S'il lui reconnaissait une réelle valeur, Batz n'aimait pas Mme Roland. Elle avait joué, elle avait perdu et, à présent, il lui restait à attendre un procès d'où elle ne sortirait sans doute que pour aller porter sa tête charmante à la machine de mort installée désormais en permanence sur la place de la Révolution, en face d'une énorme et grotesque Liberté en carton-pâte qui trônait sur le piédestal de la statue de Louis XV. Presque quotidiennement, en effet, le Comité de salut public et son corollaire le Tribunal révolutionnaire y envoyaient leurs victimes. Ils étaient en train d'élever un régime de terreur au niveau d'une règle de gouvernement. Tant pis pour ceux qui, même dans les meilleures intentions du monde, avaient ouvré pour qu'on en vienne là...
Quand la garde fut relevée au Temple, Batz en reprenant le chemin de la section Le Pelletier se retrouva dans les rangs auprès de Pitou que Cortey avait réclamé à la section du Louvre pour l'incorporer comme " excellent élément ". Mais les deux compagnons n'échangèrent qu'un coup d'oil et ce fut seulement une fois rendus à la liberté qu'ils purent parler sans contrainte tout en se dirigeant vers un cabaret où les hommes de la section avaient leurs habitudes.
- Alors ? demanda Pitou. Quel résultat ?
- Les choses se présentent bien. Il nous reste seulement à régler quelques détails et à attendre que nous soyons de garde au Temple en même temps que Michonis. Et vous, où en êtes-vous avec la petite Tison?
Grâce à Lullier, en effet, Batz avait déniché l'endroit où la Commune tenait sous surveillance la jeune fille qui était le meilleur gage de la fidélité de ses parents : tout simplement dans l'ancien logis des Tison, rue Portefoin, sous la surveillance de leur ami Bourdon qui leur avait procuré leur poste au Temple et de l'épouse de celui-ci. Tous deux étaient des " purs " et personne n'aurait mis en doute leur civisme. Ils veillaient donc sur Pierrette avec sollicitude mais le père Bourdon aimait le bon vin - devenu plutôt rare, surtout pour les bourses modestes! - et le tabac fin, cependant que son épouse avouait en rougissant un faible pour les liqueurs douces et les pralines.
Sur les conseils du baron, Pitou s'arrangea pour rencontrer Bourdon au cabaret, engagea la conversation, laissa entendre qu'il avait un oncle dans l'épicerie, et réussit finalement à se faire inviter rue Portefoin où il apparut un beau jour, portant deux bouteilles de bordeaux provenant de la cave de Charonne et un sac de pralines fournies par les réserves de la maison Cortey. Il se montra respectueux envers les dames, discrètement admiratif envers la jeune Pierrette qui d'ailleurs était charmante, fut invité à revenir et en deux semaines devint l'ami de la maison. Les Bourdon auraient volontiers vu en lui un bon parti pour la jeune fille mais elle n'était pas leur fille et seuls les Tison pouvaient en décider. Connaissant leur caractère difficile et la rage permanente où les maintenait la séparation d'avec leur enfant, on jugea plus prudent de ne pas leur faire part des assiduités du citoyen Pitou. Il serait bien temps d'en parler quand on en aurait fini avec la Louve et ses Louveteaux ! A la question de son chef, Pitou fit la grimace et haussa les épaules :
- Disons que tout va bien de ce côté-là aussi, mais je ne vous cache pas que j'aimerais que cela ne dure pas trop longtemps. Elle est gentille, cette petite, et je ne voudrais pas qu'elle ait trop d'illusions! D'ailleurs, je ne fais rien pour cela et me cantonne dans un rôle de grand frère attentionné, ce qui rassure ceux qu'il faut bien appeler ses gardiens. Le père Bourdon surtout car sa femme, qui prétend encore à la séduction, semble s'imaginer que je viens en réalité pour elle !
- Et... ce n'est pas le cas ?
- Vous voulez rire ? Elle a de la moustache.
- Pauvre Pitou! Mais rassurez-vous! Encore quelques jours de patience et vous pourrez... être obligé de vous rendre dans votre famille en province. Vous connaissez notre plan ?
- Par cour ! assura Pitou qui se mit à réciter : le jour venu, je m'arrange pour emmener la citoyenne Bourdon et Pierrette manger des glaces et faire quelques courses au Palais-Royal. Comme c'est l'endroit le plus encombré de Paris, je m'arrange pour perdre la dame à la moustache et me faire arrêter par deux compères qui m'emmèneront dans un endroit tranquille où nous resterons toute la nuit. On s'évadera au matin, mais auparavant l'un des nôtres ira clamer au Temple que Pierrette a disparu. Cela affolera ses parents et les précipitera hors de la tour assez longtemps pour vous permettre d'enlever la famille royale... et au fait, où comptez-vous les emmener?
- Voici : des voitures différentes seront postées rue Chariot et rue du Temple. La Reine viendra chez moi, à Charonne. Le petit roi, sous la conduite d'Hyde de Neuville et de Roussel, partira immédiatement pour le château d'Abondant, chez les Tourzel, d'où il gagnera Jersey. Je le rejoindrai avant l'embarquement et après avoir fait partir sa mère pour les Pays-Bas chez sa sour Marie-Christine, en compagnie de lady Atkyns et sous la garde de mon ami Rougeville que vous ne connaissez pas.
