- J'avais pensé les faire confectionner par ma femme et Mme Lepitre mais la difficulté vient des chapeaux...
- Il vous en faut deux : le plus simple serait que Toulan et Lepitre oublient les leurs chez les prisonnières à quelques jours d'intervalle. Vous aurez vos uniformes dans trois jours...
- On les emportera là-bas pièce par pièce. La Reine et Madame Elisabeth les revêtiront. Sa Majesté sortira la première, en compagnie de Lepitre. La garde du Temple n'est pas à craindre : il suffit de montrer sa carte pour que les sentinelles ne se dérangent point. En outre, les municipaux portent une écharpe tricolore qui ôte tout soupçon. Quelques minutes plus tard, Ricard...
- Qui est celui-là ?
- Le cousin de Toulan, tout acquis lui aussi. Il jouera le rôle de l'allumeur de quinquets venu rechercher son gamin qu'il aurait oublié dans la tour en faisant sa tournée. Ce gamin, ce sera
Madame Royale déguisée avec des vêtements sales : pantalon, carmagnole, vieux chapeau avec perruque :
- Madame Elisabeth?
- Elle partira la dernière sous l'habit d'uniforme en compagnie de Toulan. Quant au petit roi, il nous pose un problème parce qu'il est trop jeune, trop curieux, trop bavard aussi pour tenir bien son rôle dans notre affaire, mais Toulan a eu une idée : comme il est plutôt fluet et léger, c'est Turgy qui l'emporterait dans un panier de linge sale. Vous connaissez Turgy?
- Oh oui! Et je me demandais pour quelle raison je ne voyais pas paraître ce fidèle serviteur qui a tenu à se faire enfermer au Temple pour continuer à veiller à la nourriture de Leurs Majestés et éviter d'éventuelles tentatives d'empoisonnement. L'idée me paraît bonne mais il faudra endormir l'enfant. Et, à ce propos, pourquoi ne pas endormir tout simplement les Tison eux aussi ?
- Parce qu'ils prennent leurs repas à tour de rôle en bas, avec les municipaux...
- Diable ! Et ils n'ont pas... un faible quelconque pour un vin ou quelque autre produit un peu particulier?
- Si. Le tabac d'Espagne. Ils en raffolent et pour les amadouer si peu que ce soit, Toulan leur en apporte de temps en temps...
- Voilà ce qu'il nous faut ! Je vous en procurerai... de ma façon, et je peux vous assurer qu'ils dormiront bien. Ainsi, la Reine sera satisfaite et le sang ne sera pas versé. Mais revenons à la sortie de la Reine. Pourquoi la confier à Lepitre qui peut craquer ?
- Justement ! Il ne " craquera " pas s'il est en sa compagnie car il lui voue une sorte de culte et la force d'âme de Sa Majesté l'empêchera de faiblir.
- Oui, fit Batz sans autre commentaire. La suite, maintenant ?
- Une fois sortis du Temple, tout le monde me rejoindra dans la rue de la Corderie où j'attendrai avec une voiture.
- Une seule pour tout ce monde ? Vous voulez rééditer Varennes ?
Pour la première fois, Batz vit sourire Jarjayes :
- La Reine a dit exactement la même chose que vous. Cela m'ennuie de diviser la famille, mais je pense qu'il faudra s'y résoudre. Peut-être trois cabriolets : un pour la Reine, le Roi et moi-même, le deuxième pour la petite Madame et Lepitre, le troisième pour Toulan et Madame Elisabeth. Turgy et Ricard rentreront au Temple le lendemain matin comme si de rien n'était...
- Et où irez-vous en cet équipage ?
- Ce n'est pas encore décidé. Peut-être Le Havre où l'un de mes amis pourrait me procurer un bateau. C'est là que le manque d'argent...
Batz se leva et alla vers la glace de la cheminée pour recoiffer sa perruque, ses lunettes, et s'assurer que son déguisement était de nouveau parfait :
- Je vois qu'il me reste de l'ouvrage. Occupez-vous uniquement de la sortie du Temple, je me charge de tout le reste : voitures, route, relais, bateau... Le Havre ne me dit rien : les ports les plus proches de Paris seront surveillés dès que la fuite sera connue. Je préfère les chemins creux du Cotentin et l'embarquement pour Jersey où le prince de Bouillon se prépare déjà.
- C'est plus long, donc plus dangereux...
- ... et c'est bien pour cette raison que je le trouve préférable.
- Je ne suis pas d'accord! Il faut que nous en reparlions. De toute façon nous devrons en discuter avec nos associés. Des réunions sont prévues rue de l'Observatoire, chez Lepitre...
- Encore ? Il sera mort de peur avant la date prévue ! Et à ce propos, y a-t-il déjà une date prévue ?
- Dans les premiers jours de mars. Il faut faire vite ! Le Roi mort, les haines se tournent vers la Reine... Où puis-je vous atteindre?
- A quelques maisons d'ici habite mon ami Balthazar Roussel. Il saura toujours où me trouver. Je vais d'ailleurs passer la nuit chez lui.
- Est-il prudent de mettre d'autres personnes dans la confidence ?
