Ce fut ce qu’expliqua Nemours à Mme de Châtillon au lendemain de sa visite à François, quand elle put constater que la populace se remettait à crier : « Sus au Mazarin ! » et que Paris reprenait le visage menaçant d’autrefois.

— En ce moment même, le Parlement envoie une députation à la Reine pour lui demander la liberté des princes. Une forte députation, précisa-t-il. Il se pourrait que dès ce soir nous soyons débarrassés de cet Italien de malheur…

— C’est seulement maintenant que vous me racontez cela ? coupa-t-elle l’œil orageux.

— Moi qui pensais vous faire plaisir… Ne croyez-vous pas qu’avec ce que vous viviez à Châtillon il aurait été du dernier mauvais goût de vous rebattre les oreilles des problèmes que nous suscitons à ce faquin ? Vous connaissez Mme de Gonzague, il me semble ?

— C’est de Mme de Longueville qu’elle est l’amie. Cependant j’aurai plaisir à la revoir. Ne fût-ce que pour la remercier d’être venue prier aux Grandes Carmélites au jour des funérailles…

— Permettez-moi de vous conduire chez elle !

— Ma foi, non ! Allons, ne faites pas cette tête ! Vous m’y conduirez plus tard. Pour le moment, je vous l’avoue, j’ai besoin d’un temps de réflexion.

— Vous n’allez tout de même pas rentrer à Chantilly alors que nous sommes à la veille de renvoyer ce parvenu ?

— Croirait-on que c’est au bout du monde ? Non, je ne vais pas là-bas. Je reste ici pour dormir encore un peu ! C’est aussi bête que cela ! Dormir ! Vous n’imaginez pas à quel point j’y aspire ! Tant de nuits sans sommeil à veiller ma Princesse !

— Vous me surprenez ! Je pensais, au contraire, qu’après cette entrevue avec votre frère vous cracheriez feu et flammes pour le sortir de là.

— Eh bien, non ! Pendant qu’il est « neutralisé », au moins, il ne commet pas de sottises supplémentaires… Il ne jure que par l’Espagne ! Je vous demande un peu !

— Cela lui passera quand il retrouvera Monsieur le Prince ! Vous savez que c’est son dieu ! Et il se peut que notre délivrance soit rapide, vous savez ?

— Je veux y croire autant que vous… et je ne vous défends pas de m’apporter de bonnes nouvelles !

— Pourrai-je espérer obtenir… ma récompense ?

Il avait baissé le ton et se tenait à présent tout près d’elle, mais elle le repoussa d’un doigt.

— Nous verrons à ce moment-là !

— Isabelle !

— Il s’agit d’une récompense ? Méritez-la !

La délégation devait en effet être suffisamment persuasive, car, la nuit suivante, Mazarin, qui avait pris peur, s’enfuit à Saint-Germain avec une forte escorte.

Trois jours plus tard, les Cours souveraines réunies rendaient un arrêt prononçant le bannissement du ministre assorti d’une interdiction de revenir jamais en France et, cela posé, chargeait quatre des leurs de faire signer par la Reine un ordre de mise en liberté des princes puis de le leur envoyer porter dès le lendemain.

Averti, Mazarin crut de bonne guerre d’aller lui-même les délivrer et arriva avant l’envoyé de la Reine. Pour un homme aussi habile et aussi fin, c’était la bévue à ne pas commettre  : au lieu de le remercier, Condé lui rit au nez et le traita avec un mépris tel que le Cardinal ne devait jamais oublier. Mais, comprenant qu’il était perdu s’il s’attardait et que son escorte n’était pas un luxe inutile, il remonta dans son carrosse et se dirigea vers l’Allemagne où il trouva refuge près de l’Electeur de Cologne.

Quand on sut que les princes revenaient, Paris, qui avait explosé de joie quand on les avait emprisonnés mais qui n’en était pas à une explosion près, explosa derechef et se lança au-devant d’eux. A partir de Pontoise, la route était encombrée de carrosses et la traversée de Saint-Denis, débordant d’une foule hurlante, présenta des difficultés jusqu’à ce que l’on rencontre M. de Guitaut qui venait, au nom de la Reine, présenter ses compliments aux revenants, et, ensuite, à La Chapelle, Monsieur, duc d’Orléans, les fit monter dans sa voiture afin de les conduire au Palais-Royal saluer la Reine… qui les reçut sur son lit. Enfin on gagna l’hôtel de Condé où s’entassait une grande partie de la Cour. Seul Nemours, une fois les princes rentrés au bercail, se rendit à l’hôtel de Valençay pour y recevoir la divine récompense qu’il pensait avoir si bien méritée, mais dut s’en retourner passablement dépité.

Après avoir, le matin même, appris du président Viole la libération de son frère, Mme la duchesse de Châtillon était partie prendre possession de son château de Mello…

Il faut avouer qu’il en valait la peine !

Mello2 , Isabelle le connaissait depuis toujours, et depuis toujours il lui plaisait, plus même que le magnifique Chantilly. Peut-être parce que, en dépit des deux tours d’origine, il possédait cette grâce et ce charme qui sont l’apanage des châteaux de femmes. Il avait été confisqué au moment de l’exécution d’Henri de Montmorency mais rendu très vite à sa sœur, lui apportant aussi un peu de consolation. Quant à Isabelle, c’était pour elle le nid rêvé, même si elle avait réussi à rendre presque confortable son rude Châtillon.

