- A cause de son mariage avec votre mère ?
- Non. Parce qu'il l'a tuée ! A présent, écoutez-moi!
Laura était sincère quand, en quittant Pitou, elle lui avait déclaré vouloir demeurer à Cancale afin d'essayer d'arracher Jaouen à l'enfer qu'il vivait depuis la perte de son bras et de ses espoirs de devenir un jour un grand soldat mais, à peine éloigné le bateau qui emmenait son ami à Jersey, elle comprit qu'elle avait gardé une arrière-pensée et que tout son être refusait la monstruosité d'un mariage hors nature. Bien qu'elles n'eussent jamais été très proches, elle n'en voulait pas à sa mère, sachant de cruelle expérience quel charme dégageait Josse de Pontallec lorsqu'il voulait s'en donner la peine. Elle savait aussi qu'il ne faisait jamais rien sans une intention soigneusement calculée et, en l'occurrence, facile à deviner : mettre la main sur les biens des Laudren qui demeuraient entiers puisque la nouvelle marquise de Pontallec n'avait jamais émigré. Les demeures, la maison d'armement, tout devait être encore à portée de ses griffes, et séduire une femme plus âgée que lui, n'ayant guère connu de la vie qu'un travail acharné pour lutter contre le chagrin laissé par la mort de son époux et surtout par celle de son fils, n'avait pas dû présenter beaucoup de difficultés.
Au lendemain du départ de Pitou, Laura dit à Jaouen :
- Il faut que je retourne à Saint-Malo. Venez-vous avec moi?
- Où que vous alliez, j'irai. J'étais certain, d'ailleurs, que vous me le proposeriez...
Et ils étaient partis avec la carriole du marchand d'huîtres, celle-là même qui avait amené Laura et Pitou. A Saint-Malo, après qu'ils eurent fait contrôler, elle son passeport américain, lui sa carte de civisme, ils avaient pris logis à cette auberge de la Morue-Joyeuse, située à quelques pas de l'hôtel de Laudren, où Bina avait révélé à son ancienne maîtresse l'étrange état de sa famille. Sans crainte d'être reconnue par l'aubergiste Le Coz : l'enfance d'Anne-Laure s'était déroulée surtout à La Laudre-nais, la malouinière familiale, à Komer, le petit château en forêt de Paimpont, et dans le couvent qu'elle avait quitté pour épouser Pontallec dans la chapelle de Versailles. Dans la rue Dugay-Trouin, on ne la connaissait pas beaucoup.
La raison invoquée pour son séjour était le désir d'une fille des libres États unis de l'Amérique septentrionale de retrouver une racine familiale bretonne dont on avait bercé son enfance bostonienne. En outre, accompagnée qu'elle était par un héros de Valmy, elle se trouvait à l'abri de toute méfiance de la part des autorités. Elle s'installa donc dans une chambre judicieusement choisie en fonction d'une fenêtre d'où l'on pouvait surveiller les allées et venues de l'hôtel familial.
Des mouvements à peu près nuls les deux premiers jours, jusqu'à ce que Joël Jaouen, qui lui n'avait aucune raison de se cacher, réussisse à mettre la main sur Bina et à l'amener jusqu'à son ancienne maîtresse. Sans difficulté aucune : de tout temps, la petite Bretonne avait été amoureuse de lui. Depuis des mois, elle ignorait ce qu'il était devenu et le retrouver soudain dans une rue de Saint-Malo, même avec un bras en moins, l'avait transportée de joie. Oh, elle n'ignorait rien des sentiments que Jaouen portait à la jeune marquise mais, tête légère et cour simple, Bina se contentait de peu : vivre auprès de lui en espérant qu'un jour il finirait par remarquer combien elle était charmante lui suffisait. Elle le croyait mort et, en le revoyant soudain debout devant elle et bien vivant, elle éprouva une telle joie qu'elle l'aurait suivi au bout du monde. Ce ne fut que jusqu'à l'auberge du père Le Coz pour y rencontrer miss Adams, mais c'était tout de même un moment de bonheur.
Ce que Bina lui apprit inquiéta la jeune femme : l'avant-veille, alors qu'elle revenait seule de la Lau-drenais sur les arrières de Saint-Servan, la légère voiture que conduisait sa mère avait été arrêtée par des individus de mauvaise mine au moment où elle s'engageait sous la porte de Dinan. Après l'avoir molestée, ces gens lui avaient conseillé de quitter la ville au plus tôt si elle ne voulait pas voir ses entrepôts, les deux navires qui attendaient à quai et même sa maison de ville flamber jusqu'aux fondations.
- Madame Marie-Pierre n'est pas peureuse, poursuivit Bina, et vous le savez bien, Mademoiselle Anne-Laure - elle n'était jamais parvenue à l'appeler autrement - mais, quand il est rentré, M. le marquis a poussé les hauts cris. Selon lui la menace était sérieuse et il a fini par convaincre Madame de s'éloigner, au moins pour quelque temps, en laissant ses affaires à ce bon M. Bedée que vous connaissez et qui est son bras droit depuis la mort de son époux.
- Et elle a accepté ? fit Laura à qui cette histoire de voiture attaquée rappelait quelque chose [x]. Cela ne lui ressemble guère.
