Juliette Benzoni
La messe rouge
Première partie
LES CHEVALIERS DE LA REINE
CHAPITRE I
KETTERINGHAM HALL
S'il n'y avait eu le brouillard jaune, glacé et pénétrant, s'il n'y avait eu l'odeur familière mêlant les fumées de charbon aux relents de vase, Jean de Batz, en débarquant au dock de la Tour dont on ne distinguait même pas les chaînages blancs, eût peut-être douté de se trouver à Londres. L'atmosphère y était à l'opposé de ce dont il avait l'habitude : les Anglais toujours si froids, si distants, voire si méfiants pour ceux qui venaient de France, faisaient preuve à présent d'une incroyable sollicitude. Même l'Alien Office, le pointilleux Bureau des étrangers auquel on avait affaire au moment du passage à Custom House, l'Hôtel de la douane, se montra presque affectueux vis-à-vis du couple d'émigrés âgés, le comte et la comtesse de Saint-Gérand, que Batz avait pris dans son bateau à Boulogne.
Il était normal que leur fragilité, leur visible détresse eussent touché le baron, mais que des fonctionnaires britanniques en tinssent compte, cela tenait du miracle. On s'informa avec beaucoup de politesse de leur nom et de leur situation.
Avaient-ils en Angleterre des amis, de la famille, faute de quoi on pouvait leur indiquer les comités d'accueil fondés par des gens de la noblesse ou même de la riche bourgeoisie, qui se chargeraient de leur fournir un toit, des vêtements, de la nourriture, de quoi vivre enfin ? C'était le cas : leur fille et leurs petits-enfants séjournaient déjà chez lord Sheffield, dans le Sussex où ils étaient espérés. Ils ne s'en montrèrent pas moins émus d'un accueil auquel ils ne s'attendaient pas et auquel les douaniers mirent un comble en leur offrant des condoléances pour la " perte cruelle " qui les frappait.
Batz en reçut tout autant et ne cacha pas son étonnement : depuis le début de la Révolution, il était venu à plusieurs reprises en Angleterre où il avait des amis et c'était bien la première fois que l'on se montrait aussi courtois.
- A quelle perte faites-vous allusion, messieurs ? demanda-t-il.
Le fonctionnaire qui venait de s'incliner devant lui le fusilla aussitôt d'un regard indigné :
- Celle de votre Roi, sir ! Je supposais que sa fin affreuse vous peinait...
- Plus que vous ne sauriez le dire ! Mais je n'imaginais pas que la mort d'un souverain français pût nous valoir la sympathie des Anglais ?
- Cela prouve seulement que vous ne nous connaissez pas! Nous sommes gens de cour, sir. Et toute l'Angleterre, comme vous allez vous en convaincre rapidement, est profondément affligée par la mort du roi Louis XVI survenue il y a dix jours. C'est de la pure barbarie... et nous ne supportons pas la barbarie. Jamais vous ne verrez cela chez nous ! Votre passeport, sir ! ajouta le bureaucrate en lui rendant le précieux papier.
Le baron faillit céder à la causticité gasconne en faisant remarquer à cet homme vertueux qu'on avait déjà vu, environ un siècle et demi plus tôt, quelque chose d'assez semblable quand le " Protecteur " Cromwell avait fait décapiter Charles Ier, mais jugea plus sage de ne pas entamer une polémique. Si les fonctionnaires britanniques tournaient à l'angélisme, il fallait en profiter. Cela ne durerait peut-être pas longtemps !
En quittant Custom House, Batz appela un cab où il fit monter le vieux couple un peu désorienté en lui souhaitant bonne chance, à la manière anglaise, et surtout l'oubli rapide de ses souffrances et de ses angoisses. Enfin, il donna au cocher l'adresse de lord Sheffield, baisa une dernière fois la main sans bagues de la vieille dame en refusant ses remerciements, puis recula de quelques pas et salua, tandis que le conducteur faisait tourner son cheval et s'éloignait dans un crépuscule qui semblait installé sur la ville depuis le matin.
Rassuré sur le sort de ses compagnons de voyage, il allait faire signe à une autre voiture quand son regard fut attiré par une grande affiche placardée contre un mur sur laquelle un belliqueux appel contre la France flamboyait en lettres de deux pieds de haut : " War ! War ! French War ! " Le texte qui suivait invitait le gouvernement de M. Pitt à balayer de la surface de la terre le peuple sanguinaire qui avait osé massacrer son propre roi. Décidément, il y avait quelque chose de changé au royaume d'Angleterre.
Il acheva de s'en convaincre en faisant parler le cocher chargé de le conduire à Holborn où logeait son amie lady Atkyns lorsqu'elle se trouvait à Londres. Celui-ci assura que toute la ville portait plus ou moins le deuil du roi de France :
- Dès que la nouvelle a été sue, on s'est arraché les journaux. Le Moming Chronide surtout qui s'en prenait à la " conduite diabolique " de votre Convention... et à l'infâme assassinat de Louis le seizième...
- Hé là, doucement! Ce n'est pas ma Convention.
