- Seigneur! Vers quoi allons-nous?
- Vers des temps encore plus difficiles. Tout d'abord, très certainement, la mise à mort des Girondins, premiers visés, et après... vous, moi, la Reine...
- La Reine ? Elle, devant ce genre de juges ?
- Qui seront sans doute assez... expéditifs. Oh, vous pouvez être sûr qu'elle n'aura pas droit aux mêmes égards que le Roi. On la hait et la malheureuse vivra un calvaire si...
- Si on ne la sauve pas. Croyez-vous que je n'y pense pas ?
- Je sais que vous y pensez. Il n'y a même guère que vous qui puissiez réussir un tel tour de force. Et encore !
- Que voulez-vous dire ?
- Qu'il vous faudra des complicités sûres, des hommes sans faille capables d'aller jusqu'au bout de leur engagement...
- Je sais. Je viens d'en avoir l'exemple !
- Ah!
Le Noir quitta son fauteuil, prit la canne posée à côté de lui et se mit à marcher dans son cabinet, une main derrière le dos. Finalement, il s'arrêta devant Batz :
- C'était donc vrai ? On a chuchoté à propos d'un complot.
- Dont j'étais et même que je finançais... fit Batz qui n'avait aucune raison de ne pas dire la vérité à ce vieil ami.
Celui-ci eut un petit rire :
- Le diamant bleu s'est bien vendu ?
- Je ne suis pas mécontent. Quant au projet que vous venez d'évoquer, il n'a pu se réaliser par la faute d'un seul. Plein de bonne volonté mais mort de peur aux approches de la date fixée, il a préféré aller se coucher.
- A éviter absolument, bien sûr ! Cependant, il se peut que vous eussiez rencontré des... obstacles inattendus. Je le répète, il faut que vous soyez sûr de chacun de vos compagnons comme de vous-même.
- Vous pensez à Lemaitre que j'avais introduit chez moi si imprudemment?
- Bien entendu! Car, ne l'oubliez pas, vous n'aurez que peu de chance de savoir si, parmi ceux qui prétendent vous aider, ne se glissera pas un autre agent du comte d'Antraigues...
Batz eut un geste d'impatience :
- Par pitié, ne m'accablez pas ! J'ai fait preuve d'inconscience en me laissant entraîner par une sympathie et je ne cesse de me le reprocher. Si je n'avais accepté ce Lemaitre, mon roi serait peut-être encore vivant... et libre !
- Ne vous faites pas de reproches! Vous avez vraiment pris des risques énormes et le Destin sans doute était contre vous. Dans le cas présent, votre tâche est au moins aussi difficile, et c'est pourquoi je vous rappelle que le comte d'Antraigues est toujours bien vivant et que, de son refuge de Mendrisio, en Suisse, il continue à guider des agents parisiens dont nous ignorons à peu près tout... et qui sont prêts à n'importe quoi pour empêcher que la Reine ne recouvre la liberté. Surtout si le petit roi est avec elle...
- A cause de la régence ? interrogea Batz, assombri.
- Bien entendu! Monsieur qui s'est proclamé régent durant la minorité de son neveu n'a que faire d'une concurrente que les forces autrichiennes appuieraient en masse alors qu'il n'obtient qu'une aide bien chiche des princes allemands. Que la Reine disparaisse et que l'enfant meure de maladie... ou d'autre chose, et le comte de Provence deviendrait le roi Louis XVIII dans la minute suivante, rassemblant désormais autour de lui toutes les forces royalistes. Soyez sûr que les agents d'Antraigues ne sont pas là pour aider Marie-Antoinette à s'enfuir...
- Savez-vous où est Lemaitre en ce moment ?
- Non. Il a disparu depuis l'assassinat du Roi. Je crois savoir qu'il se cache en province. Où, je l'ignore, mais cela m'étonnerait qu'il ne revienne pas sous peu...
- Paris est grand! soupira Batz. Mais, au fait, vous aviez évoqué pour moi, après l'échec de ma tentative, un cabaret où se réuniraient volontiers les hommes d'Antraigues et où il " recruterait même " quand il se risque ici sous le pseudonyme de Marco Filiberti. Un cabaret dont vous n'aviez pas voulu me donner le nom sous le prétexte qu'en m'y précipitant, je risquais de grands désagréments. Cela pourrait m'être utile à présent.
Le Noir n'hésita qu'à peine :
- En fait, il y en a deux : le Procope et celui des Trois-Pampres rue de la Lanterne.
- Le Procope? Le quartier général de Danton, Marat, Camille Desmoulins, Legendre et Fabre d'Églantine qui y viennent en voisins ?
- Justement! Où se trouve-t-on mieux caché que chez l'ennemi... ou supposé tel puisque les hommes d'Antraigues entretiennent des relations occultes avec ces gens-là? Je sais que le chevalier Despomelles et Duverne de Praile s'y rendent assez souvent. En outre Zoppi, le patron, est italien comme Corazza. Les gens qui viennent de la Péninsule sont assurés de s'y faire entendre. Je vous conseille, cependant, de n'y pas aller vous-même. Vous êtes leur principal adversaire et ils vous connaissent trop bien! Quant aux Trois-Pampres, c'est un coupe-gorge et je vous le déconseille fortement.
