Soudain, entre deux énergiques participations à la discussion, Julie s'aperçut de l'étrange comportement de son invité :
- Que t'arrive-t-il, citoyen? On ne t'entend pas, tu ne manges pas, tu ne bois pas... tu n'as même pas l'air d'être avec nous ! Ce qui se dit ici ne t'intéresse pas?
- Si, bien sûr mais cela me soucie beaucoup. J'aie peur que tes... que nos amis n'aillent vers de gros ennuis. Déjà, l'on dit dans les places et les cafés que Robespierre, Marat, Danton et les autres veulent se débarrasser des Girondins.
- C'est certain mais ils sauront se défendre, dit-elle avec exaltation. Et Talma en sera aussi!... mais, au fait, où est-il celui-là?
- Il raccompagnait miss Adams aux dernières nouvelles...
- C'est un peu long ! Il faut qu'il nous rejoigne ! David doit venir et s'il n'est pas là pour l'accueillir, il sera très mécontent...
Elle semblait réellement inquiète tout à coup. Batz n'avait jamais fait qu'entrevoir le peintre des Serments - celui des Horaces d'abord puis celui du Jeu de paume qui connurent un immense succès -, mais cela lui avait suffi pour déceler un orgueil frisant l'arrogance et un caractère vindicatif qui ne devaient pas le rendre facile à vivre. Qu'il soit un intime de la maison et l'inspirateur de la révolution costumière de Talma ne changeait sans doute rien à l'accueil qu'il devait attendre à chacune de ses visites : le tapis rouge et le ménage Talma prosterné dessus.
- Rassure-toi! dit-il en se levant. Je vais chercher ton époux.
N'était-ce pas, en effet, une merveilleuse occasion de s'esquiver? En passant par le vestibule, il prit son chapeau, sa canne, et fonça droit sur la cuisine où, comme il s'y attendait un peu, il trouva le tragédien dans son fauteuil, une couverture sur les épaules, un bol bien serré entre ses mains et sirotant avec délices le lait de poule demandé. L'entrée de Batz lui fit lever un sourcil dubitatif :
- Elle me réclame ?
- Oui. Elle dit que David ne devrait plus tarder et que si vous n'êtes pas là pour le recevoir...
- Mon Dieu, je l'avais oublié celui-là ! Je l'aime bien et j'admire son immense talent, mais j'aimerais qu'il ne se prenne pas toujours pour Jupiter ! Il faut que nous y allions ! ajouta-t-il, en rendant le bol et la couverture à la vieille femme.
- Pas moi. J'étais venu en passant. Il faut que je rentre. J'ai à faire avec Lecoulteux que vous connaissez! Présentez mes excuses à votre adorable épouse et allez vite où le devoir vous appelle ! Nous nous reverrons bientôt.
Et il s'élança au-dehors tandis que Talma regagnait en soupirant sa maison illuminée. Il était grand temps : dans l'allée, Batz croisa un homme qui marchait avec la solennelle dignité d'un sénateur romain, portant haut une tête assez belle en dépit d'une bouche charnue épaissie par une légère tumeur qui lui donnait un air de dédain plutôt déplaisant, à mi-chemin entre un long nez et une mâchoire volontaire. Les yeux froids fixaient la plupart du temps d'une façon hautaine mais ne firent qu'effleurer Batz avec insolence, comme s'il s'agissait d'un objet sans importance ne méritant pas le moindre salut.
Rendant dédain pour dédain, celui-ci haussa ostensiblement les épaules en s'attendant presque à ce que l'autre lui demande raison, l'espérant même : une bonne querelle et pourquoi pas un joyeux duel lui eussent apaisé les nerfs. Mais cette imitation de Romain n'avait certainement jamais manié autre chose que des pinceaux dans lesquels - il fallait bien l'admettre -passait parfois l'éclair du génie. Il serait dommage, après tout, de priver l'Art d'un tel homme! Un instant plus tard, Batz retrouvait son cheval, l'enfourchait et quittait la rue Chantereine.
Pas pour aller bien loin. L'élégante artère dite rue du Mont-Blanc dont le nom remplaçait depuis peu celui de Mirabeau était assez proche et Batz savait bien qu'il ne pourrait trouver le sommeil s'il n'avait auparavant réglé ses comptes avec l'ex-marquise de Pontallec. Quelques minutes plus tard, il était devant chez elle.
La maison, pourvue d'un petit jardin, était de dimensions modestes comparée aux vastes et magnifiques demeures qui l'entouraient : hôtel Necker, hôtels d'Épinay ou de la Guimard, toutes proclamaient la puissance de l'argent. La plus proche était celle où mourut Mirabeau. Elle avait été ornée d'une plaque de marbre noir sur laquelle, à la demande de Talma, le poète Chénier avait fait graver :
" L'âme de Mirabeau s'exhala en ces lieux Hommes libres pleurez ! Tyrans baissez les yeux ! "
Les temps ayant changé en même temps que l'image du tribun dans l'esprit du peuple, la plaque venait d'être enlevée tandis que l'on remplaçait le nom de la rue, attribuée provisoirement à un sommet alpin dont la pureté ne pouvait être contestée. Ce qui n'était pas le cas de Mirabeau.
