Il était là deux heures plus tard… avec Lenet.

— Ce n’est pas vous que j’attends ! s’emporta Mme de Châtillon. Cela signifie qu’elle ne vient pas, n’est-ce pas ? Quelle excuse a-t-elle encore inventée ?

— Elle vous le dit dans cette lettre ! répondit-il en présentant le pli scellé aux armes des Bourbons-Condés… Enfin, je le suppose, car je n’ai pas eu d’explications. Uniquement l’ordre de la porter.

Isabelle fit sauter le cachet, parcourut le texte – très bref en vérité ! – puis, d’une voix tremblante de colère le relut :

« Je prie madame ma belle-mère et tous mes amis et amies étant auprès d’elle d’avoir toute créance à ce que dira de ma part M. Lenet, lui ayant confié toutes mes intentions. Claire-Clémence de Maillé2  »

— Ses intentions ? explosa Isabelle en jetant le papier à la figure du messager. Quelles intentions peut bien avoir cette pauvre folle à qui ses délires de Bordeaux en compagnie des Espagnols ont fait tourner ce qui lui restait de cerveau ? Allez donc lui dire, monsieur Lenet, qu’ici elle n’a pas d’amis !

Nemours ramassa la lettre et la tendit sans un mot à l’envoyé visiblement très soucieux.

— Je vous jure, madame la duchesse, que j’ignorais ce qu’elle avait écrit. Jamais je ne me serais chargé d’un tel message !

— Eh bien, allez le lui dire !

— Avec votre permission, je vais rédiger sur l’heure une lettre qu’un messager plus jeune que moi lui portera. Je vieillis, madame la duchesse, et par ces temps d’hiver la route est rude…

— Soit ! Rédigez et Bastille repartira. On va vous loger…

Naturellement, on cacha ce qui venait de se passer à la malade. Peut-être en eut-elle connaissance avec cette étrange prescience qui est parfois le lot de ceux dont la mort approche. Vers deux heures du matin, ce fut, au château, une espèce de branle-bas de combat  : Madame la Princesse ordonnait que l’on aille sur-le-champ lui chercher un notaire. Bertin et Nemours allèrent réveiller celui de Châtillon qu’une voiture amena pour apprendre que Madame la Princesse douairière de Condé voulait ajouter un codicille à son testament : elle léguait à sa chère Isabelle de Montmorency-Bouteville, duchesse de Châtillon, qu’elle aimait comme sa fille, son château de Mello, proche de Chantilly, terres, meubles, seigneuries et autres dépendances. Elle lui léguait en outre parmi ses joyaux son « gros tour de perles, sa grosse chaîne de perles et sa grande boîte de diamants, le tout en reconnaissance de l’amour que ladite dame duchesse a eu pour elle et de l’assistance qu’elle lui a rendue et rend encore à présent dans ses malheurs et afflictions… ». S’y ajoutaient diverses donations à ceux qui l’avaient accompagnée à Châtillon… Lenet, qui, lui, ne recevait rien, devait par la suite l’accuser de « parcimonie » !

Ensuite, elle remercia le tabellion et les gens dont elle avait écourté la nuit avant de se rendormir, apaisée…

La nouvelle lettre de Claire-Clémence arriva datée du 30 novembre. Toujours adressée à Lenet :

« Je suis si touchée des nouvelles de votre courrier que je ne le saurais exprimer ; jusques à présent j’avais toujours eu espérance. Maintenant je n’en ai plus et je vous assure que je suis au désespoir de la savoir à cette extrémité, mais je n’en ai pas la force et c’est tout ce que je puis vous dire… »

— C’est une honte ! s’indigna Mme de Brienne. Pas un mot pour vous ni quiconque d’ailleurs ! Si elle pense se concilier ainsi le cœur d’un époux qui la déteste, elle se trompe lourdement !

