Soudain, le village disparut, avalé par une route bordée de platanes plongeant vers un creux verdoyant où paressait un ruisseau que l’on passa sur un pont romain avant de remonter vers son aval. On l’abandonna ensuite pour un sentier fait de terre et de cailloux tout juste assez large pour le passage de la voiture et, soudain, après un tournant, une grosse maison forte apparut sur une hauteur. Faite de cette pierre safranée qui accrochait si bien le soleil, elle arrivait même, tant elle était chaleureuse, à donner un air d’amabilité à la vieille tour crénelée, respectable vestige du XIIIe siècle, qui avait l’air de regarder avec arrogance par-dessus son épaule de rocher le petit ravin tapissé de ronciers, de myrtes et d’arbousiers.

— C’est là que nous allons ! cria Antoine entre deux cahots. Je vous présente Château-Saint-Sauveur !

— C’est votre maison ?

— Oui, mais rassurez-vous, la face qui regarde le hameau, de l’autre côté, est beaucoup plus souriante…

— Ce côté-là me convient tout à fait. On dirait le château de la Belle au bois dormant…

— Pourquoi pas ? fit Antoine en riant. Néanmoins vous n’y trouverez aucune belle endormie, et seul le rôle de la bonne fée pourrait convenir à ma chère Victoire.

Mélanie pensa alors avec un rien d’inquiétude que cette Victoire, pour jouer convenablement son rôle de fée, devait être d’une foudroyante beauté, ce qui paraissait inimaginable quand on regardait son époux. En pleine lumière Prudent, avec ses touffes de cheveux gris et sa moustache qui semblait faite tout exprès pour souligner un gros nez rouge, n’avait vraiment rien, mais là rien du tout, du prince charmant !…

Quand on atteignit le plateau, Mélanie découvrit en effet une charmante demeure. Les vieux murs avaient été percés de fenêtres à petits carreaux qui faisaient une belle enfilade de chaque côté d’une haute porte cintrée. Seule, à la hauteur du toit en tuile romaine, une échauguette à mâchicoulis dominait la porte et rappelait que cette agréable demeure avait été une maison forte. Mais on l’oubliait vite pour admirer les grandes jardinières à guirlandes de vieille terre cuite qui alignaient tout au long de la façade un bataillon d’orangers et de lauriers. Sur les côtés de la maison, de grands pins parasols courbés par le mistral semblaient saluer le retour du maître.

Le bruit de l’automobile avait déjà attiré sur les marches du perron deux jeunes filles tellement semblables que Mélanie eut l’impression de voir double. Elles levaient les bras en l’air en signe de joie et souriaient de toutes leurs dents blanches. Leurs jupes rouges froncées sous des tabliers et des fichus fleuris dansaient autour de leurs chevilles habillées de coton blanc, et sous leurs bonnets blancs à volants de dentelle leurs figures rondes avaient la couleur et le velouté de jeunes pêches de vigne. D’un même élan elles se précipitèrent vers Antoine mais s’arrêtèrent net à la vue de cette jeune femme ébouriffée qu’il aidait à descendre de voiture :

— Voici Mireille et Magali, les petites-filles de Victoire et Prudent. Celle qui porte à son fichu un nœud de velours vert est Magali. Je n’ai jamais trouvé d’autre moyen de les reconnaître… Les filles, ajouta-t-il en tapotant les joues des deux sœurs, cette jeune dame est une parente éloignée que j’ai retrouvée par hasard à un moment où elle avait grand besoin de secours. Elle vient ici pour se reposer et pour avoir la paix. Autrement dit, je ne veux pas entendre de bavardages à son sujet. Compris ?

— Oui, monsieur Antoine ! firent les jumelles d’une même voix avant d’ajouter, toujours en chœur : Le bonjour, Mademoiselle ! Nous allons prendre bien soin de vous car vous avez l’air très fatiguée…

— Pas à ce point-là ! sourit Mélanie.

— C’est que vous êtes si pâle… dit Mireille.

— Qu’on dirait bien que vous revenez de maladie, compléta Magali en s’emparant des minces bagages de la « parente éloignée ».

Par la suite Mélanie devait constater que, lorsqu’elles ne s’exprimaient pas en chœur, les deux sœurs se partageaient les phrases : l’une commençait et l’autre achevait. Elles étaient devenues très fortes à cet exercice qui faisait d’elles une sorte de prolongement moderne du chœur antique. Cependant, devant la voiture, Prudent avait soulevé sa casquette et se grattait la tête :

— Faudrait peut-être que je retourne en Avignon pour prendre les malles de la demoiselle, fit-il d’un ton de regret, en homme qui n’a guère envie de faire un nouveau voyage, parce que m’est avis qu’on les a oubliées…

— Sacrebleu, c’est vrai, s’exclama Antoine en regardant Mélanie avec angoisse. Vos malles sont restées dans le fourgon. J’avoue n’y avoir pas pensé…

— Moi si... mais ça m’est égal ! Je n’aime pas du tout les vêtements que ma mère m’a fait faire pour mon mariage. Ils iraient beaucoup mieux à une vieille dame…

— Le fait est ! approuva son hôte. Hier, au wagon-restaurant, je me demandais pourquoi vous vous habilliez si vieux, bien que cela sente le bon faiseur.

