— Et surtout, soupira Mélanie confuse, je ne suis pas certaine de m’y intéresser vraiment. En revanche, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé à Pékin et comment vous avez connu Pierre Bault ?
— Quand on se bat côte à côte on devient vite amis. C’est ce que nous avons fait tous les deux durant des jours et des jours à l’ambassade d’Angleterre…
— Pourquoi d’Angleterre ? Il n’y avait pas d’ambassade française ?
— Que si ! Et une belle ! Aux mains d’un grand diplomate, M. Stephen Pichon, qui est actuellement notre Résident général à Tunis. Cela n’a pas empêché notre ambassade d’être à moitié détruite par les bombes, comme d’autres d’ailleurs, et c’est ainsi que tout le monde s’est retrouvé chez les Anglais… Mais je vous raconterai cela plus tard. Voilà la cloche du déjeuner et, quand Victoire fait un soufflé au fromage, elle devient intraitable si on a le malheur d’arriver en retard. On a juste le temps de descendre et de se laver les mains.
Le soufflé était aérien et crémeux à souhait, pourtant Antoine l’avala sans paraître y attacher plus d’importance que s’il se fût agi d’un quelconque ragoût. Visiblement, il suivait une idée fixe et demanda deux ou trois fois si les journaux n’étaient pas arrivés. Naturellement, Mélanie ne réussit pas à le ramener sur le sujet qui lui plaisait tant : la lutte héroïque de quelques centaines d’Européens contre la moitié de la Chine. Et quand elle tenta d’y revenir, Antoine la rabroua sans ménagement :
— Plus tard, si vous voulez bien ! Ce genre d’histoire n’a pas sa place au milieu des plaisirs de la table.
Mélanie se le tint pour dit et n’insista pas. Elle découvrait d’ailleurs qu’il était agréable de saisir l’instant et elle se sentait bien auprès de cette grande table couverte de lin candide, en face de ce feu flambant qui mettait de si belles lueurs roses sur les visages des convives. Les yeux des jumelles brillaient comme les braises du foyer. Prudent qui devait dormir avec sa casquette mangeait avec la régularité d’une horloge, le nez dans son assiette, ne le relevant que pour en introduire le bout dans sa grande tulipe de cristal où un vin couleur d’aurore semblait renaître au fur et à mesure qu’il disparaissait.
Quand Magali posa sur la table la cafetière d’argent, un gamin surgi de la porte donnant sur le potager comme un diable de sa boîte, brailla : « Salut la société ! » et précipita entre les tasses, vides pour la plupart fort heureusement, un paquet de journaux sur lequel Antoine fondit comme l’aigle sur sa proie avant de s’enfuir en direction de son atelier.
Après un instant de surprise, Mélanie le suivit et non sans une légère hésitation poussa la porte. Le peintre, assis sur son divan, était environné de journaux dépliés et de bandes arrachées. Il y avait là les plus importants des quotidiens nationaux. Le Petit Parisien était dans les mains d’Antoine quand il leva sur la jeune fille un regard chargé d’orage :
— Rien ! soupira-t-il. Pas un mot ! Pas une ligne ! Il semble que personne ne se soit aperçu de votre disparition !
— Vous êtes sûr ? Je m’attendais à je ne sais quelle histoire invraisemblable, surtout si peu de temps après la disparition de Grand-père… et dans un train.
— Moi aussi ! Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : personne ne semble s’intéresser à vous. Et quand on connaît les journalistes comme je les connais, c’est proprement effarant ! Même le Petit Parisien qui fait du roman à longueur d’année semble ignorer qu’une jeune femme de la meilleure société a quitté le Méditerranée-Express sans tambour ni trompette ! Normalement votre… mari devrait passer son temps arc-bouté contre sa porte pour empêcher la presse d’envahir son appartement.
— C’est aussi ce que je pensais et cette idée me gênait un peu car ce n’est pas très amusant de jouer les héroïnes de romans-feuilletons. Il n’y a vraiment rien ?
— Voyez vous-même ! C’est inimaginable…
S’agenouillant sur le tapis, Mélanie prit un journal puis un autre. On annonçait que l’on venait de voter aux États-Unis une nouvelle loi sur l’émigration établissant une taxe et précisant qu’en aucun cas le pays ne serait accessible aux anarchistes européens. Il était question aussi de la construction d’un chemin de fer entre Constantinople et Bagdad mais c’était bien la seule nouvelle ferroviaire ! Et quand on se souvenait du débordement d’encre d’imprimerie qu’avait suscité la disparition de Grand-père, c’était assez incroyable.
— Il doit bien y avoir une raison ? soupira-t-elle.
— Si vous en voyez une, faites-la moi donc partager ?
— Je ne sais pas… et je vais peut-être dire une bêtise. Sûrement même, mais peut-être que M. de Varennes ne s’est pas aperçu de mon départ.
— Je ne vois pas du tout comment il aurait pu ne pas le remarquer. Vous croyez qu’il ne s’est réveillé qu’à Menton ? Le conducteur ne lui aurait pas permis.
