- Peltier! s'exclama l'arrivant. Jean-Gabriel Peltier ! Je ne vous savais pas à Londres ?

Mais apparemment la mémoire de l'autre était aussi bonne que la sienne :

- Tiens, vous avez donc pris, vous aussi, le chemin de l'exil, mon cher baron ?

- Je ne crois pas vous avoir jamais été cher et je ne vois pas pourquoi cela changerait ici. Je viens simplement voir lady Atkyns...

- Besoin d'argent vous aussi ?

Le sourcil de Batz remonta d'un bon centimètre :

- On dirait que vous n'avez pas perdu l'habitude d'habiller les gens à vos couleurs ? Non, je n'ai pas besoin d'argent.

- Vous avez bien de la chance ! La vie est hors de prix ici...

- Elle l'est plus encore à Paris. Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?

- Je suis parti le 21 septembre dernier quand on a déclaré que la France était désormais " république une et indivisible " alors que Mirabeau l'avait prophétisée " géographiquement monarchique ". J'ai pris mes jambes à mon cou et j'ai filé droit vers la côte où j'ai eu la bonne fortune de rencontrer le duc de Choiseul-Stainville. C'est lui qui m'a aidé à passer le Channel.

- Et depuis, que faites-vous ?

- Que peut faire un homme de plume ? Il écrit. Que peut faire un journaliste ? Il " journalise ". Dès mon arrivée, j'ai publié la suite de mon Tableau de Paris sous le titre Dernier tableau.

- Et que peigniez-vous ?

- Les horreurs du 10 août, les massacres de Septembre...

- Vous y étiez ?

- N... on, mais j'ai recueilli des témoignages bouleversants qui ont produit grand effet ici.

- Je n'en doute pas, fit Batz avec un mince sourire... Ainsi, vous avez renoncé aux Actes des Apôtres. Ils rencontraient pourtant un certain succès ?

Les Actes des Apôtres, dont le premier numéro parut en octobre 1789, était un curieux journal qui se voulait contre-révolutionnaire mais qui attaquait aussi bien les hommes de la Révolution que le roi et sa famille accusés de laisser se développer une situation de troubles. Le comte de Rivarol et Jean-Gabriel Peltier, fils d'un grand bourgeois nantais enrichi dans le commerce de Saint-Domingue et la traite des Noirs, en furent les premiers rédacteurs, à qui se joignirent par la suite nombre d'enthousiastes comme Lally-Tollendal, Boufflers, Champcenetz, Langeron, Mirabeau le jeune, Tilly, Lauraguais, Montlosier... Peltier poussa un énorme soupir :

- Les Apôtres s'étant éparpillés aux quatre coins de l'Europe, la fin était inévitable. Rivarol est à Hambourg, quelques-uns ici...

- Cela devrait vous suffire. Les apôtres du Christ n'étaient que douze et vous étiez une bonne quarantaine.

- Sans Rivarol je ne peux rien faire. N'étions-nous pas la cheville ouvrière? Cela ne m'empêchera pas de continuer à me battre contre les buveurs de sang qui tiennent le royaume et qui...

- Faites-moi grâce du reste ! Crier sur les toits ne sert à rien, surtout quand on est loin du champ clos. Mieux vaut agir.

- C'est votre intention ?

- Naturellement-Tout en parlant, Peltier n'avait cessé d'actionner

de temps en temps le marteau de cuivre étincelant de la porte.

- Vous voyez bien qu'il n'y a personne ! fit Batz, d'autant plus agacé qu'il était déçu.

Mais il en avait encore à apprendre sur la malignité des choses : à peine achevait-il sa phrase que ladite porte s'ouvrait, laissant passer la tête effarée d'un bonhomme à lunettes qui achevait de se débarrasser d'un vaste tablier sale :

- Ces messieurs sont là depuis longtemps? demanda-t-il avec inquiétude.

- Au moins des heures! lâcha Peltier sarcasti-que. Et qui êtes-vous d'abord ? Où est Blunt ?

- Moi je suis Smuts, le gardien. J'étais à la cave et c'est la raison pour laquelle je n'entendais pas ces Messieurs.

- On devine sans peine ce que vous y faisiez! Cela veut dire que votre maîtresse n'est pas là ?

- Milady finit toujours l'année dans le Norfolk-shire, fit Smuts sans relever l'insinuation mais en remarquant perfidement : Monsieur devrait le savoir si Monsieur est de ses amis...

- Bien sûr, je le sais, mais...

- Un instant, coupa Batz. Elle est partie depuis longtemps ?

- Deux jours avant Noël, sir... comme d'habitude !

- Est-ce que quelqu'un est venu la demander depuis : une jeune femme blonde accompagnée d'un... gentleman? Une Américaine?

Derrière leurs lunettes, les yeux de Smuts s'arrondirent :

- Moi je n'ai vu personne... Mais, ajouta-t-il, je n'ai repris mon poste qu'avant-hier. Milady a eu la bonté de me faire remplacer à cause d'un deuil de famille, en Cornouailles...

- Et qui vous remplaçait ? reprit Batz en faisant jouer une pièce d'argent au bout de ses doigts.

- Tom Weller, l'un des valets qui avait déjà la confiance de sir Edward. Il est reparti aussitôt pour Ketteringham Hall.

