- Vous voulez vous livrer?

- Pas du tout ! Je vais jouer les bons serviteurs, mon ami. Je suis Hans Mùller, votre "officieux alsacien ".

- Seigneur ! fit Roussel en riant. J'aurai tout vu ! Mais déjà Batz dévalait l'escalier un flambeau à la main et faisait jouer verrous et serrures :

- Endrez, zitoyens, s'écria-t-il de son plus bel accent. Fous être les pienvenus ! Inutile de gasser la boite !

- Qui es-tu, toi? demanda le barbu enrubanné de tricolore qu'il trouva devant lui.

- Hans Mùller, de Golmar, zitoyen. Che travaille chez le zitoyen Roussel...

- Et tu dis que nous sommes les bienvenus ?

- Fous chercher Patz, ze missérable qui voulait zauver Gapet? Alors che répète : fous êtes les pienvenus. Fenez ! che fous montre le gemin...

Et il précéda aimablement les quatre hommes dans l'escalier, parlant d'abondance et obtenant même qu'on lui confie le mandat d'arrêt que, chemin faisant, il lut comme si c'était le plus beau des textes. Sous sa conduite, la maison fut visitée de fond en comble, sans que l'on brise quoi que ce soit. Jouant le jeu, Roussel lui-même les reçut avec une parfaite indifférence et les regarda faire tandis qu'ils fouillaient sa maison, assis dans un petit fauteuil. Il savait que la cachette dans laquelle était enfermé Taupin, derrière une bibliothèque, n'était pas facile à déceler. Et, de fait, on ne la trouva pas.

La visite terminée, " Miiller ", sur l'ordre de son maître, alla à la cuisine faire chauffer du vin à la cannelle que Roussel, sans rancune, offrit aux " bons citoyens " qui, pour accomplir leur pénible devoir, sortaient de nuit et par un froid dont on se défendait mieux dans son lit. On lui en fut reconnaissant :

- Tu dois avoir des ennemis, citoyen, commenta le chef de l'expédition. Quelqu'un qui te veut du mal a dû te dénoncer faussement dans l'espoir de te créer des soucis.

- Oh, de nos jours, c'est le pain quotidien. On a de plus en plus de mal à savoir si celui à qui l'on serre la main est un ami ou un ennemi.

- Le mieux, si tu veux m'en croire, est de ne serrer la main à personne. Bonne nuit, citoyen ! Allez, vous autres ! On rentre-Les sectionnaires repartis, Batz et Roussel n'accordèrent que peu de temps à un accès de franche gaieté et à quelques compliments mutuels. Cette descente policière n'était guère rassurante.

- Je ne suis rentré à Paris que la nuit dernière, fit Batz. Comment peut-on savoir déjà mon retour?

- La peur, mon ami ! Voilà le grand ennemi. Elle pourrit ceux que l'on pourrait croire les plus déterminés.

- Peut-être. Pourtant, j'ai peine à croire que l'homme dont j'ai vu la signature au bas de l'ordre d'arrestation soit devenu un ennemi. Ce n'est pas son intérêt.

- Qui est-ce ?

- Lullier, l'agent d'affaires qui tenait cabinet rue de Vendôme avant la Révolution. Il a obligé bien des jeunes étourdis de la noblesse et de la bourgeoisie en peine d'argent, et même des moins jeunes. Il gère les biens d'émigrés et je lui ai même confié les intérêts de Mme de Beaufort, la dame de cour de mon ami La Châtre. Personnellement, j'ai toujours entretenu d'excellentes relations avec lui et je ne vois pas du tout pour quelle raison il se met à me courir sus ! Vous êtes trop jeune, trop riche pour avoir eu affaire à lui.

- Si c'est le même Lullier qui est procureur-syndic de la Commune, ses nouvelles fonctions lui ont sans doute fait changer sa façon de voir les choses...

- C'est ce que nous allons savoir bientôt. Demain, en sortant d'ici, je vais chez lui.

- Sous cet aspect ?

- Non. Vous me prêterez bien un habit?

- C'est de la folie ! Il va vous faire arrêter sur-le-champ...

- C'est ce que nous verrons! Allons, mon ami, ajouta Batz avec un bon sourire, cessez de vous tourmenter ainsi pour votre habit ! Vous le reverrez ! Je suis un homme très soigneux !

Au matin, en effet, ayant troqué son vieux tricorne pour un élégant chapeau rond à haute forme et sa carmagnole pour un frac gris fer sous le manteau noir passe-partout qu'il portait en arrivant, Batz, une canne à la main, quittait discrètement la maison de la rue Helvétius et gagnait la place du Palais-Égalité où il prit un fiacre en indiquant qu'il se rendait à l'Hôtel de Ville. La distance n'était pas bien grande, il aurait pu la couvrir à pied sans aucune peine. Mais le temps s'était radouci dans la nuit, la neige fondait un peu partout, transformant les rues en bourbiers noirâtres que tout homme soucieux de ses vêtements se devait d'éviter. En outre, il convenait à son personnage d'entrer en voiture dans la cour de la maison commune...