- Je vous en félicite, sir!... Certes nous n'avons pas toujours été frères mais les rois ne le sont-ils pas entre eux? Tout au moins quand ils s'écrivent en s'appelant Monsieur mon frère ? Notre George le troisième a été très choqué en apprenant le crime des Français. Je dirais même épouvanté. Il a ordonné un deuil sévère et la fermeture du théâtre royal. Toute l'Angleterre est avec lui, d'ailleurs, et vous pourrez vous en convaincre, sir ! Dans chaque carrefour vous allez voir des gens qui vendent le portrait de votre malheureux prince et aussi l'image de son martyre ! C'est trop affreux aussi ! Le Roi assassiné et tous ces pauvres gens qui doivent fuir pour ne pas connaître le même sort!...
Batz pensa qu'il était tombé sur le cocher le plus bavard de sa profession mais n'en éprouva pas moins un certain réconfort. Certes, il n'avait jamais aimé les Anglais, mais leur comportement en face de l'événement dont il souffrait si cruellement, l'accueil qu'ils réservaient aux émigrés lui rendaient l'espoir pour la suite de son combat : il trouverait sûrement toute l'aide désirable s'il réussissait à arracher la famille royale et surtout le jeune roi Louis XVII à leur prison. Un combat dans lequel il avait hâte de se replonger... Il craignait tellement que le temps soit compté à ceux que la tour du Temple retenait toujours entre ses murs !
Les aléas du voyage, les énergiques secousses d'une mer hivernale avaient réussi à tirer le baron du sombre désespoir où l'avaient plongé l'échec de sa tentative d'enlèvement de Louis XVI sur le chemin de l'échafaud et la mort de son roi. Tout au long de sa chevauchée vers Boulogne dans le vent glacé du nord, il avait remâché sa colère, son chagrin, sa déception et son besoin de vengeance. Il avait été trahi; il savait par qui et pour qui mais il possédait à un degré trop élevé le sens de ses responsabilités pour se lancer en aveugle à la recherche de la satisfaction brutale et peut-être un peu trop rapide que donne un coup d'épée bien ajusté. Tous les comptes se régleraient mais en leur temps, la priorité absolue c'était l'Histoire qui la réclamait et la façon dont lui, Jean de Batz, entendait l'écrire... D'abord, et avant tout, rejoindre Anne-Laure de Pontallec, alias Laura Adams, et son compagnon Ange Pitou, le journaliste-garde national, qui devaient avoir atteint Londres et l'attendaient sans doute chez Charlotte Atkyns où il leur avait donné rendez-vous. Tandis que lui-même venait par Boulogne où il possédait deux bateaux avec des équipages à toute épreuve et deux hangars discrets où l'on pouvait entreposer du matériel de navigation, des marchandises... et des candidats à l'émigration. Laura et Pitou partis pour Saint-Malo dans l'anonymat d'une diligence une grosse semaine avant lui comptaient s'embarquer pour Jersey d'abord, puis pour Londres à bord d'un des navires de Marie-Pierre de Laudren, la mère de la jeune femme. Cet itinéraire compliqué mais peu susceptible d'attirer l'attention se justifiait par la présence, dans un ourlet de robe, d'une des plus belles pierres précieuses de l'époque : le Grand Diamant bleu de Louis XIV dont Batz espérait tirer de quoi sauver la reine Marie-Antoinette, le petit Louis XVII, sa sour Marie-Thérèse et sa tante Madame Elisabeth.
Lorsque l'on fut à destination, les considérations politico-charitables du cocher avaient doucement glissé en long monologue sur les surprises de la condition humaine, présentant peut-être un énorme intérêt mais dont Batz, perdu dans ses pensées, n'entendit rien. A l'instant précis où il arrêtait son cheval, l'automédon achevait d'ailleurs sa péroraison :
- ... et c'est pourquoi je maintiens qu'il n'y a pas d'autre solution que de faire la guerre à ces sauvages! Vous êtes bien de mon avis, sir?
- Oh, tout à fait, dit Batz qui n'en était plus à cela près et dont l'attention se fixait à présent sur un personnage qui se tenait debout devant la porte de lady Atkyns, attendant qu'on lui ouvre.
II paya son cab, grimpa les marches du petit porche soutenu par des colonnes ioniques et rejoignit l'homme qui était grand et sec, en dépit de l'épaisse pelisse dont dépassaient des jambes maigres terminées par des souliers à boucle d'argent. Les cheveux étaient portés à l'ancienne mode mais le chapeau, penché sur une oreille, appartenait au temps présent. Un long nez à bosse promettait d'atteindre le menton agressif quand les dents ne seraient plus là pour les tenir à distance.
L'arrivée du baron apporta une diversion à une attente qui semblait se prolonger :
- On dirait qu'il n'y a personne, dit le personnage avec un demi-sourire qui fit remonter sa grande bouche vers l'oreille gauche, mais déjà la mémoire quasi infaillible de Batz mettait un nom sur ce visage affichant une perpétuelle bonne humeur, et qui rappelait le masque de la comédie :
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