Batz réfléchit quelques instants, pesant ce qu'il venait d'entendre. Puis il se leva et tendit la main à son vieil ami.
- Chez Procope, j'enverrai Pitou renifler l'air. Merci de m'aider comme vous le faites, mon cher Le Noir. J'apprécie d'autant plus que vous êtes franc-maçon et que vous ne devez pas porter la Reine dans votre cour!
- Parce que, me trouvant " partial " envers ce benêt de cardinal de Rohan, elle m'a fait retirer ma lieutenance et transformer en bibliothécaire? Je n'étais pas mécontent, au fond, de me sortir de cette histoire insensée. Et puis, même si je suis maçon, ce qu'elle endure depuis des mois... et surtout ce qui l'attend lui donne droit à ma pitié. Si je peux vous aider à la sauver, je le ferai...
- Et le petit roi ?
- Pauvre enfant! Je doute qu'il monte jamais sur le trône. Il a trop d'ennemis... et de toutes sortes mais, à lui aussi, à lui surtout, je voudrais éviter un sort trop dramatique. Pour en finir avec les cabarets dont nous parlions, les hommes de main se recrutent surtout aux Trois-Pampres.
- J'irai moi-même, sous un déguisement... Mais, dites-moi, cher ami, vous ne songez pas à émigrer?
- Pourquoi le ferais-je et pour aller où ? Crever de misère au bord d'un fleuve étranger? Je suis bien chez moi. En outre, à mon âge, on ne craint plus grand-chose. Il y a aussi mon insatiable curiosité : j'aime voir choses et gens de près. Et puis... tant que mes rares amis auront besoin de moi...
En quittant la rue des Blancs-Manteaux, Batz se mit à la recherche de Pitou pour l'envoyer prendre le vent au café Procope, mais il ne le trouva pas.
- Il est de garde je ne sais où, lui apprit sa logeuse, une accorte personne d'une quarantaine d'années qui ne cachait pas son penchant pour son pensionnaire, mais il ne devrait pas tarder. Il ne bouge plus guère du logis à présent, ajouta-t-elle avec un sourire complice laissant entendre que les charmes de la maison l'emportaient enfin sur les tentations de l'extérieur...
De fait, Batz n'avait pas vu le garde-journaliste depuis un moment, mais l'idée ne lui serait jamais venue d'attribuer cette absence à une quelconque romance avec une créature de cet acabit. Et puisque Pitou ne devait " pas tarder ", il décida d'aller l'attendre dans la rue, en s'intéressant à la boutique du libraire voisin par exemple.
Pitou était justement en contemplation devant ladite boutique et ne semblait guère pressé de rentrer chez lui. Batz le rejoignit.
- J'ai du travail pour vous, commença-t-il. J'aimerais que vous alliez...
- Il m'est impossible d'aller où que ce soit, coupa le jeune homme, les yeux sur les livres de l'étalage. La Garde nationale, quand elle n'est pas de service, doit pouvoir répondre à toute réquisition, de jour comme de nuit. C'est la loi depuis la tentative d'investissement de la Convention qui a avorté ces jours-ci. Ainsi en a décidé Garât, le nouveau ministre de l'Intérieur. Nous ne sommes pas aux arrêts mais c'est tout juste !
- Pourquoi ne pas me l'avoir fait savoir? Vous pouviez m'envoyer un mot. Je commençais à être inquiet...
- Oh, je vous aurais donné des nouvelles un jour ou l'autre, mais je ne vous cache pas que je m'interroge depuis quelques jours. J'ai envie de donner ma démission...
- Vous êtes fou ? Ce serait signer votre perte. On vous reprochait déjà de vous absenter un peu trop, si vous démissionnez, vous devenez suspect...
- Je sais, fit Pitou entre ses dents et toujours sans regarder son compagnon, mais j'en ai assez de vivre autant dire comme un soldat à la caserne. J'ai besoin d'air.
Batz ne commenta pas tout de suite. Prenant Pitou par le bras, il l'obligea à quitter sa contemplation pour faire quelques pas avec lui en direction de sa demeure. Du coup, celui-ci reporta son attention au bout de ses brodequins bien cirés.
- Et, cet air dont vous avez tant besoin, vous aimeriez sans doute qu'il ait un goût salé ? Comme celui que l'on respire en Bretagne ?
- Oui, fit le jeune homme après une toute légère hésitation. Ne m'en veuillez pas mais la pensée qu'elle est seule, là-bas, en face de ce bandit de Pontallec, sous la protection d'un manchot me rend malade. Je... je n'en dors plus!
La main de Batz serra plus fort le bras où elle s'appuyait et sa voix devint plus chaude.
- Croyez-vous que je n'y pense pas, moi aussi ? Si les événements ne prenaient aussi mauvaise tournure je serais le premier à vous dire de jeter votre uniforme aux orties et de prendre la malle de Rennes. J'irais peut-être même avec vous, ajouta-t-il avec un soupir qui, cette fois, fit relever les yeux de Pitou.
- Vous? Pourquoi agiriez-vous ainsi? Vous l'avez sauvée du massacre et recueillie par pitié, mais est-elle pour vous autre chose qu'un pion sur votre échiquier?
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