- Puisque vous êtes avec nous, lui dit-il, nos chances de réussite sont beaucoup plus grandes. M. de Jarjayes m'a dit que vous vouliez bien nous aider financièrement ?
- Oui. Je vous apporte ce dont vous avez besoin, dit Batz en tirant de sa poche un sac de dimensions moyennes mais plein d'or. Par ailleurs, mon secrétaire est parti pour le Cotentin afin d'y préparer un bateau grâce auquel notre jeune roi pourra gagner Jersey sous ma conduite. D'autre part, la Reine...
- La Reine n'acceptera pas d'être séparée de son fils, coupa Jarjayes qui visiblement n'aimait pas beaucoup voir le nouveau venu s'adjuger la direction des opérations. Et nous sommes convenus de faire partir Leurs Majestés par Le Havre... et directement en Angleterre...
- Il faut que la Reine sache que la séparation est indispensable pour la réussite du plan. Le Roi peut partir avec Madame Elisabeth, sa tante, mais certainement pas avec une rnère. Il est l'espoir de la France et l'on ne peut prendre le risque de le faire partir avec une mère sur qui se concentrent à présent des haines plus fortes encore que celles dont on honorait Louis XVI. Un enfant se dissimule plus facilement qu'une femme dont le visage est beaucoup trop connu... A Jersey, le prince de Bouillon réunit des forces et l'attend. De toute façon, il y sera plus en sûreté qu'en Angleterre. Pour la Reine, et suivant votre souhait, j'ai envoyé l'un de mes amis préparer un autre bateau, un autre passage. Par la suite Sa Majesté pourra rejoindre son fils. Cela dit, si vous n'acceptez pas, je me retire...
- Le baron a raison, coupa vivement Toulan. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi et je me range à son avis... Puis se tournant vers Batz : Pensez-vous être prêt à temps? Nous avons estimé que la date du 7 mars pourrait convenir. Ce soir-là, nous serons de service moi et Lepitre, et la garde comportera quelques sympathisants.
- Dans dix jours ? Cela me paraît bien. Reste à savoir où nous en sommes. Les uniformes ?
- L'un des deux a été livré en grande partie. Il en faut encore un : celui que doit passer Lepitre.
- Il n'est pas encore terminé, dit précipitamment l'interpellé. Ce n'est pas si facile à faire. Ni à glisser sous le nez des gardiens. Le plus difficile, ce sont les chapeaux...
- Je me suis déjà arrangé pour laisser le mien chez Madame Elisabeth, dit Toulan. Pourquoi n'en as-tu pas encore fait autant?
- J'ai essayé l'autre soir, mais la femme Tison me garde à l'oil dès que j'apparais chez les prisonnières. Je n'ai pas pu...
- Très bien, dit Toulan. Je m'en charge. Où sont les passeports ?
- Ah, ça, c'est une autre histoire! fit le professeur de plus en plus nerveux. Depuis que l'Angleterre nous a déclaré la guerre, on numérote les passeports et, même pour moi, c'est très difficile d'en sortir. D'autant que j'ai l'impression d'être surveillé depuis quelque temps...
- Ne vous ai-je pas dit de m'apporter des formules en blanc? coupa Batz. Nous verrons ensemble pour jouer sur les numéros et je vous ai expliqué que j'avais le moyen de les remplir...
- Oui... oui, c'est vrai ! Bon, écoutez ! Je... je vais essayer la semaine prochaine.
- Pourquoi la semaine prochaine ?
- Parce qu'il y a au service des passeports quelqu'un dont je me méfie... et qui alors ne sera pas là.
Le poing de Batz s'abattit sur la table autour de laquelle les quatre hommes étaient assis sous l'éclairage de deux bougies. Tout, autour d'eux, n'était qu'ombres mouvantes.
- En voilà assez! Vous mourez de peur, Lepitre, et cette peur nous met tous en danger. Voulez-vous, oui ou non, accomplir votre part du travail ?
- Je n'ai jamais dit que je ne voulais pas faire ce qu'on me demande, cria soudain le professeur d'une bizarre voix aiguë. Et je suis tout à fait conscient des dangers que nous courons tous. C'est justement pour cela que j'entends prendre toutes les précautions nécessaires ! La Reine sait à quel point je lui suis dévoué. Ne m'en a-t-elle pas déjà remercié en m'envoyant de ses cheveux, de ceux du Roi, du petit prince, de Madame Royale et de Madame Elisabeth, que j'ai fait enfermer dans cette bague ?
Il étendit une main tremblante ornée d'un large chaton vitré dans lequel des mèches de différentes couleurs étaient arrangées harmonieusement.
- Elle a remercié trop vite ! fit Batz, implacable. Et je vous rappelle que je vous ai, moi, offert sauvegarde et argent en terre étrangère.
Mais Lepitre n'entendait rien. Il s'était lancé dans un long discours, rappelant tous ses bons offices envers les prisonniers, que Batz n'écoutait pas. Son siège était fait : cet homme qui avait aidé avec tant d'intelligence Laura et Mme Cléry quand elles étaient venues du Temple, qui même les avait sauvées, semblait avoir usé toutes ses réserves de courage. La peur en grandissant arrive à de tels résultats. Le baron n'essaya même plus de discuter. En quittant la pension, un moment plus tard, il dit, serrant la main de Toulan, puis de Jarjayes :
- Vous avez de l'argent. Quant à ce que j'ai promis, ce sera prêt à temps. Je peux même si vous le souhaitez, faire préparer des voitures... mais je pense qu'il nous faut agir comme si ce malheureux n'existait pas.
