Ce qui affecta désagréablement l'oreille fine du baron : Lepitre ne devait pas aimer beaucoup le rôle qu'on lui réservait...
- Ensuite, une fois la famille royale hors du Temple?
- Elle se changera dans la petite maison que les Jarjayes ont à Vaugirard et partira pour l'Angleterre. Le chevalier fera ce qu'il faut mais...
- Mais quoi? Lepitre baissa le nez.
- Pour réaliser tout cela, il faut de l'argent et nous n'en avons guère. Les Jarjayes sont autant dire ruinés et Toulan n'est pas riche. La Reine a bien conseillé de s'adresser à M. de La Borde, l'ancien fermier général...
Batz sauta au plafond :
- Laborde ? Sa Majesté a l'excuse de n'être plus au fait des réalités, sinon elle saurait qu'on ne peut rien espérer de cet homme qui a déjà refusé d'aider le Roi... et aussi ses frères d'ailleurs ! Il ne doit plus croire beaucoup à un retour de la monarchie...
- Cela, nous le savons tous les trois, et nous n'en sommes pas moins dans l'embarras...
- ... et vous avez pensé à moi?
- Oh, monsieur le baron, vous savez bien qu'on a pensé à vous dès le début, mais encore une fois vous n'étiez pas là et si je suis venu ce matin, c'est à tout hasard.
- Vous avez bien fait, dit Batz en riant. Je verrai le chevalier de Jarjayes. A présent, apaisez vos craintes! Nous allons dîner, et cela achèvera de vous remettre.
Le professeur de belles-lettres leva sur lui un regard de chien malheureux.
- Vous savoir avec nous est certes un grand réconfort, pourtant je ne suis pas tranquille.
- Dans ce genre d'entreprise, il est difficile d'être tranquille, mais il est vrai que vous me semblez mal à l'aise. Quel rôle vous a-t-on attribué en propre ?
- Procurer les costumes, les faire entrer au Temple de compte à demi avec Toulan... et réduire les Tison au silence !
- En ce qui concerne les frais tels que l'achat des uniformes et le reste, je m'en charge. Ce que j'ai l'intention d'apprendre au chevalier, c'est que je suis prêt à financer l'entreprise car il ne suffit pas de les faire sortir du Temple, il faut aussi emmener nos chers prisonniers hors de France. C'est... l'affrontement avec les Tison qui vous tourmente ?
Lepitre se tortilla sur son siège comme s'il avait froid, frottant ses mains l'une contre l'autre, et finalement lâcha :
- Oui... Je ne suis pas un homme de main, moi... et encore moins un héros. Je suis un modeste professeur de belles-lettres... et je meurs de peur!
Sa mine était si piteuse que Batz ne put s'empêcher de rire.
- Vous ne me ferez pas croire ça! Qui a sauvé Mme Cléry et miss Adams du danger que représentait le municipal Marinot ?
- J'éprouvais un irrésistible besoin de les aider. Quant à Marinot, je n'ai fait que vous avertir. Ce n'est pas moi qui l'ai tué...
- Non, c'est moi! Mais vous étiez des nôtres dans notre malheureuse tentative pour le Roi et...
- J'y étais de cour mais je n'ai rien fait du tout. J'étais terrifié et au matin du 21 janvier je suis resté terré chez moi...
- ... en compagnie de deux gardes, je sais.
- Non. En compagnie de ma femme. Aucune force humaine n'aurait pu me faire sortir de chez moi. Alors je préfère vous prévenir, baron : à mesure que le plan se développe, la terreur me gagne...
C'était fâcheux en effet et Batz pensa à la fameuse phrase du Roméo et Juliette de Shakespeare : " Je n'ai peur que de ta peur. " Lepitre devait la connaître mais se garda bien de l'exprimer à haute voix. Dans ce genre d'entreprise, l'ancien professeur représentait un chaînon faible qui, en lâchant, pouvait tout perdre...
- Pourtant, bredouillait le malheureux presque en larmes, je voudrais tant vous aider! Je m'en veux, vous savez, je m'en veux ! Mais je suis sans défense contre moi-même !
- Allons, calmez-vous! Dès l'instant où nous le savons, nous pouvons alléger votre fardeau. Les uniformes vous posent-ils un problème ?
- N... on! Non... je peux le faire mais...
- Vous craignez les Tison? Je verrai cela avec M. de Jarjayes. Passons à table en attendant : voilà la cloche qui nous y invite-Mais Lepitre avait encore quelque chose à dire :
- J'allais oublier ! Toulan et le chevalier comptent aussi sur moi pour les passeports de la famille royale. Je suis président du comité qui les délivre...
Batz qui se dirigeait vers la porte pour l'ouvrir devant son hôte se détourna, soudain cassant :
- Et alors ? fit-il. Que voyez-vous là de difficile ? Vous avez tout sous la main : les imprimés, les tampons et peut-être des actes tout signés par la Commune ?
- Sans doute mais...
- Si vous craignez que votre main tremble en les remplissant, apportez-les-moi. Je saurai, soyez-en certain, les rendre conformes en tout point. Plus vrais que les vrais !