Bâti sur une colline au-dessus de la charmante vallée du Thérain, pur joyau de la Renaissance fait de pierres blanches et de toits d’ardoises, ouvert par ses nombreuses fenêtres sur la petite ville couchée à ses pieds comme un gros chat paisible, Mello avait tout ce qu’il fallait pour séduire une femme de goût, y compris un ameublement et des serviteurs, peu nombreux sans doute pour l’intérieur mais de qualité. Avec eux la propriétaire pouvait s’absenter plusieurs années, il n’y aurait pas de mauvaises surprises au retour. Et la dernière avait été cette femme exquise qu’était Charlotte.

Isabelle s’y installa donc avec une vive satisfaction et la curieuse impression de rentrer chez elle. Son premier soin, bien sûr, fut d’envoyer Bastille à Châtillon, chargé de ramener son petit garçon, sa nourrice et sa « maison », tandis que l’on préparerait une chambre près de la sienne. On était au début du printemps ; tout allait refleurir et le moment paraissait heureusement choisi pour débuter la nouvelle vie que la jeune duchesse voulait brillante, mais aussi familiale, puisqu’elle était à peu près à égale distance de Précy et de Chantilly.

Autour d’elle, en tout cas, il n’y avait que des gens satisfaits. Mme de Bouteville était ravie du voisinage de sa fille et Agathe enchantée d’avoir enfin une vie conjugale presque normale. Elle pouvait rencontrer son époux quand elle le voulait et il ne se passait guère de jours sans que son jeune beau-frère, Jacques, vienne lui porter un message ou recevoir de ses nouvelles.

Tout cela mis à part, grâce aux nombreuses lettres du président Viole – qui prenaient sensiblement mais de façon incontestable le ton de messages d’amour – et aux courants d’air arrivés d’un peu partout, la jeune duchesse n’ignorait rien de ce qui se passait à Paris.

L’allégresse y était générale, sauf au Palais-Royal où la Reine était, sinon isolée, du moins à l’écart d’une liesse populaire qu’elle admettait d’autant moins qu’elle n’y comprenait rien. Les anciens prisonniers étaient quasi déifiés. De jour comme de nuit – ou presque –, l’hôtel de Condé rénové voyait s’allonger à sa porte des files d’adorateurs. Pour leur donner du grain à moudre, Monsieur le Prince avait fait chercher à Montrond son épouse dégoulinant d’orgueil et son fils qui allait sur ses huit ans. Pendant ce temps-là, Monsieur le Prince vaquait à ses plaisirs. L’argent ne lui manquait pas car il s’était fait remettre, à titre de dédommagement pour son « emprisonnement injuste » et ses arriérés de pensions, la coquette somme de un million trois cent mille livres. Cela lui permettait de tenir table ouverte à Paris et de festoyer à Saint-Maur ou ailleurs en compagnie de Beaufort et de Nemours, et de donner une fête à tout casser pour le retour de Mme de Longueville, sa sœur bien-aimée que nimbait à présent une auréole façon Jehanne d’Arc, la pureté en moins.

On porta le couple aux nues, ce qui eut le don d’indisposer de plus en plus le duc de Longueville, le troisième captif qui en avait subi autant que les autres mais qui passait à peu près inaperçu ! Sa fille, Marie d’Orléans-Longueville, eut beau jeu de lui faire remarquer qu’avoir épousé une déesse traînant toujours derrière elle un minimum de deux amants n’était pas une si bonne affaire. Même avec une sérieuse différence d’âge, les ramures d’un cerf étaient aussi gênantes pour mettre un chapeau que pour coiffer la couronne ducale.

Quant au jeune Conti, qu’il était question de marier à la ravissante fille de la dangereuse duchesse de Chevreuse, il se roula aux pieds de sa sœur, plus énamouré que jamais.

— Quelle famille ! soupira Mme de Brienne venue passer quelques jours chez sa jeune amie. Autrefois l’inceste vous menait droit à l’échafaud, mais, les trois Condés se considérant « comme des dieux3  », ils ne sauraient bien sûr faire leur une morale qu’ils doivent juger regrettablement bourgeoise !

— Bah, laissons-leur un peu de temps pour les retrouvailles. C’est un grand moment pour eux…

— Vous êtes bien indulgente, dites-moi ! Cela ne vous ressemble guère.

— J’essaie d’être juste, soupira Isabelle. C’est aussi la première fois qu’ils se rassemblent depuis la mort de notre princesse. Tous l’adoraient !

— Les garçons surtout ! Ils étaient si fiers de sa beauté. Dès qu’Anne-Geneviève a pris conscience de la sienne, elle s’est écartée de sa mère. Peut-être afin d’éviter les comparaisons. Elle avait pour elle une rayonnante jeunesse, mais Madame la Princesse possédait un charme, une gaieté, une joie de vivre que n’aura jamais une fille sans cesse à la recherche de sa propre gloire, et qui n’est même pas effleurée par l’idée qu’elle devrait porter le deuil, comme elle aurait dû être présente au chevet de sa mère mourante.