Quant à la demeure de miss Adams, son ordonnance était simple : un corps central marqué par des refends et surmonté d'un arrondi, des fenêtres à consoles et une porte ornée d'un mascaron. La cour ne pouvait contenir que deux voitures et le jardin dont on apercevait les frondaisons au-dessus de l'unique étage ne devait pas être beaucoup plus grand. A l'entrée, une grosse cloche que Batz, sans quitter sa selle, agita avec autorité.
Quelques instants d'attente, puis un pas sur les pavés de la cour, et enfin une voix peu aimable demandant qui venait à cette heure de la nuit.
- Il n'est pas si tard, fit le baron sèchement. Et miss Adams que j'ai vue chez Talma et qui vient de rentrer peut certainement me recevoir.
- C'est possible, mais cela ne me dit pas qui vous êtes.
- Jean de Batz, annonça celui-ci en évitant de faire sonner son titre aux échos de la nuit. Quelque chose me dit que miss Adams s'attend à ma visite...
Preuve qu'il avait raison, la porte s'ouvrit presque aussitôt sous la main unique d'un homme taillé en force, vêtu avec la sobriété d'un majordome ou d'un intendant, dont le bras gauche était prolongé par un crochet de fer qui devait en faire une arme redoutable. Les yeux, froids et gris, dévisagèrent le nouveau venu :
- Je crois en effet qu'elle vous attend ! dit-il avec lenteur.
Mais Batz savait déjà à qui il avait affaire :
- Vous êtes Joël Jaouen, n'est-ce pas ? Pitou m'a parlé de vous.
- C'est un bon ami. Entrez, je vais m'occuper de votre cheval. Miss Adams est dans le salon de musique, la deuxième porte à gauche dans le vestibule...
Batz trouva sans peine et, après avoir frappé discrètement, pénétra dans une pièce qui devait son appellation à une grande harpe dorée dressée près d'un tabouret recouvert de soie verte et aux cartouches qui, au-dessus des portes, composaient des bouquets d'instruments enrubannés. Laura elle-même était assise sur une chauffeuse près de la cheminée, les bras croisés sur la poitrine, habillée d'un long vêtement d'intérieur en fin lainage blanc, simple comme la robe d'une novice, dont les amples manches cachaient les mains. Elle ne se leva pas pour accueillir le visiteur, se contentant de lui désigner une bergère placée en face d'elle :
- Venez vous asseoir là. On va nous apporter du café.
Mais il se donna le temps d'examiner la pièce, petite et charmante avec ses boiseries d'un vert doux relevé de légers filets d'or, ses rideaux de velours ivoire et ses meubles tendus de soie. Il eut un petit rire assez déplaisant :
- Vous êtes bien logée. Qui paie tout cela ? L'intention blessante alluma un éclair dans les yeux noirs de la jeune femme mais elle ne broncha pas.
- Moi-même. Chez qui donc croyez-vous être?
- Auriez-vous fait fortune ?
- Le mot est vaste. Disons que j'ai retrouvé quelques biens. Mais si vous vouliez prendre place devant moi au lieu d'arpenter ce salon en évaluant chaque chose comme un marchand, je pourrais peut-être expliquer ce que vous ne comprenez pas ?
Il se décida à poser les yeux sur elle, rencontra un regard dont la gravité le surprit après le ton léger dont elle avait usé dans ses premières paroles, puis vint lentement occuper le siège qu'on lui désignait. A cet instant, Bina entra, portant un plateau chargé de tasses et d'une cafetière qu'elle vint déposer sur un petit guéridon placé entre les deux personnages.
Batz considéra la jeune fille avec intérêt :
- Si je ne me trompe, cette jeune personne était votre... je veux dire la femme de chambre de Mme de Pontallec ?
- Vous ne vous trompez pas. C'est Bina, en effet. Elle a... définitivement je crois, rejoint ma cause. Merci, Bina, je vais servir, ajouta-t-elle en se levant.
L'instant suivant appartint à l'odeur de l'excellent café dont Batz but une première tasse avec un plaisir visible.
- Si vous m'expliquiez ? soupira-t-il enfin. Je ne comprends plus rien.
- Oh, mon histoire est assez simple. Disons que la chance y est peut-être pour quelque chose. Mais d'abord donnez-moi des nouvelles de Pitou. Vous a-t-il rejoint sans problèmes, et ensuite est-il bien rentré ?
Cette fois, Batz trouva un sourire pour cette femme dont il n'arrivait plus à démêler si elle l'agaçait plus qu'elle ne l'enchantait.
- C'est bien de commencer par lui. Une autre se serait peut-être inquiétée du diamant bleu...
- Le diamant n'est qu'une pierre et Pitou un cour d'or. C'est sans aucune commune mesure...
- Alors sachez que tout va bien de ce côté. Pitou a repris son service mais il est plus ou moins consigné chez lui. Il est aussi très malheureux...
- Pas à cause de moi, tout de même ?
- Et pour qui d'autre ? J'ai eu beaucoup de peine à l'empêcher de retourner en Bretagne. Il était persuadé que vous y étiez en danger...
- Tant que vivra Josse de Pontallec, je crois que je le serai, mais c'est la règle du jeu après tout. Je le hais autant que je l'ai aimé, je crois, mais à présent j'ai juré sa perte. Ce sera lui ou moi, car il n'y a pas assez de place sur terre pour tous les deux.
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