Après avoir considéré quelques secondes ce regard bleu où il lisait une accusation, le baron sourit :

- Elle est quelqu'un que j'aime bien... et Marie aussi, se hâta-t-il d'ajouter. En outre, nous avions conclu un pacte tous les deux... Un peu de patience, Pitou! Pour l'instant, tous nos efforts doivent tendre vers un seul but que vous connaissez... et j'ai besoin que vous restiez à votre poste où vous pouvez être d'une extrême utilité ! Ensuite...

Il eut de la main un geste évasif que Pitou traduisit :

- Nous pourrons aller où il nous plaira si nous ne sommes pas morts ?

- C'est assez ça! Rentrez chez vous. Votre logeuse vous attend avec impatience.

- Oh, celle-là ! fit Pitou en haussant les épaules. Si elle ne faisait pas si bien le ménage j'aurais déjà déménagé. Pendant que j'y pense où en est votre... dernier projet ?

- A l'eau ! Grâce à quelqu'un qui n'est pas parvenu à vaincre sa peur... A bientôt Pitou! Donnez de vos nouvelles à Marie...

C'était à elle, en effet, qu'appartenait en nom la maison de Charonne, même si c'était Batz qui l'avait payée, et c'était à son nom que l'on adressait le courrier. Seule une pliure des lettres un peu différente indiquait le véritable destinataire. En dehors de son appartement de la rue Ménars, sur lequel les scellés avaient été apposés après la mort de Louis XVI, le baron n'avait plus aucun domicile légal, ce qui ne l'empêchait pas de posséder plusieurs autres maisons sous des prête-noms et un certain nombre d'amis toujours prêts à lui offrir l'hospitalité. Mais il est bien évident que son foyer véritable était à Charonne et auprès de Marie.

En y revenant, ce jour-là, il eut la surprise de trouver dans la cour une chaise de voyage passablement boueuse et Biret-Tissot occupé à en décharger les bagages en compagnie de Biaise Papillon, le petit valet de quinze ans frère de la Marguerite du même nom qui avait été l'habilleuse de Marie Grandmaison et veillait à la lingerie.

- Qui nous arrive là? demanda Batz.

- Une dame Meelemunster de Delft, le renseigna Biret avec un clin d'oil en désignant de la tête le cocher qui enlevait une grosse malle avec l'aide purement décorative de Biaise car il était bâti sur le même patron que Biret lui-même, une large trogne de buveur de bière en plus. " C'est une amie de Madame du temps où elles jouaient au théâtre l'une et l'autre... "

- Connais pas! Elle a l'intention de séjourner longtemps, si j'en crois tout cela ?

- C'est ce que je ne sais pas, monsieur le baron, répondit Biret reprenant le ton compassé d'un serviteur de grande maison. Mais je ne doute pas que monsieur le baron ne l'apprenne très vite : ces dames sont au salon ovale...

Laissant les deux autres s'arranger du chargement, Biret précéda son maître dans le vestibule, le débarrassa de son chapeau et de son manteau à double collet avant d'ouvrir devant lui la porte du salon. Marie s'y tenait en effet, en compagnie d'une femme que Batz ne vit d'abord que de dos mais la cascade de cheveux roux tombant sur la robe de velours brun garnie d'un immense fichu et de manchettes en dentelle de Malines ainsi que la voix s'exprimant en français mais avec un curieux accent qui se voulait flamand sans parvenir à se débarrasser tout à fait de son origine britannique ne pouvaient appartenir qu'à une seule personne.

- Ma chère Charlotte, s'écria-t-il, c'est un vrai miracle de vous voir ici ?

La dame se retourna avec une exclamation joyeuse et, se levant vivement, elle se précipita vers lui les deux mains tendues comme elle l'avait fait à Kettenrigham Hall.

Où les choses se compliquent

- Mon ami ! Dieu que c'est bon de vous revoir ! Vous n'imaginez pas à quel point ce voyage m'a paru interminable !

Il baisa les deux mains offertes puis en garda une pour ramener la visiteuse auprès de Marie.

- Je veux bien le croire. On me dit que vous arrivez de Delft... affublée d'un nom que je n'ai pas réussi à retenir. J'espère que vous me le pardonnerez?

- Même pour moi ce n'est pas si facile ! dit-elle en riant, mais le seul moyen pour une Anglaise de se rendre à Paris était de passer par la Hollande. Depuis que M. Pitt a déclaré la guerre à votre gouvernement, il est impossible d'obtenir des passeports pour la France qui, d'ailleurs, ne serviraient qu'à m'envoyer en prison une fois passé le Chan-nel. Or, il se trouve que j'ai de bons amis en Hollande. Ils m'ont donné tout ce qu'il me fallait : faux-vrais papiers, voiture, cocher à toute épreuve et tout ce qui pouvait faire de moi une fille des Pays-Bas très convenable...

- Vous m'étonnerez toujours ! Cependant, pourquoi teniez-vous tellement à venir ici? Vous ne doutez pas, j'espère, d'y être la très bienvenue, mais pourquoi courir tant de risques ?

- Oh, c'est tout simple, dit-elle sans quitter son sourire, je viens sauver la Reine et le petit roi...

