- Et tu crois vraiment qu'ils seront rassasiés quand vous aurez pendu ce pauvre citoyen ?

- C'est pour l'exemple.

- L'exemple de quoi? Un boulanger, si y vend pas d'pain, y vivra d'quoi? Y fait pas ça par dilettantisme, tu sais, parce que c'est un dur métier.

La femme marqua un temps d'arrêt, les yeux en point d'interrogation :

- Dillettan... Ça veut dire quoi, ça?

- Par plaisir ! fit Batz, partagé entre l'envie de rire et celle de se donner des claques.

Intelligent d'employer un mot comme ça en face de ces furies ! " C't'un mot de ma province ", ajouta-t-il.

Il en avait oublié le boulanger toujours à ses pieds, mais celui-ci se rappela à son souvenir en se redressant :

- Mais, citoyen, mon métier, je l'fais un peu par plaisir. Parc'que je l'aime et je suis assez malheureux d'pas pouvoir faire de pain.

Ces quelques mots recueillirent un murmure d'approbation. Malheureusement, à cet instant, l'une des femmes qui fouillait la boulangerie en ressortit, brandissant un petit sac de farine gros à peu près comme un melon...

- Tu peux toujours en faire avec ça? A moins qu'tu préfères l'garder pour toi, affameur, brigand !

Une nouvelle flambée de colère jeta les femmes sur le pauvre homme qui vit sa dernière heure arriver beaucoup trop vite. En un instant, Batz succomba sous le nombre, n'osant se servir du gourdin pour assommer les furieuses, et le boulanger se retrouva juché sur une échelle venue on ne sait d'où, tandis que quelqu'un courait chercher une corde. Encore quelques minutes et il serait pendu. Il sanglotait à fendre l'âme, sans entamer la résolution de ses assaillantes, quand une voix nouvelle se fit entendre : froide et coupante, c'était celle d'une grande femme qui pouvait avoir quarante-cinq ans, avec un visage aux traits accusés mais presque sans expression. Vêtue comme n'importe quelle femme du peuple, ses cheveux gris bien rangés sous un bonnet blanc, elle tricotait tout en marchant, sa pelote de laine se déroulant dans la large poche de son tablier bleu. Sa voix venait de crier :

- Y en a-t-il une parmi vous qui sait faire le pain?

Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Lalie Briquet, la tricoteuse, était bien connue dans le quartier à cause de l'excellence de son ouvrage et de son assiduité aux séances du club des Jacobins ou de la Convention. On disait même qu'elle était bien avec Robespierre qui lui adressait toujours un petit signe de tête amical quand il passait près d'elle. En plus, elle impressionnait par son calme, sa froideur, ce visage immobile où ne paraissait aucun sentiment. Peut-être d'ailleurs n'en éprouvait-elle plus depuis qu'elle avait perdu son mari et sa fille ? Son seul défaut : elle aimait boire un bon coup, mais elle n'était pas la seule et d'ailleurs ne perdait jamais le contrôle d'elle-même.

- Pourquoi tu demandes ça, Lalie ? dit l'une des femmes. Tu le sais bien qu'on ne sait pas boulanger. Sinon on ne serait pas ici...

- Et vous voulez tuer le boulanger?

- Oui, parce qu'il a gardé dla farine pour lui.

- T'en frais pas autant si t'avais une femme et deux gosses? Ce que vous avez trouvé, c'est tout juste assez pour un pain...

- Peut-être, mais c'était son d'voir de l'donner et puisque d'toute façon y sert plus à rien, autant le pendre.

Lalie, qui en tricotant avait rencontré une petite difficulté, releva ses yeux gris et froids sur la femme :

- T'es qu'une sotte, Euphémie! Si tu veux dla farine t'as qu'à aller en chercher où y en a... par exemple chez le citoyen Hulot, rue des Deux-Portes. Il n'a pas de famille et son cour est aussi sec qu'une pierre, mais y manque de rien. Y a de tout dans sa cave... Si vous voulez pendre quelqu'un vaudrait mieux que ce soit lui...

- Oui, fit la femme, une lueur de crainte dans les yeux, mais c'est un des membres dla Commune et il a l'bras long...

- Toi aussi... dès l'instant où tu prétends disposer de la vie d'un innocent !

La réplique tomba dans un silence absolu. Oubliant le boulanger mourant de peur sur son échelle, les femmes se regroupèrent pour un conciliabule animé d'où il sortit que l'on allait délivrer le boulanger et rendre une petite visite au citoyen Hulot. L'une d'elle lança à l'ex-future victime :

- Va faire chauffer ton four ! On va te rapporter ce qu'il te faut...

Le bonhomme fila comme un lapin poursuivi et, tandis que la cohorte féminine se dirigeait vers son nouvel objectif, Lalie et le citoyen Agricol se retrouvèrent seuls.

- Eh bien, ma chère, bravo ! apprécia ce dernier. On peut dire que vous avez la manière. Le citoyen Hulot risque de passer un mauvais quart d'heure...

- Amplement mérité, croyez-moi ! Plus avare et plus égoïste que lui ne saurait se trouver, fit d'un ton tout différent celle qui était en réalité la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine, reconvertie en femme du peuple pour pouvoir épier afin d'en tirer vengeance le conventionnel Chabot qui avait violé et tué sa fille.

