- Naturellement, vous partirez en même temps que la famille royale. J'y veillerai personnellement...

Les étoiles tenaient toujours bon quand le professeur de belles-lettres prit congé.

- Eh bien, mon ami, soupira Marie quand il eut disparu, vous en avez fait un autre homme.

- C'est ce que j'espérais. Heureux que vous l'ayez remarqué.

- Il était triste à mourir en arrivant. Mais vous êtes vraiment en train de comploter avec lui ? Ce n'est guère rassurant.

- Lorsqu'il est entré, tout à l'heure, j'ignorais tout de ce complot, mais je le trouve intéressant...

- Et c'est lui qui en est l'âme ? Batz se mit à rire :

- Dieu du ciel, non! Ce malheureux est tiraillé entre son désir de se dévouer au service du Roi et sa crainte des dangers que cela lui fait courir. Tant que les plans restent sur le papier, il se sent la force d'un lion, mais dès qu'ils prennent consistance, il devient peureux comme un lièvre. Cela dit, mon ange, je vais à Paris... en passant par le couvent.

Comme si le froid extérieur venait d'entrer dans la maison, Marie resserra autour de ses épaules le châle en laine fine et poil de chèvre du Tibet, d'un beau rouge profond, que Jean lui avait rapporté de Londres.

- Traduction : je ne vous verrai pas ce soir... ni peut-être de plusieurs jours ?

- Pas ce soir, en effet. Le chevalier de Jarjayes que je veux rencontrer habite rue Helvétius [vii] comme notre ami Roussel. Je dormirai chez lui. Embrassez-moi tant que j'ai encore quelque chance de vous plaire. Ce ne sera plus le cas d'ici une heure...

Une heure plus tard, en effet, dans la " loge de théâtre " qu'il avait aménagée dans la sacristie du couvent déserté de la Madeleine de Traisnel, rue de Charonne, Batz procédait à l'un de ces changements de personnalité dont il avait le secret. Dédaignant pour ce soir le ronchonnant citoyen Agricol ou le silencieux porteur d'eau de la rue des Deux-Ponts, il opta pour le citoyen Hans Mùller, jeune Alsacien candide mais fervent républicain, venu de son Colmar natal pour se placer à Paris afin d'y voir de plus près les grandes choses qui s'y déroulaient et les grands acteurs de ces faits admirables. Ce résultat était obtenu au moyen d'une perruque blonde et frisée, d'énormes lunettes qui ressemblaient à des tessons de bouteilles, de boules de latex placées dans les joues pour arrondir le visage et de vêtements étriqués mais chauds - fils du Sud-Ouest, Batz était frileux ! -, pouvant convenir aussi bien à un domestique de bourgeois modestes qu'à un petit instituteur. Un furieux accent tudesque déguisait entièrement sa voix. En effet, outre sa connaissance de l'allemand, de l'anglais et de l'italien, un de ses talents consistait à emprunter de façon tout à fait naturelle tel accent qui lui plaisait. Pour ce costume, la neige justifiait les bottes courtes, le gros manteau porté sur une carmagnole bien-pensante et le tricorne usagé, à l'ancienne mode, enfoncé jusqu'aux sourcils, et même la grosse canne, en bois noueux, qui pouvait servir de gourdin et renfermait aussi un long et solide poignard.

Ainsi équipé, Batz s'enfonça d'un bon pas dans les rues enneigées en essayant d'éviter le caniveau central où la blancheur était devenue boue noire. Le chemin était long mais les jarrets d'acier de cet homme de trente-deux ans lui permettaient de couvrir de grandes distances avant d'éprouver une vraie fatigue. La nuit était close, cependant, et sous de rares lanternes apparaissaient des flaques de clarté entourées d'ombres denses quand il tira la cloche de l'hôtel qui avait jadis appartenu à Lulli. Une femme vint lui ouvrir, sans doute une servante. Batz lui demanda le " citoyen Jarjayes de la part du citoyen Toulan... ". Sans dire un mot, la femme l'enveloppa d'un coup d'oil critique puis disparut, le laissant seul dans un vestibule glacial. Au bout d'un instant, un battant de la double porte du fond s'ouvrit, laissant passer un homme vêtu de noir dont l'allure était bien celle d'un militaire et le visage, un peu sévère, celui d'un être intelligent et réfléchi. Après avoir examiné un instant son visiteur, il le fit entrer dans un petit salon où, par la grâce d'un bon feu et de grands rideaux de lampas bleu soigneusement tirés, régnait une agréable chaleur.

- Que se passe-t-il ? demanda le chevalier. Pourquoi Toulan ne vient-il pas lui-même ? Et d'abord qui êtes-vous ? On m'a dit " Mùller " ? C'est bien ça?

- C'est bien ce que j'ai dit, mais ce n'est qu'un pseudonyme. Je suis le baron de Batz.

- Vous ne lui ressemblez guère.

- Cest ça le charme! fit Jean en riant. Est-ce qu'ainsi vous me reconnaîtrez ? ajouta-t-il en ôtant sa perruque et ses lunettes fumées. Je n'aimerais pas cracher devant vous les balles qui m'arrondissent les joues...