- Le chevalier qui est amoureux de Marie-Antoinette ? Il n'a donc pas émigré comme Fersen ou les Polignac ?
- Il était emprisonné aux Madelonnettes depuis le procès du Roi. C'est Michonis qui l'en a tiré. Depuis, il se cache à Vaugirard, chez son amie Sophie Dutilleul, la comédienne. Il brûle de se dévouer pour la Reine !
- Restent Madame Royale et Madame Elisabeth.
- Elles iront chez Laura. Notre ami " Sévignon " les conduira. Elles y resteront quelques jours, le temps que les remous se calment. Ensuite elles iront en Angleterre, par Boulogne où j'ai tout prévu, et se rendront à Ketteringham Hall où Charlotte Atkyns sera revenue. Peut-être avec la Reine si Sa Majesté le souhaite...
- Elle souhaitera surtout rejoindre son fils.
- Sans doute mais, dans l'immédiat, il vaut mieux qu'ils ne soient pas ensemble. Le roi Louis XVII vient d'avoir huit ans. Il faut le protéger et non en faire un otage de l'Autriche. A Jersey l'imprenable, il sera protégé par des forces françaises et anglaises. Suivant les événements et si nous remportons la victoire, sa mère reviendra auprès de lui pour devenir régente.
- Il est trop jeune pour vivre seul au milieu des hommes, s'insurgea Pitou.
- Mme de Tourzel et sa fille Pauline passeront elles aussi à Jersey. Et, bien entendu, Madame Elisabeth et la petite Marie-Thérèse s'y rendront quand elles le voudront.
- Voilà qui me semble bien organisé, grogna Pitou. Et moi, dans tout cela, qu'est-ce que je fais ? Je reste à Paris et je deviens le gendre des Tison ? Jolie perspective !
- Seulement si cela vous chante, fit Batz en riant. Je vous propose de m'attendre à Charonne en jouant aux cartes avec Marie et ses deux gardes du corps, Devaux et Biret-Tissot. La Grandmaison n'a aucune raison de quitter sa demeure. Et, croyez-moi, elle va être heureuse de s'y trouver enfin sans invitée. Voir lady Atkyns repartir vers les brouillards de Londres est son plus cher désir.
- Elles ne s'entendent pas ? Cela me semble difficile à croire : Marie est une hôtesse... parfaite, si gracieuse, si aimable...
- C'est que l'Anglaise s'est révélée franchement envahissante. La maison de Charonne n'a pas grand-chose à voir avec un château anglais et Charlotte s'y sentant à l'étroit ne le laisse pas ignorer. En outre, elle ne rêve que de courir au Temple, de se jeter aux pieds de la Reine et de la supplier de lui laisser prendre sa place.
- C'est assez courageux, il me semble?
- J'avoue y avoir pensé un instant mais, si grand que soit son talent, ce n'est plus possible. La Reine a trop changé : elle a maintenant quelque chose d'immatériel, d'usé, qui est très difficile à rendre sans une longue période d'observation, les airs de tête ne suffisent pas... Et puis nous en arrivons toujours au même point : la Reine ne veut pas abandonner ses enfants.
Dire que Marie souhaitait voir lady Atkyns repartir pour l'Angleterre relevait de l'euphémisme. En dépit de sa patience et de son cour généreux, elle trouvait le temps long, elle en arrivait presque à souhaiter quitter une maison qu'elle adorait mais où elle ne se sentait plus chez elle pour regagner son appartement de la rue Ménars. L'Anglaise était partout, se mêlait de tout, trouvant toujours un moyen de ramener choses et conversations au sujet qui l'obsédait : Marie-Antoinette. Elle en parlait à longueur de journée, jouait sur la harpe les airs qu'elle aimait, entretenait sans fin Marie de ce jour inouï, à Versailles, où elle avait rencontré la Reine. En outre, les rares retours de Batz au logis ne permettaient plus aucun instant d'intimité : Charlotte accaparait le baron avec toujours plus d'insistance sur la question qu'elle ne cessait de formuler : quand comptait-il l'emmener au Temple ? Comme s'il était facile d'y répondre !
Dans son impatience, Charlotte avait souhaité se rapprocher de la tour où s'étiolait sa reine et s'installer chez son ami, l'avocat Yves Cormier, qui habitait rue du Rempart à l'enclos du Temple. Pressenti par Batz tout à fait conscient de ce que subissait Marie, celui-ci venait de décliner l'honneur avec courtoisie mais fermeté, expliquant son refus par la santé chancelante de son épouse, une fragile créole fille d'un armateur nantais spécialisé dans le " bois d'ébène ". Sujette à des crises nerveuses et maladivement jalouse, Mme Cormier ne supportait aucune femme dans son entourage, à la seule exception d'une camériste âgée qui l'avait élevée. Ce qui n'empêchait pas l'avocat breton d'être toujours prêt à se dévouer pour la cause.
Ce soir-là pourtant, après un rapide passage rue de la Loi, le garde national Forget prit le chemin du vieux couvent de la Madeleine : le baron de Batz en sortit à la nuit tombante et gagna au pas de promenade sa maison de Charonne. La nouvelle qu'il apportait emplit Marie de joie et d'appréhension tandis que Charlotte Atkyns éclatait en sanglots avant d'adresser au Ciel une fervente prière d'action de grâce : l'enlèvement de la famille royale était fixé au 21 de ce mois de juin.
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