— Et qu’attendiez-vous donc ? demanda-t-elle en se levant pour emplir d’un vieux bourgogne un verre d’épais cristal qu’elle lui tendit et qu’il avala d’un trait.

Isabelle fit entendre alors un petit claquement de langue réprobateur quand il lui rendit le verre vide. Elle ne le lui remplit qu’à moitié.

— Ce vin de la Romanée mérite plus de respect, Monseigneur ! Naturellement, si j’avais su plus tôt votre venue, j’aurais fait préparer un festin, invité quelques amis…

— Cessez de vous moquer de moi ! gonda-t-il. Vous saviez ce que j’attendais, sinon pourquoi ce château plongé dans l’obscurité, cette échelle de corde ?

Quand les yeux du prince, déjà difficiles à soutenir en temps normal parce que toujours habités d’éclairs, atteignaient la fulgurance, il pouvait devenir dangereux, mais elle n’avait jamais eu peur de lui. A son tour elle avala quelques gouttes de vin, mais garda le verre entre ses mains.

— Cartes sur table, Monseigneur ! Je suis consciente de ce que vous vouliez en remerciement de ces joyaux que vous m’avez envoyés ! Au lieu de cette table servie, vous espériez mon lit ouvert et moi dedans à moitié nue.

— Pourquoi à moitié ? ricana-t-il. Je vous ai écrit que je partais demain, donc je suis pressé…

— Et donc vous vous hâtez de récupérer vos créances ? Au fond, ce billet court et quasi insultant que vous m’avez fait tenir aurait pu se réduire encore ! Par exemple à : « En échange de ces bijoux, je veux coucher avec vous ! »

— Et alors ?

— On n’en use pas ainsi avec une Montmorency ! Mon sang vaut le vôtre, à cette différence qu’il est plus ancien et plus pur ! Mon père n’a cessé de croiser le fer contre quiconque en doutait ! Quant à ce trésor que je n’espérais plus, je vous en remercie, naturellement, mais cela ne vaut pas que je le paie de mon corps. Relisez le testament de votre mère ! C’est à moi et à moi seule qu’elle a légué ces perles et ce château. On ne fait pas de présents, et encore moins de marchés, avec ce qui ne nous appartient pas !

— Balivernes ! Que venez-vous ici me parler de marché ? Comme si vous ne saviez pas que je vous aime !

Inattendu, le mot frappa Isabelle. C’était si peu ce qu’elle avait pu prévoir ! D’autre part, elle savait que ce n’était pas la première fois qu’il le disait et elle ne baissa pas sa garde :

— Vous m’aimez ? C’est tout récent alors ?

— Ne l’avez-vous pas compris à chacun de nos revoirs ? Et avant même votre mariage avec Châtillon ?

Il s’attendait à n’importe quoi de cette étrange fille, sauf qu’elle éclate de rire, et c’est pourtant ce qu’elle fit. Ce qui le fâcha :

— Qu’ai-je dit de si risible ?

— Soyez plus précis, Monseigneur ! Et plus honnête ! Aurais-je dû tenir pour vraies vos galanteries quand je vous servais de chandelier au temps de vos amours avec Mlle du Vigean ?

— De chandelier ? De qui le tenez-vous ?

— Mais de celle qui vous connaît le mieux ! Votre propre sœur ! Comment mettre en doute une telle source ?

— Plus que toute autre au contraire  ! Elle vous hait !

— Si vous pensez m’apprendre quelque chose ! Mais je le lui rends au centuple.

— Essayez de ne pas trop lui en vouloir ! Elle ferait l’impossible pour me protéger parce qu’elle m’aime profondément… et qu’elle vous trouve dangereuse pour ma paix intérieure !

— Le suis-je ?

— Je viens de vous le dire ! Isabelle ! Me laisserez-vous partir…

— Oh, c’est vrai ! J’allais oublier ! Où donc allez-vous ?

— A Paris ! Et ne riez pas ! Ce n’est pas loin, je le sais, mais tout y va de travers…

En effet, en dépit des fêtes, ballets et divertissements qui se succédaient depuis la libération des princes, la brouille s’insinuait entre les frondeurs, le duc d’Orléans et Condé lui-même, chacun se plaignant de l’inexécution des fameuses conventions secrètes de janvier dernier. Le mariage du jeune Conti avec la fille de la duchesse de Chevreuse était brisé, cependant que Monsieur qui, du rang de lieutenant général du royaume se voyait bien passer à celui de Roi, supportait de plus en plus mal de se voir barrer le passage par Condé ; quant au coadjuteur de Gondi, furieux de ne pas avoir encore coiffé le chapeau de cardinal qu’il croyait tenir, il n’avait pas hésité à offrir ses services à Mazarin toujours en exil. Ainsi d’ailleurs – à ce que l’on chuchotait – d’Anne de Gonzague, qui s’était offerte comme correspondante secrète de celui dont la Reine déplorait tant l’absence et qu’elle aidait de tout son pouvoir.

Tout cela, Isabelle n’en ignorait pas grand-chose, même si elle entendait prolonger son séjour à Mello, mais le rapide tableau qu’en traça son visiteur l’inquiéta sérieusement.

