— Non. Il vient de Paris et c’est urgent. Sinon vous devez bien penser que je ne me serais pas permis…

— Au revoir, ma belle…

Posant un rapide baiser sur les lèvres d’Isabelle, Condé enjamba l’appui de la fenêtre et précisa :

— Je serai bientôt de retour et vous dirai la suite, mon amour ! Je vous veux tout à moi !

Elle retrouva assez de lucidité pour répondre :

— Il en sera selon le choix que vous ferez !

— C’est ce que nous verrons…

Déjà il avait sauté à terre, enfourchait son cheval. Les deux cavaliers disparurent aussitôt dans la nuit. Isabelle remonta l’échelle qu’elle mit dans un coffre et referma la fenêtre, mais ne se coucha pas.

Quand, au lever du jour, Agathe pénétra dans l’appartement sur la pointe des pieds pour pallier le désordre que laisse souvent une nuit d’amour mouvementée, elle trouva Isabelle dans son cabinet d’écriture, profondément endormie dans le fauteuil qu’avait occupé Condé auprès d’un verre au fond duquel restait encore un peu de vin et d’une assiette où il n’y avait que des noyaux de cerises. Elle était seulement décoiffée, mais sa robe toujours ajustée. Agathe en conclut… qu’il ne s’était rien passé d’important. Ce qui la surprit, mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps sur une idée et commença par réveiller sa maîtresse. Sans réussir malgré tout à retenir la question qu’elle avait sur le bout de la langue :

— Madame la duchesse ne s’est pas couchée ?

— Je n’en avais pas envie…

— Il faudrait peut-être songer à prendre quelque repos. Si je compte bien, c’est la seconde nuit blanche de madame la duchesse. Il est vrai qu’à l’âge de madame la duchesse…

— Cessez de vous tourmenter pour des broutilles. Je dormirai mieux la nuit prochaine ! En revanche, un bain me plairait. Mais d’abord faites-moi chercher Bastille !

Il ne devait pas être loin : deux minutes plus tard, il était là, astiqué, harnaché, botté et le chapeau à la main.

— Que veut madame la duchesse ?

— Il t’arrive quelquefois de dormir ? fit-elle, surprise.

— Jamais quand madame la duchesse ne dort pas !

— Merveille d’être servie avec tant de zèle ! Et davantage encore que tu sois prêt à partir ! Ecoute : Monsieur le Prince et mon frère sortent d’ici. En principe, ils se rendent à Paris, mais j’aimerais en être certaine !

— Vous le serez !

— Ce n’est pas tout ! S’il ne s’agit pas d’un simple aller-retour, s’ils s’installent à l’hôtel de Condé… ou ailleurs. Envoie-moi un messager rapide et préviens à l’hôtel de Valençay que j’arrive !

— Vos ordres seront exécutés mais… Paris n’est pas un séjour fort agréable.

— La Reine y est bien, pourquoi pas moi ?

— Pourquoi pas, en effet !

— Et comme je pense que je ne tarderai guère à te suivre, je vais dire de préparer mes coffres !

Bastille disparut aussitôt. Isabelle alors se tourna vers Agathe qui se tenait à la tête de son fauteuil, immobile et muette. Elle ne bougea pas davantage quand il eut quitté la pièce, se contentant de fixer la porte qui venait de se refermer sur lui. Isabelle comprit qu’elle le suivait en pensée et se garda d’en faire la remarque. Au fond, qu’y avait-il d’étonnant à ce que sa suivante de seulement cinq ans son aînée, aimable et assez joliment tournée – mariée sans doute à un homme qu’elle ne voyait pas souvent et auquel la liait une relation affectueuse ! –, ait laissé son cœur s’en aller vers ce garçon hors du commun, aussi bien par la stature que par le courage et la loyauté ? D’autant qu’il n’était pas laid…

— Agathe, fit-elle enfin. Je pense qu’il serait sage de nous préparer au départ ! J’ai l’intuition que Bastille ne devrait pas tarder à nous appeler…

Le messager arriva le lendemain même à l’heure du dîner et, une heure après, laissant son fils à la garde du château et de ses serviteurs, Isabelle s’élançait vers Paris de toute la vitesse de ses chevaux.

Le soir même elle était à destination accompagnée de la seule Agathe. Or, en arrivant, la première chose qu’elle remarqua fut l’atmosphère de la ville.

En apparence elle semblait fonctionner normalement : les rues n’étaient plus barrées de chaînes, les commerçants s’activaient comme d’habitude, mais, aux carrefours, on s’attroupait autour d’un orateur improvisé et de petites bandes armées parcouraient les rues, s’intéressant particulièrement à ce qu’il y avait dans les carrosses. L’une d’elles arrêta celui d’Isabelle et un jeune homme seulement vêtu de ses chausses, d’un chapeau troué et d’un large baudrier soutenant une longue colichemarde sauta à l’intérieur.

— Que voulez-vous ? demanda Isabelle.

— Qu’on enlève les masques4  !

Retenant du geste Agathe qui s’apprêtait à répondre, Isabelle s’en chargea :

— La raison ?

— Des fois qu’ vous seriez la Reine en train d’ fuir !

Elle lui rit au nez.