CHAPITRE III

OÙ LES CHOSES SE COMPLIQUENT

Le redoutable siège de la Commune sur laquelle régnait le Suisse Pache, le Rousseau du pauvre reconverti dans les excès révolutionnaires, était gardé par une sorte d'armée peu rassurante recrutée parmi les coupe-jarrets de Héron et les tape-durs de Maillard. A l'homme hirsute, pas rasé et armé comme un vaisseau de guerre qui lui barrait le passage, Batz se contenta de déclarer :

- Je dois voir d'urgence le citoyen Lullier pour affaire intéressant la Commune.

Le tout d'un ton si tranchant et accompagné d'un regard si glacial que le préposé marmotta quelque chose entre ses chicots et, comme le visiteur n'avait pas l'air de comprendre, lui fit signe de le suivre. Une minute plus tard, Batz pénétrait dans un vaste bureau croulant sous les paperasses, les registres et les dossiers. Au milieu de tout cela, un petit bonhomme chafouin, blafard, qui semblait beaucoup trop petit pour l'immense chapeau empanaché posé sur un siège, signait à tour de bras le tas de feuillets posé devant lui après avoir parcouru le document d'un oil expert.

A l'entrée de l'élégant visiteur que ses yeux vifs reconnurent instantanément, il retint avec difficulté un mouvement pour se lever comme il le faisait naguère pour ses bons clients, se souvenant juste à temps de l'importance de son personnage.

- Encore en train de signer n'importe quoi? s'écria Batz avec bonne humeur. Vous devriez faire attention, mon cher Lullier : cette manie peut devenir dangereuse... Par exemple quand vous vous laissez aller à signer un ordre d'arrestation me concernant.

Tous les signes de l'innocence calomniée s'affichèrent aussitôt sur la figure du procureur syndic :

- Moi ? Un ordre vous concernant ? Jamais !

- D'après ce que vient de me raconter mon ami Roussel, le papier que brandissaient ceux qui ont, cette nuit, envahi son domicile de la rue Helvétius, y ressemblait de façon frappante.

- Mais c'est impossible, impossible! Oh, monsieur le b... monsieur Batz, ce ne peut être qu'une erreur !

- Je le pense aussi, et c'est pourquoi je suis venu vous voir en toute simplicité. Il serait tellement dommage qu'une ombre aussi déplaisante vînt ternir nos excellentes relations passées, présentes... et futures. A ce propos, avez-vous des nouvelles de la citoyenne Beaufort? Son procès contre la citoyenne La Châtre est-il en bonne voie ?

- J'ai quelque espoir. Dès l'instant où la citoyenne La Châtre veut recourir au divorce républicain, les choses devraient s'arranger et nous arriverons, j'en suis certain, à un accord tout à fait équitable et qui devrait satisfaire tout le monde.

Aussitôt que l'on parlait affaire, Lullier se transformait, retrouvait tout naturellement, derrière le fonctionnaire pointilleux, l'agent d'affaires habile et aimable. C'était en effet avec un talent extrême et sans oublier son profit personnel qu'il gérait dans la discrétion les biens de certains émigrés. Aussi fut-ce avec beaucoup de naturel qu'il conclut son discours :

- Mais vous parliez à l'instant du futur? Auriez-vous quelques idées... intéressantes ? ajouta-t-il en baissant la voix de plusieurs tons.

- Oui, répondit Batz jouant le même jeu. J'ai réalisé récemment certains biens pour le placement desquels j'aurais besoin de conseil. D'autre part, je crois savoir que des denrées comme le savon et la chandelle vont bientôt manquer et...

- Chut ! fit Lullier en mettant son doigt sur sa bouche. Il vaut mieux éviter ici ce genre de sujets.

- Bah! je vous prends où je vous trouve, mon cher ami, et c'est vous qui dirigez le débat.

- Je ne demande pas mieux, mais ailleurs. Pourquoi ne viendriez-vous pas un soir prochain, chez moi ? Nous y serions parfaitement tranquilles : je n'ai toujours ni femme ni enfants ! Et je ne sors jamais.

- Avec joie, mon cher Lullier ! C'est donc dit : je viendrai rue Vendôme... ou n'est-ce pas rue de la Grande-Truanderie, comme on me l'a assuré ?

Lullier ne put s'empêcher de rire :

- Cette dernière adresse ne pouvait convenir à un homme occupant mes fonctions, dit-il en désignant son chapeau. C'est désormais au n° 15, rue

Où les choses se compliquent

Louis-le-Grand. Sachez que vous y serez toujours reçu... en toute sécurité et quelles que soient les circonstances, ajouta-t-il avec un regard qui fit passer un frisson de joie le long de l'échiné du baron.

- Je n'en ai jamais douté, dit-il doucement. Mais, alors, cet ordre d'arrestation ?

- Même s'il porte ma signature je n'y suis pour rien, et je vais essayer de savoir qui est derrière tout ça !

Les deux hommes se serrèrent la main, comme pour signer un pacte, puis se séparèrent. Batz quitta l'Hôtel de Ville en fredonnant un petit air. Non seulement il venait de parer à un grave danger, mais il s'était acquis une retraite dans le camp même des enragés qui faisaient à Paris la pluie et le beau temps. Aussi était-il d'excellente humeur en regagnant le cher ermitage de Charonne. Il pensa même que la journée était vraiment heureuse quand Biret-Tissot lui apprit qu'Ange Pitou venait d'arriver et qu'il était avec Marie dans le salon ovale.