui m'amène ce soir, cela risque d'être dangereux. Est-il au courant de ce que Batz vous a confié lors de votre dernière entrevue ?

- Non. Ce qu'il m'a dit n'était que pour moi et je n'ai aucune raison de le répéter à qui que ce soit. Il s'agissait... d'un événement important?

- Très, et vous savez que vous et cette maison devez y jouer un rôle...

- J'ignore encore lequel. Je me doute qu'il doit être question de... recevoir quelqu'un?

- Oui. Deux femmes mais en vérité, je vais conseiller à Batz de leur chercher un autre asile. Avec Jaouen, votre maison n'est plus sûre. Savezvous qu'il ne rêve que de vous convertir aux " idées nouvelles " parce qu'il considère que c'est votre seule chance de vivre enfin sinon heureuse du moins tranquille?

- Oh, je m'en doute depuis longtemps, fit Laura en riant. Il m'en a parlé pour la première fois alors que, revenant de Bretagne, il tentait de me convaincre de fuir Pontallec. Il doit bien en garder quelque chose mais il me connaît assez maintenant pour savoir qu'il est difficile de me faire changer d'avis. Le régime actuel me fait horreur. Julie Talma est venue me voir hier : elle qui les possède à fond, ces idées, pleurait sur ses amis girondins pourchassés et menacés de mort. Elle en vient à avoir peur pour Talma et ses enfants. Alors je ne suis pas près de me convertir. Mais, vous disiez deux femmes? Qui donc? Serait-ce...