Depuis les troubles elles se sont retirées à Sucy dans une propriété appartenant aussi à Aucane... et l'on m'a rapporté qu'Elleviou se rend souvent, en secret, à Sucy après le spectacle. Alors, de deux choses l'une : ou il essaie, en courtisant une autre femme, de détourner sur elle la colère de sa Clothilde, ou bien il espère, en vous séduisant... oublier cette exquise Emilie. De toute manière, vous voilà prévenue !

- Dieu que c'est agréable à entendre, ce que vous venez de me confier! murmura Laura. Vous êtes quelqu'un dans le genre d'Attila, n'est-ce pas? Là où vous passez les illusions ne repoussent plus ?

Il se mit à rire, puis, prenant le visage de la jeune femme entre ses mains, il posa sur ses lèvres un baiser, le plus doux qu'elle eût jamais reçu :

- Vous m'êtes trop chère pour que je vous laisse vous fourvoyer avec des gens indignes de vous...

Et s'en fut...

CHAPITRE V

UN CORDONNIER NOMMÉ SIMON

Le 14 juin, dans l'escalier de la tour du Temple, un garde national qui prenait pour la première fois sa faction au troisième étage regardait autour de lui, comme quelqu'un qui découvre un monde inconnu. C'en était un, en effet, puisque à cet étage étaient enfermés la Reine, les princesses et le petit roi. Le garde faisait partie de la section Le Pelletier où il était connu sous le nom de Forget. C'était Jean de Batz.

Depuis deux heures déjà, il allait et venait, le fusil à l'épaule, près des étroites portes vitrées et garnies de rideaux blancs plissés qui lui dissimulaient les prisonniers. Ces portes séparaient l'escalier de l'antichambre et l'antichambre des autres pièces. Tout à l'heure, " Forget " entrerait dans cette antichambre pour relever un autre garde. En attendant, il ne perdait pas une minute de ce temps qui lui était alloué, notant mentalement des détails comme la largeur de l'escalier, le nombre des sentinelles disposées dans l'étroite vis de pierre, constatant aussi avec colère que la surveillance était plus étroite qu'au temps où Louis XVI vivait là ses derniers jours. Déjà, à cette époque, le patriote Palloy, le démolisseur de la Bastille, avait édifié autour de l'enclos du vieux donjon médiéval un mur de six mètres de haut, percé d'une seule porte gardée jour et nuit. Et, dans la tour elle-même, il y avait encore plus de monde qu'auparavant...

Le rez-de-chaussée était occupé par les municipaux et leurs commissaires, délégués de la Commune à la surveillance des captifs. A intervalles réguliers, quatre ou cinq d'entre eux montaient relayer leurs camarades, la surveillance des prisonniers devant être constante, de jour comme de nuit. Au premier étage, il y avait un autre poste occupé par les gardes nationaux dont les officiers logeaient dans les tourelles d'angle. Le deuxième, où le Roi avait habité avec son fidèle Cléry, était vide depuis le départ de celui-ci, un mois environ après l'exécution. Enfin, au troisième, étaient emprisonnés l'enfant royal et les trois femmes qu'épiait de façon constante le ménage Tison, chargé officiellement de les servir mais en réalité les plus actifs espions que la haine pût susciter. Alors, que pouvaient espérer Batz, ses mesures et ses observations en face d'un dispositif aussi lourd ? Eh bien, justement beaucoup de choses.

L'une des chevilles ouvrières de son plan d'évasion était son ami Cortey, l'épicier de la rue de la Loi qui avait courageusement accepté, le 21 janvier dernier, de jouer un rôle prépondérant dans l'enlèvement du Roi, dont il avait la corpulence, sur le chemin de l'échafaud. C'était un royaliste dans l'âme et il ne variait pas. Entré très tôt dans la Garde nationale, sa valeur, son sens de la justice et son ascendant sur les hommes en avaient fait un chef obéi et respecté. Il commandait la section de la rue Le Pelletier, chargée plus spécialement de la surveillance du Temple où, avec sa troupe, il prenait souvent la garde. Ami de longue date de Batz, c'était encore lui qui l'avait inscrit sur les rôles sous le nom de Forget dont l'apparence était celle d'un homme d'une trentaine d'années aux cheveux filasse tressés en cadenettes et à la longue moustache gauloise. Depuis son " enrôlement ", le garde Forget remplissait ses devoirs avec une grande exactitude. Ce qui obligeait le baron de Batz à ne pas mettre souvent les pieds à Charonne.

Bien différente mais tout aussi précieuse était la seconde cheville ouvrière : le citoyen Michonis, ancien limonadier qui avait donné suffisamment de gages de civisme à la Commune pour s'être vu octroyer le poste de directeur des prisons. Il se vantait même, pour asseoir son personnage, d'avoir siégé à l'un de ces " tribunaux " d'enragés chargés de " juger " les prisonniers lors des massacres de Septembre. Agé de cinquante-huit ans - vingt ans de plus que son ami Cortey! - il cachait sous un aspect rébarbatif de " sans-culotte " bon teint de véritables convictions royalistes... et un grand amour de l'argent. Batz l'avait rencontré chez Cortey et savait qu'il pouvait compter sur lui autant que sur l'épicier lui-même. Avec de tels hommes, il espérait parvenir à ses fins...

