Au temps, pas très éloigné, où elle était une des étoiles de l'Opéra, Julie que les mauvaises langues disaient volontiers " galante " avait eu quelques aventures fort rentables avec, par exemple, le comte Alexandre de Ségur, dont elle avait eu un enfant, le duc de Chartres et deux ou trois autres amants aristocratiques - on disait aussi Mirabeau mort dans une maison lui appartenant ! -, ce qui ne l'avait jamais empêchée de professer hautement les idées nouvelles. Cette reine de la danse et du plaisir était fermement accrochée à ses convictions républicaines et en discutait souvent avec passion.
Ayant délaissé la scène, Julie tenait à présent un salon fort couru, surtout depuis que, deux ans plus tôt, elle avait épousé Talma, le célèbre comédien tragique, héros du théâtre de la rue de la Loi (exRichelieu) où avec l'aide de son ami, le peintre David, il avait imposé le costume d'époque pour les drames et tragédies qu'il jouait [ix]. D'époque romaine essentiellement, le noble drapé des toges convenant à un physique tellement césarien que l'on pouvait se demander si son dentiste de père y était vraiment pour quelque chose. Quelques jours après le mariage, Julie, qui avait sept ans de plus que son époux, lui donnait des jumeaux que l'on prénomma Castor et Pollux dans la meilleure tradition des contemporains de Virgile et d'Horace.
Un mois d'avril frileux mais plutôt clair remplaçait les rigueurs de l'hiver quand, ce soir-là, Batz, le chapeau sur l'oreille et la canne à la main, suivait d'un pas nonchalant l'allée sablée qui menait au pavillon du ménage Talma. C'était au café Corrazza qu'environ deux ans plus tôt, il avait fait la connaissance du tragédien que lui avait présenté son ami le député-pasteur Julien de Toulouse, lui-même grand admirateur de Julie Careau et habitué de la rue Chantereine. Les deux hommes avaient sympathisé par le biais de goûts littéraires communs. Batz qui avait toujours aimé le théâtre admirait en connaisseur le jeu du comédien et ses efforts pour " dépoussiérer " le répertoire et les habitudes de la scène française. En outre, tous deux connaissaient bien l'Angleterre, y comptaient des amis et appréciaient Shakespeare. C'était au grand Will, d'ailleurs, que le jeune François-Joseph Talma, qui ses études achevées avait rejoint à Londres son père chirurgien-dentiste pour y apprendre le métier, devait de s'être détourné des mâchoires plus ou moins odorantes de ses contemporains pour prendre conscience de sa propre vocation et se tourner vers le théâtre où il entama une carrière après avoir rejoint le sol natal. Homme intelligent, non dépourvu d'humour, Talma représentait une sorte de récréation dans la vie tumultueuse et chargée d'obscurités du conspirateur dont il ignorait d'ailleurs tout. Connaissant les idées tranchées de Julie - idées partagées par son époux -, Batz s'était toujours gardé de le mettre si peu que ce soit dans le secret de ses activités. Et, ce soir, il allait donc chez Talma pour se délasser un peu l'esprit, boire un verre en grignotant quelque chose et bavarder de tout et de rien... tout en sachant fort bien qu'il y rencontrerait au moins une demi-douzaine de Girondins, ce qui lui permettrait de prendre le vent de l'actualité conventionnelle.
En débouchant dans la cour où l'élégant pavillon précédé d'un large perron en demi-lune s'encadrait de deux bâtiments séparés contenant les communs et la cuisine, il vit que Talma lui-même marchait devant lui. Il allait le héler sur le mode cordial quand il le vit obliquer sur la gauche au lieu de piquer droit sur la maison et, après un seul regard aux fenêtres éclairées comme s'il craignait d'être aperçu, se précipiter dans la cuisine. Intrigué, Batz le suivit sur la pointe des pieds et tenta de jeter un coup d'oil à l'intérieur. Mais l'humidité embuait les carreaux et, ne voyant rien, il se décida à entrer après avoir frappé discrètement à la porte.
Le spectacle qu'il découvrit le fit sourire : une grosse femme en tablier, bonnet et cheveux blancs, qui était Cunégonde la cuisinière, venait de débarrasser le comédien de son long manteau à grands revers et l'installait dans un fauteuil placé sous le manteau de la cheminée, sur le feu de laquelle une marmite noire laissait échapper une fumée odorante.
- C'est un bouillon de poule, mon canard, disait-elle au moment où Batz faisait son apparition. Je vais vous en donner tout de suite un bon bol... Qu'est-ce que vous voulez, vous ?
La fin du discours s'adressait évidemment à l'intrus. Celui-ci sourit, ôta son chapeau et salua :
- Bavarder un moment avec le cit... je veux dire monsieur Talma, corrigea-t-il sans craindre qu'on le ramène aux valeurs révolutionnaires tant cette cuisine avec ses cuivres étincelants, ses faïences bleues et blanches et ses armoires anciennes bien astiquées fleurait bon l'ancien régime et les temps paisibles où l'on prenait celui de bien vivre. " Je l'ai aperçu qui marchait devant moi dans l'allée et j'ai seulement voulu le rejoindre.