Comme si c'était la chose la plus simple du monde ! Mais elle le dit avec tant de conviction que Batz ne put retenir un sourire :

- Voilà des semaines que nous ne pensons qu'à cela, que nous tirons des plans, que nous essayons sans jamais parvenir au résultat espéré. Et vous...

- Moi je vous apporte une idée... et de l'or.

- De l'or ? Comment avez-vous fait ?

- Bien simplement. Cette grande malle si lourde qui fait peiner vos gens a un double fond assez difficile à déceler. Ce double fond est plein d'or.

- Ce n'est pas ce qui nous manque le plus, approuva Batz mais, dans ce genre d'entreprises, plus on en a, mieux cela vaut ! Voyons votre idée ?

Avant de répondre, Charlotte alla se planter devant un grand miroir Régence placé au-dessus d'une console, s'y contempla un instant, non sans complaisance, puis demanda :

- Comment me trouvez-vous ?

- Mais... très belle, dit Marie.

- Si l'on s'en tient aux portraits que j'ai pu voir, ne trouvez-vous pas que je présente quelque ressemblance avec la reine ? Même taille, même port de tête, même... Oh, je sais bien que mes cheveux sont roux et les siens blonds, mais on peut éclaircir...

- Mon Dieu! interrompit Marie qui venait de comprendre. Vous n'auriez pas dans l'idée de vous substituer à elle ?

- Bien sûr que si, murmura Batz avec une admiration qu'il ne chercha pas à cacher. Une idée sublime de dévouement car prendre sa place c'est vous condamner à mort, ma chère Charlotte...

- C'est un risque à courir, dit lady Atkyns avec bonne humeur. On pourra peut-être négocier ma liberté contre rançon. Je suis encore très riche, vous savez? Et puis vous trouverez peut-être le moyen de m'arracher à l'échafaud si l'appât du gain ne suffit pas ?

- J'ai peu de chance, ces temps-ci, avec ce genre d'aventure, fit Batz avec amertume. Mais... de toute façon, je ne crois pas que votre plan soit réalisable. La Reine a beaucoup changé... Ainsi ses cheveux sont blancs et, à ce que l'on m'a dit, ses beaux yeux sont à présent décolorés par trop de larmes. Et puis...

- Et puis je suis comédienne... et une bonne. Je vous parie que je peux arriver à lui ressembler assez pour tromper ses gardiens au moins pendant quelques heures... celles qui lui permettront de s'enfuir.

- Mais enfin pourquoi feriez-vous cela ? protesta Marie. Vous êtes encore jeune, toujours belle, vous êtes riche, aimée, et vous avez un fils ?

- Disons que c'est... par amour du sport ! s'écria lady Atkyns avec bonne humeur puis, changeant de ton : Quant au reste, peut-être suis-je moins aimée que vous ne le pensez. Je ne crois pas que je manquerais beaucoup à mon fils que son père couve... et puis l'âge vient qui emportera bientôt l'image que je vois ici. Pour ce qui est de l'amour, il ne fait plus guère partie de ma vie. Enfin j'aimerais que l'on me laisse jouer ce rôle... le plus beau de toute ma carrière et, s'il me mène à votre guillotine, j'aurai l'impression exaltante de mourir en scène. L'échafaud n'est qu'un théâtre en plein air. Bien ou mal, on n'y joue qu'une scène, une scène que l'on ne bissera jamais, fût-elle sublime...

Toujours debout devant la glace, la comédienne redressée de toute sa taille contemplait avec une sorte d'orgueil son reflet qui venait de revêtir une indéniable majesté. Lentement, elle porta sa longue main soignée à son cou fragile comme pour mesurer sa résistance au fer. Enfin elle sourit :

- Oui... je crois que je jouerai très bien ce rôle ! Pour toute réponse, Jean de Batz alla vers elle, prit cette même main et la porta à ses lèvres avec un infini respect.

- S'il n'y a pas d'autre moyen, Charlotte, nous poumons essayer. Mais seulement s'il n'y en a pas d'autre !

- Il faut à tout prix en trouver au moins un, s'écria Marie dont les yeux s'étaient remplis de larmes. La seule idée de ce sacrifice est insoutenable !

- Si la liberté de la femme que j'admire plus que tout au monde est à ce prix, dit lady Atkyns, je crois que vous la soutiendrez parfaitement. D'abord parce que vous appartenez vous aussi au théâtre, ensuite parce que vous saurez que je mourrai heureuse.

Au matin suivant, Marie reçut, par un commissionnaire, une lettre de Pierre Roussel destinée en réalité à Batz. Elle en contenait une autre, écrite par Lullier, qui tenait sa promesse : " Celui qui vous a dénoncé se nomme Louis-Guillaume Armand. C'est l'un de ces bas policiers bons à tout, propres à rien dont l'espionnage est le métier et la délation le plaisir. Je vous en parlerai plus à loisir quand je vous verrai mais ne venez pas maintenant ce serait dangereux. Quant à Armand, il vous aurait reconnu il y a quelques jours au relais d'Abbeville. Je l'ai fait jeter en prison pour outrage à magistrat et dénonciation calomnieuse touchant un citoyen aussi honorablement connu que le citoyen Roussel... mais comme il passe son temps à épier les autres détenus et à jouer les moutons, il y est bien connu et il en sortira. Méfiez-vous! Cet homme vous hait ! "