Mais ce ne fut qu'un instant, après lequel Lalie Briquet reprit le devant de la scène : " T'as pas soif, citoyen Agricol? Moi j'boirais bien quelque chose ! "

Bras dessus bras dessous, les deux complices prirent tranquillement le chemin de la Truie-qui-file où Rougier, le patron, les recevait toujours avec plaisir. Chemin faisant, cependant, on parla.

- Les choses vont mal à la Convention, dit Lalie, et, aux Jacobins, le chaudron menace de bouillir. La lutte a recommencé entre les Girondins et les hommes de Robespierre, Danton et Marat. Les seconds accusent les premiers de monarchisme larvé et les premiers accusent les seconds de vouloir instaurer la Terreur en étouffant toute liberté. L'ensemble ne se retrouve que pour crier " haro " sur la Convention que l'on accuse d'incapacité à gouverner. Il est vrai que l'on a beau clamer l'annexion du duché des Deux-Ponts, sur le Rhin, du comté de Nice et de la principauté de Monaco, on ne sait trop ce qu'il en est sur place, tandis que l'armée du Rhin commence à perdre les places conquises. Dumouriez tient encore la Belgique, mais on pense à demander sa tête : il songerait à rendre le territoire aux Autrichiens et à passer à l'ennemi...

- Dans l'espoir que la Reine, si elle devenait régente, le ferait duc? ricana Batz... à moins qu'il ne se tourne vers le " régent " qui s'est intronisé lui-même...

- Peut-être. En tout cas, c'est très mauvais pour la Reine...

Des hurlements lui coupèrent la parole. Une troupe de sans-culottes armés de sabres et de piques, accompagnés de femmes plus féroces qu'eux peut-être, croisa le couple pour gagner la rue Vieille-du-Temple. Tous ces gosiers braillaient à qui mieux mieux : " A mort l'Autrichienne ! A mort la louve et ses louveteaux!... "

- C'est comme cela tous les jours, murmura sombrement Lalie. On la rend responsable de la misère qui croît et qui soulève des fureurs aveugles, mais aussi des défaites subies par les armées face à ses compatriotes.

- La Reine est française à présent !

- Allons, Batz, à qui ferez-vous croire ça? Pas même à vous-même. Elle n'a jamais été française et ce n'est pas maintenant qu'elle va le devenir.

- Il le faudrait pourtant, pour son fils !

- Croyez-vous qu'elle pense le voir arriver au trône? Dans l'état actuel des choses, on peut se demander combien de temps la garde du Temple pourra résister aux flots d'enragés qui viennent quotidiennement battre ses murailles...

- Nous avons un plan pour faire fuir toute la famille...

- Il est au point, votre plan ?

- Ce n'est pas le mien, mais je le crois bon.

- Il a une chance de réussir si vous faites vite, très vite... De toute façon, si vous avez un rôle pour moi, je suis prête...

- Je n'en doute pas mais... vous êtes infiniment précieuse là où vous êtes...

On arrivait au cabaret. Là, en buvant un petit vin de " derrière les fagots " que Rougier gardait pour ses plus fidèles clients, on parla de choses et d'autres sans jamais aborder de sujets inquiétants. Personne, regardant ou écoutant ce couple entre deux âges qui étalait de si vigoureuses convictions révolutionnaires, n'eût imaginé qu'en réalité il s'agissait de ce que l'on pouvait trouver de plus dangereux en fait de conspirateurs royalistes. On but, et on rebut, à la santé de la Nation, tandis qu'à quelques rues de là, les clientes du boulanger mettaient joyeusement à sac les réserves du citoyen Hulot à moitié mort de peur...

En quittant son amie Lalie, Batz n'en était pas moins songeur. Il l'était plus encore en se rendant, le lendemain soir, rue de l'Observatoire à la réunion chez Lepitre.

L'endroit n'était pas mal choisi. La rue de l'Observatoire, ou plus exactement le cul-de-sac de Longue-Avoine, où le professeur de belles-lettres avait installé sa pension pour garçons, était un lieu désert, isolé, enveloppé par les jardins d'anciens couvents désaffectés où l'on n'entendait d'autre bruit que le miaulement d'un chat désireux de fuir les rigueurs de l'hiver et de regagner son coin de feu. On ne risquait pas d'y voir paraître les municipaux et autres sectionnaires qui n'aimaient guère s'aventurer, surtout la nuit venue, au-delà de la barrière Saint-Jacques. Le seul inconvénient était la distance pour des hommes venant de la rue Helvétius comme Jarjayes, du Temple ou de la rue du Monceau-Saint-Gervais comme Toulan, Batz lui-même ayant toujours la latitude de passer la nuit dans sa maison de la rue de la Tombe-Issoire, assez proche.

Toulan lui plut. C'était, comme lui, un Méridional mais de Toulouse ! Sa figure fine, son regard franc, l'accent du pays que gardait sa voix sonore, sa bonne humeur qui rappelait celle de Pitou formaient un ensemble comme le baron les aimait. Entre les deux hommes, l'entente fut tout de suite parfaite. Pour Toulan, Batz était une sorte de héros :