- Il ne vous a rien dit ?

- Il n'y avait pas de raison. Si quelqu'un est venu, c'est à lady Atkyns qu'il en aura rendu compte. Je peux encore vous aider en quelque chose, sir? fit le gardien en louchant sur la pièce d'argent qui ne se fit d'ailleurs pas prier pour rejoindre sa main.

- Non, merci. Je vais aller là-bas...

Sans plus s'occuper du journaliste, Batz tourna les talons et descendit les marches pour rejoindre son cab qui, à tout hasard, l'avait attendu, mais Peltier lui emboîta le pas :

- Vous allez à Ketteringham Hall ?

- Bien entendu.

- Ce soir c'est un peu tard... Vous avez un hôtel pour la nuit ?

- Sans doute.

- Puis-je demander lequel? insista Peltier avec un sourire engageant.

Batz s'arrêta, une botte sur le marchepied du cab :

- Que vous soyez journaliste, d'accord... mais n'avez-vous pas l'impression d'être un peu trop curieux?

- Déformation professionnelle, fit l'autre, la mine faussement contrite. Et je ne vois pas pourquoi l'adresse d'un hôtel serait secret d'État.

Le baron commençait à penser qu'il aurait du mal à se débarrasser du fâcheux, un curieux aussi invétéré étant la dernière personne qu'il souhaitât accrocher à ses basques :

- ... chez ce bon M. de la Sablonnière qui en a fait le rendez-vous de tous les émigrés un peu argentés ! Excellente cuisine... agréable logement... accueil vieille France !

- J'aurais été étonné que vous ne fussiez pas au courant.

- Oh, j'y suis tout à fait : c'est là que j'habite.

- Vous m'en direz tant! En ce cas montez! Je vous ramène.

Peltier ne se le fit pas dire deux fois. Tandis que Batz restituait son bagage au cocher, il se hâta de grimper et s'accota au fond de la voiture avec un soupir d'aise. Pour des raisons d'économie il ne s'autorisait pas souvent les cabs, usant le plus souvent de ses longues jambes, mais, dans la nuit tombante, la voiture était la bienvenue. Il entreprit d'en remercier son hôte par un état comparatif des diverses situations des émigrés récemment arrivés en Angleterre. Pris par ses propres pensées, Batz n'écoutait que d'une oreille un discours qui n'était cependant pas sans intérêt :

- On trouve ici, depuis les graves événements de l'été dernier, un assez joli échantillonnage du peuple français tout entier parce que cette deuxième vague de fuite à l'étranger constitue ce que j'appellerai l'émigration de panique. En 89, seule une partie de la noblesse s'est envolée sur les talons du comte d'Artois et des Polignac mais, à présent, avec une autre fournée de nobles, nous avons les anciens maîtres d'ouvre de la Révolution, les constituants avec ce fléau du clergé qu'est l'ex-évêque d'Autun accompagné par son ami Narbonne et aussi Mme de Staël. Et ce qui est plus grave à mon sens, c'est que nous arrivent aussi des commerçants : bouchers, boulangers, cordonniers, des artistes, et même des travailleurs manuels : des tailleurs de pierre, des ramoneurs, des maréchaux-ferrants. Pour ceux-là, je ne me fais pas de souci : ils trouveront toujours à gagner leur vie. Ils seront moins à plaindre qu'une duchesse désargentée ou qu'un courtisan dans la gêne... Mais j'ai l'impression que vous ne m'écoutez pas, baron?...

- Si, mentit Batz. Prenez que je me sente peu enclin à la discussion... et ne m'en veuillez pas ! Ah, nous arrivons !

L'hôtel de la Sablonnière était en vue et bientôt la voiture s'y arrêtait :

- Vous voilà chez vous, dit le baron en se penchant pour ouvrir la portière.

- Eh bien... et vous? fit l'autre interloqué.

- J'ai encore une petite course à faire. Nous nous verrons plus tard !

Le plus aimable sourire accompagnait l'invitation à descendre et l'importun fut bien obligé, quoi qu'il en eût, d'en passer par où le voulait celui dont il espérait bien faire son bailleur de fonds, au moins pour un temps, et se faire véhiculer par lui jusque chez lady Atkyns auprès de laquelle il était sûr de trouver la plus large hospitalité.

Avec un soupir à fendre l'âme, il réussit à s'extraire de la voiture et à prendre pied devant l'auberge :

- Voulez-vous que je demande une chambre pour vous ? proposa-t-il en désespoir de cause. Et peut-être aussi une table pour le souper ?

- La chambre je veux bien, le souper c'est moins sûr, répondit Batz toujours aussi gracieux. Il se peut que l'on me retienne...

- Ah... je peux déposer votre bagage, au moins? Peu patient quand ce n'était pas nécessaire, Batz

sentit la moutarde fort près de lui monter au nez mais, devinant sous cette insistance une possible détresse, il prit dans sa bourse une guinée :

- Merci, mais il y a dans ce sac un objet que je désire offrir. Ce que vous pouvez faire, s'il vous plaît, c'est demander qu'on vous ouvre une ou deux bouteilles de bon vin de Bordeaux... et buvez-les si je ne viens pas souper.