Mais déjà, le général se détendait :

- C'est mieux ainsi. Veuillez vous asseoir... et remettre tout ceci : c'est plus prudent. Ainsi, vous avez vu Toulan ?

- Non. J'ai vu, aujourd'hui même, Lepitre qui est venu chez moi à tout hasard, dans l'espoir que je serais rentré.

- Mais c'est vrai, on vous a dit émigré. Ce qui était prudent après votre folle tentative d'arracher le Roi à son sort. Tentative pour laquelle j'aurais aimé que vous rissiez appel à moi.

- Pourquoi donc ? Pour que le traître qui nous a dénoncés ajoute un nom à sa liste ?

- Peut-être aurais-je su le démasquer? Je m'y entends à juger mes contemporains.

- Je croyais m'y entendre aussi mais l'homme est faillible comme vous le savez sans doute... et je ne viens pas ici discuter de ce que vous appelez ma " folle tentative " qui aurait sans doute droit à l'étiquette héroïque si elle avait réussi. J'ajoute que je n'ai pas émigré : je suis seulement passé en Angleterre afin d'y régler une affaire d'argent. Cet argent dont vous avez grand besoin si j'en crois Lepitre. A ce propos, savez-vous que celui-ci pourrait être le maillon faible de votre ouvrage ? Il meurt de peur.

- Je crois que vous exagérez. Certes, il n'est pas Bayard, mais il a tellement à cour de se dévouer pour la Reine et ses enfants qu'il lutte de son mieux contre une faiblesse bien humaine, et je demeure persuadé qu'il y parviendra. Au surplus, il nous est indispensable...

- Pour les passeports ?

- En effet. Ceux qu'il peut nous procurer résisteront à tout examen sérieux, ce que l'on ne saurait attendre de faux papiers, si bien exécutés qu'ils soient.

Batz se garda de dire qu'il avait pris soin de conforter les sentiments royalistes du professeur en découvrant devant lui de bien sympathiques horizons. De toute évidence, M. de Jarjayes n'était pas facile à manier. Il était de ces hommes qui, leur décision arrêtée, ne se laissent retenir par aucun obstacle et n'acceptent aucune critique. Ceux qu'il admettait à travailler avec lui devaient être inattaquables. Batz choisit de passer à un autre sujet :

- Lepitre m'a appris que votre plan est achevé mais que le point faible en est l'argent. Je suis prêt, moi, à vous donner tout ce dont vous avez besoin. Je dispose de fonds importants, destinés d'ailleurs au salut du Roi et des siens... Encore dois-je être persuadé qu'ils seront employés à bon escient. Et d'abord, d'où vient cette grande confiance que vous avez accordée à ce Toulan que je ne connais que comme l'un des plus irréductibles républicains attachés au Temple... Il vous aurait donné un billet?

Jarjayes alla jusqu'à un secrétaire, fit jouer un tiroir caché et y prit un petit papier qui avait dû être étroitement plié et défroissé avec peine.

- Le voici. Connaissez-vous l'écriture de la Reine ?

- Oui... c'est bien la sienne, confirma Batz, pris d'une soudaine émotion en lisant ce mince fragment sur lequel Marie-Antoinette avait écrit :

"Vous pouvez prendre confiance en l'homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Nous l'appelons Fidèle. Ses sentiments me sont connus : depuis cinq mois il n'a pas varié. Mais ne vous fiez pas trop à la femme de l'homme qui est enfermé ici avec nous. Je ne me fie ni à elle, ni à son mari... "

- Je crois que Sa Majesté a tenu, dès cette entrée en matière, à vous prévenir contre les Tison, ce couple hypocrite et haineux prétendument attaché à son service. Ils représentent l'obstacle le plus difficile à franchir... et le principal sujet d'épouvanté de Lepitre. Vous lui auriez confié la tâche de les " éliminer "? Il n'y parviendra jamais...

- Je sais, c'est le gros problème. D'autant que la Reine refuse que l'on s'en débarrasse de façon radicale...

- Vous avez réussi, m'a-t-on dit, à vous entretenir avec elle durant quelques instants ?

- Oui, je l'avais exigé avant de donner ma confiance entière à Toulan. Ah, baron, comment vous dire ce que j'ai éprouvé en la retrouvant dans cette chambre mal carrelée, aux murs recouverts d'un mauvais papier vert à grands dessins! Les meubles ne valent guère mieux et l'on a jugé plaisant de placer sur la cheminée une pendule repré-sant la Roue de la Fortune ! Quelle dérision !

Sous l'influence d'une émotion soudaine, la carapace glacée du chevalier venait de craquer, pour la plus grande satisfaction de Batz qui se sentit tout à coup plus à l'aise.

- A-t-elle changé ? demanda-t-il avec douceur.

- Oui et non. Elle est toujours très belle, très digne, très fière mais ses cheveux sont blancs et son visage porte les traces de ses chagrins.

- Il faut faire en sorte que d'autres douleurs ne s'ajoutent pas à ce qu'elle a déjà subi. Je vous suis acquis, général. Me confierez-vous le détail de votre plan?

- Merci... du fond du cour! A présent, voici ce que nous avons décidé à ce jour. Lepitre vous a-t-il parlé des uniformes de municipaux ?

- Oui. Je peux vous en procurer si vous ne savez comment y parvenir.