Le regard du baron devint glacial :
- Roussel était de ceux qui ont risqué leur vie le 21 janvier. Il devait escorter le faux Louis XVI en sachant parfaitement qu'il serait repris, ce qui permettait au Roi de fuir en paix. Si vous le refusez, vous me refusez aussi.
- Je n'ai pas le choix. Vous m'apportez ce dont j'ai besoin.
- Voilà qui est franc au moins ! A vous revoir, monsieur de Jarjayes !
Les inquiétudes du citoyen Lepitre
Lorsqu'il rejoignit la rue obscure, Batz emportait un sentiment de malaise qu'il n'expliquait pas, ou pas tout à fait. Ce n'était pas un manque de confiance en Jarjayes. Il le savait droit comme une lame d'épée, un vrai chevalier dans l'esprit du Moyen Age, un homme d'une absolue bravoure servie par un total mépris du danger. Son point faible, c'était de croire peut-être un peu trop facilement les autres taillés sur le même patron que lui. Et Batz regrettait que l'on eût attribué à Lepitre un rôle beaucoup plus important que celui primitivement annoncé : les habits, les passeports, les réunions chez lui et, par-dessus le marché, la responsabilité de l'évasion de la Reine! Cela faisait vraiment beaucoup, ainsi qu'il l'expliquait à son ami Roussel.
Celui-ci était le plus joyeux compagnon qui fût. Vingt-cinq ans, rentier en quelque sorte, il vivait largement sur la fortune que lui avait laissée son père, gros négociant en produits des îles d'Amérique auxquels les événements des dernières années l'avaient convaincu de renoncer. Joli garçon brun, aimant les filles et les vins de choix, les chevaux et le danger, il avait choisi de conspirer par amour du sport et du piment violent que le danger apportait à sa vie de grand bourgeois. A cause de cette disposition d'esprit assez seigneuriale, il vouait à Batz une admiration absolue et un dévouement total, tant pour sa folle bravoure que pour une intelligence et un sens du théâtre qu'il partageait. Toujours admirablement vêtu en dépit des modes bizarres imposées par les sansculottes, il n'hésitait pas à se transformer en ramoneur ou en égoutier si les circonstances l'exigeaient.
Il accueillit son chef dont il ignorait le retour avec enthousiasme :
- Je désespérais de vous revoir un jour, baron... et je m'ennuyais à périr. Paris n'est plus Paris quand vous n'y êtes pas !
- Parce que vous trouvez que le Paris actuel ressemble à celui d'autrefois ? Vous ne me flattez guère en m'y assimilant !
- Bah, il est peut-être moins élégant mais il est plus passionnant. On y risque sa vie chaque fois que l'on met le pied hors de chez soi.
- Vous ne croyez pas si bien dire, approuva Batz en se laissant tomber dans une confortable bergère avec un soupir de bonheur. Un de vos voisins est en train de concocter une entreprise - pas bête du tout d'ailleurs ! -pour délivrer la famille royale.
- Que voilà une bonne nouvelle ! Vous en êtes, naturellement, et moi aussi par la même occasion ! Je parie que le voisin en question est le chevalier de Jarjayes. Il a la mine distante et ténébreuse qui sent le conspirateur à quinze pas...
- Pariez, vous gagnerez! Plaisanterie mise à part, il y a dans ce projet des lacunes... ou plutôt des incertitudes qui m'inquiètent.
- Racontez. Nous avons tout le temps car, bien sûr, vous soupez avec moi?
- Et même, si cela ne vous dérange pas, je passerai la nuit chez vous. Le retour à Charonne serait trop dangereux.
- Encore une bonne nouvelle ! Vous me gâtez. Je vais dire à Taupin de préparer une chambre.
La maison était vaste, en effet, confortable et même luxueuse. Elle avait jadis appartenu à la Gourdan, célèbre patronne d'une maison de prostitution élégante qui avait compté dans ses pensionnaires la jeune et ravissante Jeanne Bécu, avant qu'elle ne devînt comtesse du Barry et favorite royale. Pour donner quelques gages aux temps troublés, Roussel en avait fermé la plus grande partie, ne gardant en activité qu'un appartement de trois pièces où Batz aimait se retrouver.
Les deux amis soupaient tranquillement en parlant du projet Toulan-Jarjayes quand la porte extérieure retentit de coups violents, en même temps qu'une voix puissante criait :
- Ouvrez ! Au nom de la Nation !
Un instant interdits, les deux hommes n'échangèrent qu'un regard avant que Balthazar Roussel ne se précipite vers une fenêtre donnant sur la rue qu'il ouvrit. Il y avait là une troupe de sectionnaires armés de sabres. Le pommeau de l'un d'eux servait de heurtoir.
- Que voulez-vous ? cria le jeune homme. Celui qui paraissait le chef leva la tête :
- On vous a déjà dit d'ouvrir ! Qu'est-ce que vous attendez ?
- De savoir ce qui me vaut une visite aussi flatteuse, riposta Roussel avec insolence.
- Vous cachez un émigré dangereux! Le ci-devant baron de Batz qui vient de rentrer à Paris. Ouvrez, sinon on enfonce la porte !
- J'y vais ! fit Batz prenant une soudaine décision. Dites à Taupin de se cacher !
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