- Dans ce cas...
Lepitre avait répondu du bout des lèvres, pas convaincu le moins du monde, et ce détail n'avait pas échappé au baron. Il n'en fit pas moins bonne figure à son invité tout en pensant qu'il fallait soit le surveiller, soit l'écarter du complot. Cette dernière solution, radicale, ne le satisfaisait pas : commissaire au Temple et à la tête du service des passeports officiels - on pouvait toujours en fabriquer et Batz connaissait la manière, mais les fugitifs ne seraient jamais mieux protégés que sous l'égide procurée par leurs ennemis -, Lepitre était difficile sinon impossible à remplacer... On verrait donc à le surveiller mais à qui en confier le soin ? L'idéal serait le garde national Pitou à qui son uniforme permettait d'aller partout. Seulement, où se trouvait Pitou et quand rentrerait-il? Toulan et Jarjayes devaient souhaiter enlever les précieux prisonniers le plus tôt possible et Batz les approuvait... Le mieux serait peut-être de rassurer Lepitre ?
L'instant semblait favorable. Réconforté par le bon repas, les vins chaleureux et le sourire de Marie, le professeur, enclin à s'attendrir sur lui-même, confiait à son auditrice qu'il avait composé, en compagnie de Mme Cléry, une romance, " La piété filiale ", inspirée par la mort du Roi et dédiée au jeune Louis XVII, romance qu'il avait présentée à la Reine. Et même, tirant un papier de sa poche, il entreprit d'en donner lecture :
" Eh quoi tu pleures, ô ma mère ? Dans tes regards fixés sur moi Se peignent l'amour et l'effroi. J'y vois ton âme tout entière... "
A mesure que les vers se déroulaient, des larmes emplissaient ses yeux. Il acheva, en reniflant furieusement, son texte dont la fin était consacrée à Madame Elisabeth :
" Ah, souviens-toi des derniers voux Qu'en mourant exprima ton frère ; Reste toujours près de ma mère Et ses enfants en auront deux. "
Pour lui donner le temps de se remettre quand il eut fini, aidé d'un vaste mouchoir pour étancher son émotion, Marie applaudit avec enthousiasme, intimant d'un oil sévère à Jean d'en faire autant.
- C'est vraiment très beau ! s'écria-t-elle. Quelle âme dans ce poème et comme vous le dites bien ! La Reine a dû sentir une vraie consolation à l'entendre...
- Je le crois car j'en ai reçu le plus beau des remerciements. Lorsque je suis revenu au Temple huit jours plus tard, on me fit entrer dans la chambre de Madame Elisabeth et j'ai eu la joie inexprimable d'entendre ma romance chantée par le jeune roi accompagné au clavecin - un vieux clavecin trouvé par moi dans le grenier du Temple et que j'ai fait accorder! - par la petite Madame Royale... Ah, quel instant! Sa Majesté ne retenait pas ses larmes et, d'ailleurs, nous pleurions tous...
Batz, qui trouvait l'anecdote un peu forte, faillit demander si le ménage Tison pleurait aussi et comment il avait apprécié un instant si émouvant. Il se retint : il fallait utiliser au mieux l'émotion où baignait Lepitre, portée à son comble par les louanges de Marie. Le professeur de belles-lettres goûtait là un instant d'intense admiration pour lui-même...
- Cher ami, reprocha-t-il doucement, il me semble que vous avez pris de bien grands risques en cette occasion que j'ignorais. Étant donné les projets que vous m'avez confiés, vous avez peut-être fait preuve d'une noble imprudence et il vous faut maintenant jouer plus serré... vous tenir un peu plus en retrait, ouvrer dans une ombre plus épaisse. En vérité, il serait tragique que votre dévouement vous mette trop en danger...
- Vous voulez que je me retire ? suggéra Lepitre, une note d'espérance dans la voix.
- Non, je vous crois indispensable. Mais je vais vous faire une proposition et je vous supplie de n'y voir aucune offense, aucune atteinte à votre désintéressement. Je tiens absolument à vous remettre ces jours prochains une... certaine somme... en or, afin qu'au jour même où nous réaliserons notre plan, vous puissiez quitter le pays avec Mme Lepitre et vivre hors des frontières de la façon qui vous conviendra...
- M'exiler? Mais... et mon école?
- Je crains que, tôt ou tard, vous ne soyez obligé d'y renoncer. Alors autant prendre les devants. Vous n'aurez qu'à en ouvrir une autre, à Londres par exemple pour les nombreux enfants émigrés, puis, quand tout sera fini - car tout finira un jour ! -, revenir rue de l'Observatoire... à moins que le nouveau roi, reconnaissant à juste titre, ne vous propose la direction d'un collège royal. Ou mieux encore, une chaire au collège de France ?
A cette glorieuse évocation, les étoiles se multiplièrent dans les yeux un peu ternes de Lepitre. Il n'avait jamais été séduisant : la taille courte, le ventre rondelet, en outre affligé d'une légère claudication, le brave garçon n'avait rien d'un Apollon, mais devant les perspectives ouvertes par Batz, il devint presque beau. Son hôte glissa le dernier argument :
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