- Pouvez pas le laisser un peu tranquille, non ? c'est souvent qu'il vient ici après les répétitions, pour se reposer, manger quelque chose et échapper un peu à la cohue qui assiège cette maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre... Ici c'est chez moi et je suis la seule à prendre soin de sa santé !
- Alors veuillez me pardonner d'avoir ainsi envahi votre domaine. Je vais me retirer...
- N'en faites rien, mon cher baron! s'écria Talma en riant. Cunégonde a l'air féroce mais elle ne mord pas. Et elle a raison quand elle dit que je viens ici chercher un peu de paix. C'est même dans ce fauteuil que j'étudie mes rôles la plupart du temps. Prenez plutôt place près de moi et acceptez un verre de vin.
- Pourquoi pas une tasse de bouillon pour lui aussi ? intervint Cunégonde déjà séduite par le sourire charmant qui faisait pétiller les yeux noisette du nouveau venu.
- Que voilà une bonne idée ! Il ne fait pas chaud du tout ce soir, accepta Batz. Et il sent tellement bon, votre bouillon !
Un instant plus tard, le nez dans des bols jumeaux, les deux hommes dégustaient une sorte de délicieux consommé capable de rendre des forces à un agonisant. Durant quelques instants, Batz goûta le calme reposant de cet entracte au coin du feu. Comme le disait Cunégonde, cette cuisine-là était son chez elle. Son lit même s'y trouvait à la mode campagnarde mais, par une porte épaisse qui se trouvait au fond de la salle, on pouvait avoir accès à l'office et à l'autre cuisine, pleine de bruit et d'agitation, où entraient et sortaient presque sans interruption des serveurs chargés de plats, de compotiers, de corbeilles de pain destinés à ceux qui entretenaient dans la maison un brouhaha tout à fait perceptible depuis le havre de Cunégonde.
- On dirait qu'il y a foule, ce soir, chez vous, cher ami? remarqua Batz en acceptant une seconde tasse.
- Comme si vous ne saviez pas que c'est comme ça presque tous les soirs, mais j'admets qu'aujourd'hui il y en aurait plutôt plus que d'habitude. C'est que les choses vont mal à la Convention pour nos amis de la Gironde. J'ai entendu qu'il était question d'élire un Comité de salut public composé d'une dizaine de personnages qui achèveraient d'ôter à l'Assemblée le peu de pouvoir réel qu'elle a encore. Alors, sachant que j'allais trouver chez moi tous les opposants à cette brillante idée, je suis venu ici...
- Et vous avez bien fait, mon canard ! opina la cuisinière. Laissez donc Madame Julie s'occuper d'eux : elle adore ça...
- Un Comité de salut public? répéta Batz songeur. Cela veut dire que la France va se donner un maître à plusieurs têtes, comme l'hydre de Lerne... et le Conseil des Dix de Venise? Que devient la république dans tout cela ?
- Venise est aussi une république, soupira Talma non sans logique. La différence vient de ce qu'elle est sérénissime... ce qui est loin d'être le cas de la nôtre.
- Il y a déjà un Comité de sûreté générale qui agit contre les particuliers pour la Convention et sans lui rendre de comptes. Que fera celui-là? La même chose sans doute, mais cette fois contre la Convention. Qui a proposé cette nouvelle machine d'oppression ?
- Je ne sais pas au juste, fit Talma en haussant les épaules, mais on peut toujours tenter de deviner : je verrais assez bien Marat, Hébert et Danton à l'origine du projet. Si vous voulez en savoir plus, allez jusqu'à la maison...
Il n'avait pas fini sa phrase que la porte extérieure s'ouvrait sous une main déterminée : enveloppée d'un châle jeté sur la robe de satin rouge qui faisait chanter son teint de brune, Mme Talma fit son apparition. Ou plutôt la citoyenne Talma car les nouvelles règles de la civilité puérile et honnête entrèrent avec elle, chassant la bienséance désuète :
- Je me doutais bien que tu étais là! s'écria-t-elle. Tout le monde ce soir est bouleversé, et toi tu restes là à boire ta soupe comme un vieux paysan qui rentre des champs ! Et toi, citoyen Batz, tu es là aussi ?
- Nous sommes arrivés ensemble plaida l'interpellé en se levant dans l'intention de baiser la main de la maîtresse de maison mais celle-ci gardait ses bras farouchement serrés sur son châle et une poitrine que l'on aurait aimée un peu moins enfantine.
- Il y a des moments où j'aimerais bien être un vieux paysan qui rentre des champs, grogna le tragédien. D'ailleurs, j'en suis un ! Je laboure de toutes mes forces les champs de la sublime littérature théâtrale et il m'arrive d'avoir besoin de repos...
- Est-ce que j'en prends, moi? Je suis tout entière au service de nos amis et de la liberté !
- Celle des autres. Pas la mienne ! En tout cas, c'est moins éprouvant de faire marcher ses jambes que son cerveau. Et tu n'as même plus l'excuse de danser !
- Vas-tu me le reprocher, à présent ?
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