- Elle a eu vraiment peur, je crois. Et puis M. le marquis a été très ferme : ou bien il lui permettait de la conduire à Jersey ou bien il s'en irait rejoindre le frère du Roi, Mgr de Provence, qui est en Allemagne, afin d'être sûr au moins de servir à quelque chose. Il lui a assuré que, si elle acceptait, il ferait la navette entre Jersey et Saint-Malo pour veiller à leurs intérêts, et lui servirait en quelque sorte de courrier. Il a ajouté qu'au moins il n'aurait pas à se tourmenter pour celle qui lui était plus chère que tout au monde...
- Dis-moi, Bina, intervint Jaouen, tu en sais des choses ! On dirait que tu n'as pas perdu cette bonne habitude d'écouter aux portes ou de regarder par le trou des serrures?
- Quand on aime les gens on s'intéresse à eux, protesta la jeune fille offensée...
- Et puis, coupa Laura, il arrive que cela soit utile. Continue, Bina!
- Ben... il n'y a pas grand-chose d'autre à dire. La nuit dernière, ils sont partis tous les deux à pied et en grand secret pour rejoindre un bateau que M. le marquis a fait préparer quelque part.
- C'est vague, ça ! grogna Jaouen.
- Tu penses qu'on ne m'a pas mise dans le secret, s'insurgea la jeune fille. C'est déjà bien beau que je sache où ils sont allés...
La nouvelle de ce départ atterra la fille de Marie-Pierre. Moins à cause du lieu où sa mère avait accepté de se rendre que par cette acceptation même. Se laisser mener ainsi par Pontallec, accepter de lui n'importe quoi, même d'abandonner tout ce qui faisait l'intérêt de son existence : cette maison d'armement naval qu'elle maintenait avec la poigne d'un homme contre vents et marées et qu'elle avait réussi jusqu'à présent à protéger des prédateurs du nouveau régime. Comment n'avait-elle pas compris qu'en se rendant à Jersey, cependant si proche, elle n'en devenait pas moins une émigrée dont les biens tombaient automatiquement sous le coup de la loi et pouvaient être saisis ? Et, plus incompréhensible encore, le jeu que jouait Pontallec. Ces biens qu'il convoitait sans doute possible, comment entendait-il se les approprier? Certes, le brave Hervé Bedée qui connaissait les rouages de la maison Laudren aussi bien que sa patronne était l'honnêteté même et, en outre, il en savait assez sur les méthodes de Marie-Pierre pour les continuer, mais il y avait là une faille, un trou, quelque chose qui échappait tout à fait à Laura... A moins que Pontallec - elle n'arrivait même plus à lui donner son prénom ! - eût partie liée avec certains des nouveaux maîtres? Elle savait depuis longtemps, par ce qu'en avait dit Batz, les relations occultes que le frère du Roi - celui que Marie-Antoinette appelait Caïn! - avait entretenues avec certains députés de la Constituante, puis de la Législative. Qu'en était-il de la Convention? Les agents de ce renard prêt à tout, même au crime, pour obtenir enfin la Couronne, ne négligeaient certainement pas le nouveau pouvoir et Pontallec était de ceux-là !
- Que faisons-nous ? avait alors demandé Jaouen tandis que Bina rentrait au logis. Allons-nous à Jersey ?
- Il va falloir, je pense, nous y préparer. Il faut que je voie ma mère !
- Alors, pour cela, mieux vaut peut-être retourner à Cancale? Nous y aurons plus de facilités qu'ici.
- Sans aucun doute. Nous partirons demain matin.
- Pourquoi pas tout de suite ?
- Je voudrais essayer d'avoir une entrevue avec M. Bedée. Il m'a toujours montré beaucoup de bonté quand j'étais enfant. C'est lui qui s'est occupé du paiement de ma dot et je pense qu'il pourrait peut-être m'aider à y voir un peu plus clair.
- Vous lui révélerez qui vous êtes ?
- Il saura se taire mieux encore que Bina. J'ai toute confiance en lui...
Mais il était écrit quelque part que Laura n'irait pas voir M. Bedée et ne repartirait pas davantage pour Cancale. Au moment où elle sortait de l'auberge pour se rendre aux bureaux du port, un cortège apparut dans la rue, formé surtout de curieux autour de deux pêcheurs portant un corps enveloppé de couvertures sur un brancard de fortune. Une brusque agitation dans cette rue calme, qui s'arrêta devant l'hôtel de Laudren où l'un des deux municipaux qui l'escortaient frappa à coups redoublés. Un brusque pressentiment jeta Laura vers cette troupe, vite suivie par Jaouen.
- Que se passe-t-il? demanda celui-ci après avoir écarté la jeune femme d'une main autoritaire.
- C'est la Marie-Pierre... enfin j'veux dire la citoyenne Laudren. Un pêcheur de Rothéneuf qui la connaît bien l'a trouvée sur les rochers, comme si la marée l'y avait apportée...
- Elle est morte? demanda Laura d'une voix blanche.
- Non... mais l'en vaut guère mieux à c'qu'on dit! Quant à savoir c'qu'elle faisait là-bas, toute trempée et toute déchirée...
- Elle aura voulu fuir le pays, dit quelqu'un, et aura manqué son coup.
- S'enfuir? Ça lui ressemble pas! La Marie-Pierre, c'est de la pierre dure, comme celle de chez nous ! L'aurait fallu la tuer pour lui faire abandonner son commerce, ses bateaux... et ses hommes!
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