- Il est indispensable ! trancha le chevalier. Vous oubliez qu'il est le seul, avec Toulan, à pénétrer au Temple chaque jour. J'admets qu'il traverse une période comme nous en connaissons tous avant l'action, mais je suis certain que, le moment venu, il tiendra sa partie sans faiblir.
- Dieu vous entende ! Mais il n'y croyait plus.
Et il avait raison. Quand vint le 7 mars, les uniformes n'étaient pas au complet, il manquait deux passeports sur quatre... et Lepitre, au fond de son lit, tremblait d'une fièvre dans laquelle entrait plus de peur que de mal. A Batz venu constater le phénomène de visu, il jura que c'était la mauvaise chance et que d'ailleurs, il ne fallait pas désespérer. Seulement repousser une date trop proche et prendre les mesures plus sérieuses réclamées par les derniers événements. Depuis que les députés " Montagnards " accusaient les " Giron-dams " de vouloir rétablir le trône, constitutionnel sans doute mais un trône tout de même, depuis que le peuple de Paris travaillé par les uns et les autres comptait s'en prendre un jour prochain à la Convention qu'il jugeait incapable, on avait renforcé la garde du Temple. Il était plus difficile d'y entrer et surtout d'en sortir...
En quittant le " malade ", Batz s'en alla trouver son vieil ami Le Noir, l'ancien lieutenant de police du royaume au temps de l'affaire du Collier de la Reine. Cet homme de soixante ans, d'esprit subtil et bon observateur de ses contemporains, avait su garder une sorte de réseau d'amis et de correspondants qui en faisait encore l'un des hommes les mieux informés. Sa maison de la rue des Blancs-Manteaux renfermait quantité de dossiers et documents, et il savait toujours beaucoup de choses sur beaucoup de gens.
Dans la grande pièce qui lui servait de bureau et de bibliothèque et où il vivait le plus souvent, il reçut Batz avec son sourire un peu caustique et la petite lueur familière qui brillait toujours derrière ses lunettes quand il le voyait venir. De même, Batz eut droit automatiquement au verre de bourgogne que lui servit, à peine assis, l'ancien malfrat reconverti au service de celui qui l'avait tiré du bagne :
- Eh bien, mon cher baron? Vous voici donc revenu d'Angleterre.
- Ne me dites pas que vous l'ignoriez? J'ai toujours pensé que vous aviez des yeux partout...
- Non, mais je m'arrange pour en apprendre le plus possible sur les faits et gestes des gens qui m'intéressent... et dont vous êtes. La charmante Marie va bien? Elle a dû être heureuse de vous revoir.
- Elle ne doutait pas de moi, contrairement à d'autres qui ont jugé bon de m'inscrire sur la liste des émigrés. J'avoue d'ailleurs que, depuis mon retour, j'ai l'impression d'avoir été absent des années. Tout change si vite en ce pays !
- Il paraît que c'est ce qui fait son charme...
- Un charme qui m'échappe un peu. J'ai laissé une ville inquiète sur les conséquences du crime qu'elle avait commis, silencieuse, furtive, et je l'ai retrouvée prête à se jeter sur cette Convention qu'elle a portée au pouvoir avec tant d'enthousiasme.
- Comme d'habitude, elle se laisse mener. Dès l'instant où les gens de ladite Convention ont décidé de se dévorer entre eux. Ce qui devait arriver, d'ailleurs : c'est l'éternelle lutte des Parisiens contre les provinciaux. Surtout les Girondins, bien sûr!
- Drôles de Parisiens! Robespierre est né à Arras, Danton à Arcis-sur-Aube, Marat dans la principauté de Neufchâtel et Hébert à Alençon...
- Bah, les Girondins en ont autant à votre service. Brissot, leur fondateur, est le fils d'un aubergiste de Chartres, Pétion l'ancien maire de Paris est aussi beauceron et Vergniaud est né à Limoges, mais tous ces gens-là se sont trouvé un lien commun. Ce qui leur permet de revendiquer le pouvoir chacun pour son clan. Danton a lancé la bagarre en réclamant une nouvelle conscription de trois cent mille hommes pour rétablir la situation des armées qui sont en train d'évacuer la Belgique... par la faute des Girondins, traîtres à la Patrie. Il a envoyé des commissaires dans toutes les sections pour informer le bon peuple de ce qui se passe. Du coup, celui-ci voit rouge. En outre, nos Montagnards ont trouvé mieux encore devant le peu d'enthousiasme soulevé par cette nouvelle ponction : la création d'un Tribunal révolutionnaire chargé de juger tous les ennemis de l'intérieur et de permettre aux nouvelles troupes de partir tranquilles sur leurs arrières...
- Un tribunal révolutionnaire ?
- Oui. Pour " mettre fin à l'audace des grands coupables et des ennemis de la chose publique " ! C'est en ces termes qu'aujourd'hui même le peintre Louis David et le pasteur Jean Bon Saint-André ont présenté la chose à l'Assemblée comme un vou de la section du Louvre. Mais c'est Bentabole et Tallien qui en ont eu l'idée les premiers... Cela veut dire que plus personne ne pourra se dire en sûreté sur le territoire de Paris... et même de la France, car cette juridiction d'exception va sans doute faire des petits.
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