— En train de s’enfuir après avoir franchi la porte Saint-Denis en se dirigeant vers Notre-Dame ? Vous voulez rire ?

— J’ demande pas mieux, mais d’abord le masque. Après Notre-Dame, y a la rue Saint-Jacques, et après la rue Saint-Jacques, y a la porte Saint-Jacques !

— Vous avez une logique irréfutable et je vois qu’il vous faut contenter. Voilà ! ajouta-t-elle en ôtant l’objet du litige, ce qui fit éclore un large sourire sur la figure de l’énergumène soudain en extase.

— Hou ! Qu’elle est mignonne ! Hé, les manants, r’gardez un peu le beau poisson que j’ai pêché !

Aussitôt, d’autres figures apparurent aux portières que le cocher et le valet assis près de lui s’efforcèrent d’écarter, l’un avec son fouet, l’autre avec son bâton. Leur entreprise eût été vouée à l’échec si des cavaliers venant en sens inverse n’avaient volé au secours du carrosse naufragé. En quelques coups de plat d’épée, on dispersa les agresseurs à l’exception du premier qui, monté dans la voiture, voulait à toutes forces embrasser Isabelle en dépit des efforts d’Agathe. La victime n’y aurait peut-être pas vu d’inconvénients, car le garçon était jeune et beau, s’il n’avait senti aussi mauvais.

Libérée, elle reconnut son sauveur qui en faisait autant et des deux côtés la surprise fut totale :

— Monsieur le coadjuteur ?

— Madame la duchesse de Châtillon ? Mais quelle heureuse rencontre !

— Surtout pour moi et Mme de Ricous ! Sans votre aide, je ne sais ce que nous serions devenues ! Mais vous n’êtes plus d’Eglise ? s’étonnat-elle, en considérant la tenue quasi militaire que portait Gondi.

— Si, naturellement mais… dans certains cas, il est préférable de ne pas trop se faire remarquer. Où allez-vous, si je peux me permettre ?

— Chez ma sœur, à l’hôtel de Valençay, où je vais séjourner !

— Ce qui me vaudra, j’espère, le plaisir d’aller vous y visiter ! Pour l’instant, occupons-nous de vous amener à bon port.

Puis, au lieu de rejoindre son cheval, il s’installa sur le devant du carrosse en face des deux femmes. Isabelle en profita pour essayer d’en apprendre un peu plus sur la situation actuelle.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ces gens tenaient à ce que je me démasque. Ils pensaient que j’étais peut-être la Reine fuyant Paris. Cela n’a pas de sens. Nous ne nous ressemblons vraiment pas ! Ou alors ils n’ont jamais vu Sa Majesté.

— Ils ne sont pas très physionomistes, surtout après boire. A ne vous rien cacher, le peuple est sur le qui-vive ces jours-ci parce que l’on vend à l’encan tous les biens de ce pauvre Mazarin : les meubles, les tableaux, sa magnifique bibliothèque, pour être sûr qu’il ne reviendra pas les chercher. Et comme la Reine, que l’on a obligée à signer la mise définitive du Cardinal hors du royaume, ne peut être que dans l’affliction, on redoute qu’elle ne veuille s’enfuir et le rejoindre !

— On lui a infligé cela ? s’écria Isabelle, horrifiée. On l’a contrainte, elle, souveraine couronnée, à chasser celui en qui elle voyait son plus fidèle serviteur ? Qui a osé ?

— Le Parlement, Monsieur, d’autres encore !

Le geste évasif dont Gondi accompagna son discours laissait supposer une perte de mémoire – tout à fait inimaginable de la part d’un homme dont nul n’ignorait qu’il en possédait une digne d’un éléphant jointe à la ruse du renard !

Cette fois, pourtant, elle choisit de ne pas répondre. Elle avait besoin d’en savoir davantage… et aussi de réfléchir à l’expression qu’il avait employée un instant plus tôt et qui n’avait l’air de rien : ce « pauvre Mazarin ! ». Se pourrait-il, comme le bruit en était venu jusqu’à elle, que le malin coadjuteur se soit mis à penser qu’un cardinal dûment reconnu serait peut-être plus utile que quiconque pour obtenir certain chapeau dont tout un chacun savait que Gondi rêvait parce qu’il pourrait l’amener au siège archiépiscopal de Paris ?

On arrivait à destination. Isabelle remercia de nouveau en ajoutant l’espérance de recevoir une visite un jour prochain. Gondi promit, lui baisa la main d’une mine inspirée et rejoignit ses cavaliers tandis que Bastille ouvrait les portes de l’hôtel devant le carrosse…

C’était toujours avec plaisir qu’Isabelle se retrouvait chez les Valençay, parce que l’atmosphère que l’on y respirait lui convenait. Servant surtout de pied-à-terre lorsque l’on venait à Paris, la demeure, de dimensions moyennes, privilégiait le confort et n’accueillait de faste que dans les deux pièces de réception. Encore n’étaient-elles pas surdorées mais affichaient un luxe de bon aloi parce qu’il restait discret. Un petit jardin, où des plantes fleuries se succédaient au rythme des saisons, lui assurait un charme tranquille auquel les visiteurs se montraient d’autant plus sensibles qu’ils savaient que, chez les Valençay, toute la splendeur était réservée au château que l’on ne cessait d’agrandir et d’embellir.