— Et vous n’avez pas vu ma robe de mariée ! C’est le résultat d’un complot entre ma mère et une certaine Lucille. Je crois qu’elles ont décidé que je ne devais à aucun prix être séduisante… De toute façon, je ne pourrais pas mettre ces horreurs : avant de quitter la gare j’ai jeté mon corset dans les buissons…

Antoine se mit à rire :

— Certaines jettent leur bonnet par-dessus les moulins. Avec vous c’est le corset dans les buissons ! Une excellente chose d’ailleurs : c’est l’objet le plus disgracieux que j’aie jamais vu !

— Alors je peux rentrer la voiture ? fit Prudent ravi.

— Oui et nous allons en faire autant ! conclut Antoine. Victoire doit se demander ce que nous faisons.

Prenant Mélanie par la main, il l’entraîna dans la maison au pas de charge et, sans lui laisser seulement le temps d’examiner les lieux, la précipita dans la plus grande cuisine qu’elle eût jamais vue. Là s’affairait une personne qui, si elle ne ressemblait en rien à la Belle au bois dormant, n’en avait pas moins l’air sortie tout droit d’un livre de contes anciens. Grande et de formes amples, elle portait l’élégant costume des femmes d’Arles : longue robe noire dont la ligne se trouvait un peu perturbée par les rebondissements de son corps, fichu d’une blancheur idéale dont l’ouverture encadrait une belle croix d’or pendue juste sous le cou par un ruban de velours noir. Sur son gros chignon strié de mèches blanches s’érigeait comme un point d’orgue le petit tronc de cône blanc ceint d’un nouet de mousseline neigeuse qui confère aux Arlésiennes une allure quasi royale.

Dans l’immense pièce voûtée qui captait la lumière du feu et du soleil par toutes ses casseroles de cuivre, Victoire remuait quelque chose dans un pot à l’aide d’une longue cuillère en bois qui se donnait des airs de baguette magique. Avec son profil accusé venu peut-être du fond des âges par le truchement de quelque barbaresque migrateur, elle eût évoqué assez bien une sorcière dans son antre si justement les objets qui l’environnaient n’avaient été si pleinement réconfortants.

Pas de cornues autour de la magicienne, pas de poudres suspectes, pas de vipères ou de crapauds baignant dans des liquides inquiétants mais, sur de longues étagères solidement arrimées aux murs blanchis à la chaux, une théorie de grands pots de grès dont les étiquettes de faïence fleurie tenues par des chaînettes annonçaient des confits, de la graisse d’oie, des foies de canard, de l’huile d’olive, de noix ou de pépins de raisin. Et, leur faisant face, des bocaux de verre pansus où se conservaient les tomates, les pâtissons, les champignons, les aubergines, les courgettes, les citrons confits et toute la gamme des légumes de printemps et des fruits de l’été ou de l’automne. De superbes jambons étaient pendus aux poutres brunes, séparés par des chapelets de saucisses, d’aulx, d’oignons, d’échalotes ou de piments, cependant qu’accrochées à un cercle de futaille des grappes de raisins muscat de la récolte précédente achevaient de sécher.

Il y avait aussi une grande armoire dont le bois couleur de châtaigne, ciré et astiqué depuis des siècles, faisait luire comme du satin des guirlandes de fleurs et de fruits que l’habileté du sculpteur avait fait surgir des profondeurs d’un hêtre. Et puis une immense table de chêne, longue et étroite, des chaises de paille et même deux vieux fauteuils sculptés. Une panetière ajourée comme un drap de noces était pendue entre des planches garnies les unes d’anciens moules de cuivre et d’étain évoquant les gaufres, les madeleines, les savarins et les brioches, les autres de terrines en faïence coloriée avec leurs couvercles qui figuraient les lièvres, lapins, canards, oies et faisans dont elles étaient destinées à contenir les chairs savoureuses. Enfin, sur le manteau de l’énorme cheminée brillaient, autour d’une jolie Vierge de vieux Moustiers, de charmants pots à épices décorés de roses bleues. Une délicieuse odeur de pain chaud et de caramel flottait sur tout cela.

À l’entrée bruyante d’Antoine, Victoire tourna la tête et le considéra par-dessus les fines lunettes d’acier qui chaussaient son grand nez. Son sourire chaleureux engloba Mélanie dont la présence ne parut pas la surprendre le moins du monde.

— Asseyez-vous tous les deux, fit-elle tranquillement. Les petites vont vous servir. Moi je ne peux pas quitter, pour le moment, mes confitures de tomates vertes. La bienvenue, demoiselle ! J’espère que vous vous plairez ici  En me levant, j’ai mis des draps à la chambre bleue.

Antoine alla l’embrasser sur les deux joues non sans bousculer un peu le fragile édifice de mousseline. Elle le repoussa avec bonne humeur mais il était évident qu’elle l’aimait de tout son cœur.

— Comment pouviez-vous savoir que j’allais venir, objecta Mélanie…