En dépit des apparences, il remporta de sa faction au Temple une vraie satisfaction et la certitude que malgré la surveillance renforcée - et bien que Toulan eût disparu du paysage pour se mettre à l'abri -, l'évasion de la famille royale était possible, le point important étant de choisir un soir où Cortey et ses hommes - plusieurs d'entre eux étaient gagnés à la cause - seraient de garde en même temps que Michonis dont le titre de directeur des prisons se doublait de celui de commissaire municipal. Ce qui lui permettait de revenir très fréquemment au Temple.

Il en rapporta aussi une tristesse mêlée de colère car, durant cette journée, il lui fut donné d'apercevoir enfin les nobles prisonners. Il vit la Reine, toujours imposante et belle sous ses crêpes noirs et ses cheveux blanchis, faire lire le petit roi qui lui parut un peu pâle. Il vit Madame Elisabeth et sa nièce, les manches retroussées et les mains dans une cuvette, laver quelques lingeries fragiles avec une assurance qui le confondit. Ces jeunes femmes n'avaient jamais connu que la splendeur des palais royaux - Versailles l'inimitable ! - servies par une nuée de serviteurs attentifs à leurs moindres désirs et elles acceptaient cet incroyable retournement du sort avec une patience, une soumission absolue à la volonté de Dieu. Un moment, Batz entendit même rire Madame Royale et pensa à Laura qui, depuis leur rencontre aux Tuileries, vouait à la fillette une vraie tendresse, celle d'une mère pour son enfant perdue...

Depuis deux mois, Batz n'avait pas revu la jeune femme et Marie pas beaucoup plus : il se vouait tout entier à ce personnage du garde Forget qui lui permettait d'être au cour du complot. Cortey, en effet, le logeait dans une dépendance de son épicerie. De là, il poursuivait le tissage de cette toile d'araignée qu'il avait entrepris de tendre sur Paris. Grâce aux fonds importants dont il disposait, il s'était assuré des complaisances, voire des complicités, dans les milieux les plus divers allant de la basse police à la Commune et à la Convention. Sans compter, bien sûr, un solide noyau de jeunes nobles brûlant de se dévouer à la cause royale. Sa grande habileté consistait à tenir tous ces gens à l'écart les uns des autres. A de rares exceptions près, chacun d'eux ignorait tout des autres conjurés. Batz, en effet, se demandait encore s'il n'avait pas commis une énorme erreur en provoquant dans les caves de la Tombe-Issoire et à la veille de la mort de Louis XVI une réunion trop fournie : quelque cinq cents personnes. C'était vraiment ouvrir la porte à la trahison : une vingtaine auraient suffi peut-être, mais il avait été pris par le temps. Personne n'imaginait que l'exécution suivrait de si près la condamnation à mort... Cette fois, il était décidé à n'opérer que par actions ponctuelles nécessitant seulement un nombre réduit de participants.

En attendant, son travail de sape contre la Convention donnait déjà des résultats : le 31 mai dernier, Lullier, procureur-syndic de la Commune -et son ami - avait par un discours enflammé soulevé l'assemblée contre les Girondins, des modérés cependant, mais à qui Batz ne pardonnait pas d'avoir voté la mort du Roi. Lullier avait eu la tâche facile : le général Dumouriez, qui était des leurs, venait de passer définitivement à l'ennemi auquel il avait livré les commissaires à lui envoyés par le gouvernement. En même temps, les faubourgs travaillés par quelques orateurs particulièrement convaincants - dont Danton et Marat, jouant ainsi sans le savoir sur l'échiquier du baron - s'étaient lancés à l'assaut de la Convention établie aux Tuileries. Résultat : à cette heure, les Girondins en fuite et poursuivis s'étaient égaillés à travers les provinces pour y rameuter leurs sympathisants. Leur égérie, la jeune et charmante Mme Roland, était emprisonnée à l'Abbaye et, cela, Batz le regrettait un peu parce qu'elle était femme, mais elle avait répété trop souvent qu'elle comptait prendre un vif plaisir au spectacle de la Reine descendant toujours plus bas dans l'enfer de la déchéance et de l'humiliation.

Batz savait ce que pouvait peser l'amour ou la haine d'une femme sur le comportement d'un homme. Belle, intelligente, cultivée, placée au centre du monde politique dans ce ministère de l'Intérieur dont un époux à sa dévotion - parce que beaucoup plus âgé - était le titulaire, Manon Roland fascinait les Girondins dont plusieurs étaient épris d'elle. Elle se voulait la muse de l'idéal révolutionnaire et, dans son salon, on parlait beaucoup de vertu, de justice, de liberté, de stoïcisme et de Plutarque, mais elle était farouchement hostile à toute forme de royauté, fût-elle constitutionnelle. Ses aspirations allaient à un gouvernement idéal où tout serait clair, net, propre, qui veillerait surtout à la dignité d'un peuple qu'elle déclarait alors " abruti, courant à des fêtes ridicules et à se rassasier du supplice de malheureux livrés à sa féroce défiance ".