— Nous ne savons pas où allait la danseuse. Il est peut-être descendu avec elle, à Nice ou à Monte-Carlo ?
— En vous laissant continuer toute seule ? Ma chère enfant, nous nageons là en pleine folie. C’est sans doute un mufle mais à ce point-là… Cela me paraît beaucoup.
— Alors je ne sais plus que penser…
— Oh, moi non plus, mais nous n’allons pas en rester là ! Lisez tout cela si ça vous amuse, moi je sors !
— Où allez-vous ?… Je peux peut-être vous accompagner ?
— Ce serait bien la dernière chose à faire ! Je vais à la poste d’Avignon téléphoner à Pierre Bault. À cette heure il doit être rentré chez lui…
— Il a le téléphone ?
— Pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul apanage des gens riches et il est fonctionnaire de l’État ! Il faut que nous sachions ce qui s’est passé quand le train est arrivé en gare de Menton.
Et, laissant Mélanie se demander comment il pouvait être si bien documenté sur les habitudes et les horaires d’un employé des Chemins de fer, Antoine Laurens s’éclipsa dans un grand fracas de portes claquées.
Chapitre VII
ÉTRANGE COMPORTEMENT !…
Ce qu’Antoine, à son retour d’Avignon, apprit à Mélanie et à Victoire, réunies sous le manteau de la cheminée, était proprement invraisemblable. Il s’en rendait tellement compte qu’il attendit qu’on lui eût servi la soupe – il était tard et les jumelles avaient déjà gagné leur chambre tandis que Prudent, à la basse-cour, « fermait » les poules – pour commencer son récit. Et même il avala trois ou quatre cuillerées qui illuminèrent son visage fatigué d’une roseur de bien-être, puis il tendit son verre à Mélanie pour qu’elle l’emplît d’un vin épais des Baronnies qu’il affectionnait. Il le vida, le tendit à nouveau mais avant d’y revenir retourna à son assiette qu’il vida jusqu’à faïence nette avant de se laisser aller contre le dossier de son fauteuil. Et même là, il prit encore un temps avant de déclarer à la jeune fille qui bouillait de curiosité :
— Eh bien, ma belle, je me demande si on ne vous a pas rendu un grand service, Pierre et moi, en vous faisant quitter ce train sans en avertir personne.
— Inutile de vous poser cette question ! Vous m’avez rendu un grand service…
— Je n’en étais pas certain mais à présent j’en suis sûr.
Écoutez plutôt ! Mais, je vous en prie, ne m’interrompez pas pour que je ne perde pas le fil de mon histoire !
— Promis !
— Alors, voilà ce que m’a raconté Pierre. Je ne vous cache pas qu’il n’en est pas encore revenu.
Il s’était passé ceci : vers le lever du jour, entre Avignon et Marseille, le conducteur qui faisait semblant de dormir aperçut, sous le bord baissé de sa casquette, le marquis de Varennes qui regagnait son compartiment sans faire le moindre bruit, après quoi il ne se passa plus rien dans le sleeping jusqu’aux approches du petit déjeuner où il devait réveiller les voyageurs selon l’ordre que leur fantaisie lui avait indiqué.
Sachant fort bien qu’il n’y avait plus personne chez la jeune marquise, il attendit qu’une bonne moitié du wagon se fût rendue au wagon-restaurant pour aller frapper chez Francis. Celui-ci n’avait pas dû beaucoup dormir car il réagit de façon plutôt grossière :
— Fichez-moi la paix ! Je n’ai pas demandé à être réveillé.
— Je sais, Monsieur, mais je crois tout de même urgent de vous parler.
— De quoi.
— Il s’agit d’une chose que je ne saurais crier à travers la porte.
Avec mauvaise humeur, Francis ouvrit, montrant un visage aux traits tirés, à la bouche amère et aux cheveux en désordre, ce qui n’étonna pas beaucoup Pierre : il s’était fait servir trois bouteilles de champagne durant la nuit.
— Eh bien, que voulez-vous ?
— Je désire vous apprendre que madame la Marquise ne se trouve plus dans son compartiment.
— Ah !
Constatant que le voyageur ne semblait pas autrement surpris, Pierre attribua cette absence de réaction au vin ingurgité mais, soudain, Varennes parut se réveiller :
— La belle affaire ! Elle est en train de prendre son petit déjeuner…
— Seule ? Et avec ses bagages ? Ce serait pour le moins surprenant mais je peux assurer qu’elle n’y est pas. Je suis allé voir.
— Vous dites qu’elle a pris ses bagages ?
— Sauf ceux qui sont au fourgon, bien sûr. Il ne reste rien chez elle…
Un mari normal eût été affolé ou, tout au moins, très inquiet. Or, il n’en fut rien. Au contraire, le conducteur aurait juré qu’il avait vu un imperceptible sourire sous la moustache du marquis mais l’éclair vif qui traversa ses yeux las ne relevait pas de l’imagination. Et, tout de suite après, il se livra à une scène par trop bizarre pour ne pas sentir la comédie à plein nez : se laissant retomber sur sa couchette, il se prit la tête à deux mains :
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