— C’est pourquoi je répète ma question : qu’allez-vous chercher là-bas sinon un surplus de soucis ? Laissez donc Monsieur, le Parlement, Gondi et la Reine s’affronter à fleurets plus ou moins mouchetés et attendez à Chantilly que l’on vienne vous soumettre des problèmes dont je me demande qui pourrait en venir à bout ! C’est vous que l’on a porté en triomphe lors de votre retour de Normandie. Vous pourriez devenir le dernier recours.

— Ou la première victime. Savez-vous qu’en fait de recours on pourrait m’appréhender de nouveau, voire me faire assassiner ?

— Quelle horreur ! Mais d’où tenez-vous cela ?

— Des nombreux agents que les miens entretiennent dans Paris, ainsi que des amis que j’y conserve. Leurs rapports sont inquiétants et, autour de moi…

— Oui, au fait ! Que dit-on autour de vous ?

— Que je ne dois pas attendre d’être pris au piège et qu’il faut se battre dès à présent.

— Déclencher une nouvelle Fronde à peine éteinte la première ? Avec le soutien de quelles forces ?

— Tous mes partisans – et j’espère que vous en êtes – m’adjurent d’accepter l’aide non négligeable que propose le Roi d’…

— Espagne ? Qui ose vous présenter comme un bienfait les armes de l’ennemi… Celui-là même que vous avez écrasé à Rocroi ?

— Qui ? Mais tous ceux qui m’aiment : ma sœur, mon jeune frère… le vôtre qui est des plus ardents…

— François ? Je le croyais à la Bastille…

— Il en est sorti et il se soigne à Chantilly !

— Et il n’est même pas venu jusqu’ici ?

L’esquisse d’un sourire vint éclairer le sombre visage du prince.

— Il a bien trop peur de vous ! Vous êtes, j’en suis certain, le seul être au monde qu’il redoute !

— Quelle sottise ! Nous avons toujours été complices, mais il sait que, chez nous, la fidélité au Roi ne se marchande pas !

— A condition d’en avoir un. Celle qui règne est espagnole…

— Elle est sa mère !

— Acoquinée à un aventurier italien…

— Il est son ministre et, dans quatre mois, le Roi sera majeur. Oserez-vous encore lever les yeux sur lui quand vous aurez fait déchirer son bien par l’ennemi héréditaire ?

— S’il est intelligent, il nous dira merci !

— Ou il signera votre arrêt de mort ! Faut-il que vous soyez aveugles, vous et mon étourneau de frère ?

— … et toute la haute noblesse de France alors ? Beaufort, La Rochefoucauld, Nemours, Bouillon, Conti mon frère, Longueville mon beau-frère…

— Dites sa femme et vous serez plus près de la vérité ! Ce dont je suis sûre, en tout cas, c’est que jamais vous n’auriez pu impliquer Gaspard de Châtillon-Coligny dans ces menées ! Il s’est fait tuer en combattant pour vous, mais jamais il n’aurait accepté pour maître l’Espagnol ! Jamais, vous m’entendez ? Jamais !

Emportée par une émotion plus forte que sa volonté, elle eut un sanglot, cacha son visage dans ses mains et se laissa tomber à genoux.

— Je vous en supplie, ne vous laissez pas entraîner à franchir le seuil infâme de la trahison ! Ne ternissez pas la gloire si pure qui a fait de vous l’idole de tout un peuple ! Chassez Mazarin si vous le voulez, mais en vous servant de vos propres armes, vos propres forces ! Songez à vos victoires passées !

Il s’était précipité vers elle, la relevait et refermait ses bras autour de ses épaules.

— Isabelle ! murmura-t-il, les lèvres dans ses cheveux. J’étais venu vous prier d’amour, tout simplement ! Il y a si longtemps que je rêve de vous faire mienne, et voyez où nous en sommes ? Par pitié…

— Pitié ? Pour vous ?

— Pour nous deux ! Vous savez que je vous aime et je crois que vous m’aimez aussi ! Le temps s’écoule et viendra bientôt l’heure de nous quitter.

A ce moment, quelqu’un fit entendre au-dehors un sifflement modulé qui lui arracha un grondement de colère.

— Pas déjà ! On ne peut pas me demander de vous quitter si vite, quand je vous tiens dans mes bras, que je sens battre votre cœur et que me torture le désir que j’ai de vous…

Il se mit à l’embrasser avec une sorte de fureur, passant de son cou à sa gorge… Mais le sifflement reprit, se fit plus insistant. Isabelle se ressaisit.

— Il va réveiller tout le château ! Il faut voir ce qu’il en est !

— Pas avant de t’avoir possédée !

Il ne voulait rien entendre et cherchait à déchirer sa robe, mais elle rassembla toute son énergie pour le repousser.

— Non ! Il faut savoir de quoi il retourne !

Et, glissant de ses mains, elle courut à la fenêtre d’où pendait toujours l’échelle. En bas, elle distingua une silhouette tenant deux chevaux par la bride. Une silhouette qu’elle reconnut aussitôt.

— François ? Que venez-vous faire ici ?

— Désolé de troubler votre… entretien, ma sœur, mais il faut que Monseigneur rentre immédiatement ! Un courrier est arrivé et…

— S’il vient d’Espagne, vous pouvez le renvoyer d’où il vient !