- Chère amie, coupa Batz qui détestait pardessus tout se trouver en tiers dans une scène de ménage, je ne demande qu'à te suivre mais peut-être pourrions-nous laisser le maître se reposer un peu? Il a eu une journée fatigante...

- Impossible! Il faut qu'il vienne! Nous avons là tous nos amis : Condorcet, Vergniaud, Brissot, Barbaroux, Gensonné, Buzot, Pétion, Roland-David va arriver et peut-être Mme Roland !

- Une femme au milieu de ta cour! Et surtout celle-là ? Grande nouveauté ! ricana Talma.

En effet, fort peu de femmes, voire pas du tout, s'aventuraient dans le salon de l'ancienne étoile de l'Opéra qui leur préférait de beaucoup la société des hommes où elle était toujours assurée de jouer le premier rôle.

- Ne sois pas ridicule ! Je ne refuse pas la société des femmes, au contraire! Il se trouve que certaines, comme Mme Roland, ne jugent pas ma maison digne de leur présence. Heureusement, elles ne sont pas toutes de cet avis et ce soir nous avons miss Adams !

Batz qui achevait son bouillon avala de travers et s'étrangla.

- Miss Adams ? émit-il quand la voix lui revint après que Cunégonde lui eut tapé dans le dos avec autant de vigueur que si elle battait un tapis. Quelle miss Adams ?

- Laura Adams, renseigna gracieusement Julie qui savait être charmante. C'est une jeune Américaine à qui je viens de louer l'une de mes maisons de la Chaussée-d'Antin. Elle est de Boston mais elle nous arrive de Bretagne où elle avait une affaire de famille à régler. Elle était parente de ce pauvre amiral John Paul-Jones que nous avons perdu l'an dernier...

Si invraisemblable que cela paraisse, le doute n'était plus possible. D'ailleurs, pouvait-il exister une autre Laura Adams que celle inventée par Batz?

- Ah ! je serais heureux de la rencontrer ! s'écria-t-il. Je compte pas mal d'amis chez les Américains de Paris et si c'est une personne agréable...

- Agréable ? Elle est tout bonnement adorable ! renchérit Talma. Je ne l'ai vue qu'une fois lorsqu'elle est venue signer son bail mais elle nous a séduits, Julie et moi !

- Je ne demande qu'à me joindre à ce chour admiratif, fit Batz avec un sourire qui, pour une fois, n'atteignit pas ses yeux.

- Venez alors ! dit Julie en prenant son bras. Extrait de son fauteuil et de sa cheminée, Talma suivit, tout requinqué à l'idée de revoir la charmante Américaine dont Batz avait encore peine à croire que ce fût vraiment celle qu'il avait mise au monde d'un coup de baguette magique, un jour de l'été précédent-Mais c'était bien elle, vêtue d'une jupe de léger satin ivoire sous un " pierrot " de même tissu vert amande à longues manches terminées par des manchettes d'organdi. Assise sur une méridienne, une flûte de Champagne à la main, Laura bavardait gaiement avec un très beau jeune homme que Batz connaissait de vue, comme tout Paris, pour l'avoir applaudi à la salle Favart, mais qui était aussi une relation, sinon un ami, de Marie avec laquelle il avait chanté et joué plusieurs fois quand elle était encore au théâtre : c'était le ténor Jean Elleviou dont raffolaient toutes les femmes. Non sans quelque raison d'ailleurs : bâti comme Adonis - en plus viril peut-être - avec de magnifiques cheveux coupés court mais d'un blond si éclatant qu'on pouvait les croire passés à la feuille d'or, un visage régulier au teint coloré, au sourire éblouissant, il possédait des yeux d'un bleu foncé dont le regard pouvait être ensorcelant. En s'approchant, Batz aurait juré que le beau chanteur était justement en train de se livrer sur la fausse Américaine à une entreprise de séduction. Ce qui le mit tout de suite de mauvaise humeur. Aussi, quand Julie l'amena devant la jeune femme pour faire les présentations, se contenta-t-il d'un salut très sec et d'un :

- Oh ! j'ai déjà eu l'honneur de rencontrer miss Adams ! Nous avons... des amis communs mais je la croyais repartie pour les États-Unis...

S'il pensait embarrasser Laura, il se trompait. Si ses yeux noirs étincelèrent, si ses joues rosirent, ce fut tout simplement de plaisir.

- Mais que vous êtes donc protocolaire, mon cher baron ! dit-elle en anglais tout en lui tendant une main sur laquelle il fut bien obligé de s'incliner. Vous savez très bien que je n'avais aucune intention de me rendre dans un pays où je n'ai rien à faire. Comment va Marie ?

- Bien. Je ne pensais pas que vous vous souviendriez encore d'elle... et de nous?

- J'ai une excellente mémoire et j'avais bien l'intention d'aller la voir. Mais je suis à Paris depuis peu... juste le temps de m'installer.

- Vous devriez parler français, intervint Talma qui possédait parfaitement lui aussi la langue de Shakespeare. Nous avons déjà de très suffisantes raisons de passer pour des originaux !

Puis, sans souffler, il ajouta en français :

- Les autres sont déjà à table si j'en crois le vacarme qui vient de la salle à manger. Pourquoi n'êtes-vous pas avec eux?

- Justement, ils crient trop ! fit le ténor avec une petite grimace. Et j'étais heureux de bavarder un instant avec miss Laura ! D'autant que je ne vais pas pouvoir rester : il faut que je retourne au théâtre. Vous me gâchez ces quelques instants...

- Ne regrettez rien ! dit Laura en riant. Venez plutôt me voir chez moi. J'habite rue du Mont-Blanc, numéro 44, ajouta-t-elle, les yeux sur Batz. N'étant pas complètement installée, je ne sors guère.

- Voilà une invitation que je n'aurai garde de refuser ! s'écria Elleviou avec un bel enthousiasme méridional qui ne rencontra guère d'écho dans le cour du baron. Celui-ci se contenta d'offrir à miss Adams un salut un peu raide :

- Aurai-je l'honneur de vous conduire à table, miss? demanda-t-il.

- Non, veuillez m'excuser. Je suis seulement venue passer un moment auprès de Mme Talma, mais il y a effectivement beaucoup de bruit et je ne comprends rien à la politique française. Si vous le permettez, je vais me retirer...

La belle Julie - en fait elle ne l'était pas vraiment, tellement mince qu'elle paraissait grêle et que son décolleté montrait de regrettables " salières " -s'associa à ce vou avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle avait hâte, justement, de rejoindre le champ clos où l'on débattait, entre les huîtres et les terrines, de ce nouveau Comité de salut public qui ne semblait pas recruter beaucoup d'adeptes. Confiant Laura à Talma en lui enjoignant de les rejoindre dès qu'il aurait mis leur amie en voiture, elle glissa son bras orné de larges bracelets d'or sous celui de Batz qu'elle entraîna dans la salle du festin.

- Venez faire entendre votre voix! Nous avons grand besoin ce soir d'un observateur impartial !

- Croyez-vous que je le sois vraiment? Je suis gascon, ma chère hôtesse et, chez nous, on aurait plutôt tendance à prendre parti et à le défendre avec la dernière énergie. Il se pourrait seulement que j'ajoute au tumulte...

- Il se pourrait que cela m'amuse ! Ainsi, vous ne changez jamais de convictions ?

- Jamais... depuis la nuit des temps ! La devise de ma famille est " In omni modo fidelis ". Ce qui veut dire...

- ... De toute manière fidèle ! C'est assez beau... Puis-je vous rappeler cependant au code de la civilité qui est le nôtre à présent? Voilà un bon moment que nous oublions les lois et parlons comme à Versailles.

Batz arrondit le bras en s'inclinant devant son hôtesse :

- Me feras-tu l'honneur, citoyenne Talma, d'accepter mon bras pour te conduire aux agapes républicaines ?

Ce qu'elle fit en riant, et tous deux franchirent le seuil de la salle à manger tandis que Talma reconduisait Laura au petit cabriolet léger et élégant qui attendait au bout de l'allée avec d'autres voitures. Le cocher qui se tenait sur le siège en dégringola pour ouvrir la portière.

- Nous rentrons, Jaouen ! lui dit-elle après avoir offert sa main au baiser de Talma qui, ce devoir accompli, se hâta de regagner la cuisine où l'attendaient Cunégonde et ses petits plats !

On criait vraiment trop fort chez lui et il n'avait aucune envie de se casser la voix pour essayer de se faire entendre. A ce propos... il avait senti une petite fêlure, tout à l'heure, en reprenant le monologue de Charles IX... Un lait de poule serait peut-être judicieux ?

- Je vais vous faire ça tout de suite, mon canard, approuva la vieille femme. Rien de tel pour la souplesse d'une belle voix !

Ceux qui peuplaient l'élégante salle à manger de Julie et s'agitaient autour de la longue table chargée de fleurs et de candélabres pleurant leurs longues bougies rosés auraient eu peut-être grand besoin de l'innocent remède, car c'était à qui crierait le plus fort. Tous ces hommes étaient encore sous le coup de l'émotion qui s'était emparée d'eux à la Convention quand le projet de Comité de salut public avait été proposé, et entendaient la faire partager à leur hôtesse.

- Je leur ai dit, clamait Buzot, que leur projet était dangereux parce qu'il donnait à une poignée de privilégiés un droit spécifique à l'Assemblée : celui de faire des lois puisque le Comité pourra prendre des mesures provisoires qui sont toujours des lois définitives en matière de salut public ! Ce à quoi Marat m'a répondu...

Mais Batz n'écoutait pas. Sa voix à lui, cette voix de bronze qui pouvait se faire entendre au plus fort d'une bataille, resta muette. Son corps seul était présent à ce souper délirant. Son esprit demeurait attaché à Laura, partagé qu'il était entre la colère et une joie de l'avoir revue qu'il n'imaginait pas si vive. Pourtant, la colère l'emportait. Depuis combien de temps était-elle à Paris ? Et par quel tour de magie la retrouvait-il, élégante et parée, dans un salon où elle n'avait que faire, y jouissant apparemment du statut flatteur de riche étrangère ? Une maison - même louée - dans le quartier de la Chaussée-d'Antin coûtait cher, la voiture et les vêtements aussi et, sur la gorge de Laura comme à ses poignets, il avait vu scintiller des diamants sertissant une parure de fort beaux camées. Qui payait tout cela ? Un homme sans doute - elle lui était apparue tout à fait ravissante! -mais lequel ? Pour la première fois de sa vie, Jean éprouvait un sentiment bizarre, amer et profondément désagréable, qu'il n'arrivait pas à analyser mais sur lequel n'importe quelle femme l'eût renseigné : cela s'appelait la jalousie... Sans doute aurait-il eu de la peine à l'admettre.