Deux jours plus tard, le 2 décembre 1650, Marguerite Charlotte Louise de Montmorency, princesse douairière de Condé, âgée seulement de cinquante-six ans, rendait son âme à Dieu dans les bras d’Isabelle. De son lit de mort, elle avait fait écrire à la Reine pour la conjurer d’avoir compassion de ses enfants, puis, tendant la main à Mme de Brienne, elle lui avait dit :

« Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l’état où vous me voyez et qu’elle-même apprenne à mourir… »

Le jour même du décès et sous la surveillance de Lenet, on procéda en présence de seize témoins à l’inventaire des joyaux, dont ceux offerts à Isabelle n’étaient qu’une partie et pas la plus importante dans l’énorme quantité de diamants, perles, saphirs, rubis, émeraudes et bijoux de toutes sortes qui était en possession de la défunte. C’est cependant le tout qui fut envoyé à Montrond, sans qu’Isabelle levât le petit doigt pour prélever ce qui lui revenait.

Dès le matin, tandis qu’à Châtillon Isabelle faisait procéder à la toilette post mortem de sa vieille amie, Nemours partait pour Paris, la suite des cérémonies devant être ordonnée par la Reine selon les désirs de la défunte. En même temps un courrier galopait vers Le Havre où l’on venait de transférer les illustres prisonniers – le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, trouva la pilule amère ! –, emportant une lettre de Lenet pour Condé.

Le 21 décembre, le corps de la Princesse prenait le chemin de Paris avec Isabelle, Mme de Brienne et toutes les personnes de son entourage. Il fut déposé dans l’église Saint-Louis des Jésuites, rue Saint-Antoine3 , où se rendirent « force dames des plus grandes de la Cour et de la ville et force princes de Lorraine et de Savoie et autres grands seigneurs ».

Le lendemain, le service funèbre eut lieu avec la pompe digne d’une aussi noble princesse et, sous ses voiles de crêpe, Isabelle, appuyée sur Mme de Brienne, pleura de tout son cœur celle qu’elle aimait plus que sa propre mère. Ensuite, au milieu d’une foule énorme et silencieuse, le lourd cercueil traversa la Seine pour rejoindre sa sépulture chez les Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques où Charlotte aimait à faire retraite dans le petit pavillon qu’elle avait fait construire. Mais ce fut quand le cercueil eut disparu dans la tombe ouverte qu’Isabelle réalisa enfin que sa princesse ne reviendrait plus. Secouée de sanglots, elle se laissa tomber à genoux sur les dalles4 .

Ce furent sa mère et Mme de Brienne qui l’en relevèrent et la ramenèrent à l’hôtel de Valençay que Marie-Louise mettait à la disposition de l’une comme de l’autre quand elles séjournaient à Paris. Mme de Montmorency-Bouteville avait en effet le cœur trop haut placé pour prendre ombrage de l’affection qui s’était nouée au fil des années entre Isabelle et celle qui l’avait élevée. Madame de Valençay, pour sa part, n’avait pu assister à la cérémonie. Elle attendait un nouvel enfant et il eût été dangereux de s’aventurer sur les mauvaises routes de l’hiver… Mme de Brienne les y accompagna avant de rejoindre sa propre famille, mais les liens tissés entre elle et Isabelle étaient désormais solides et ce fut en s’embrassant chaleureusement qu’elles se séparèrent en se promettant de se revoir bientôt.

Se retrouver seule avec sa mère dans le calme d’une demeure dont Mme de Bouteville avait donné l’ordre que l’on écarte curieux et importuns – au moins pendant quelques jours ! – fit du bien à Isabelle. Le lent cheminement des années avait apporté à sa mère l’apaisement à la terrible douleur qui, lorsqu’elle avait à peine vingt ans, avait failli la rendre folle. Elle avait alors tant souffert qu’elle avait considérablement amoindri sa capacité de souffrance et elle pouvait compatir pleinement à ce qu’endurait son Isabelle, veuve elle aussi à vingt et un ans et qui maintenant venait de perdre son plus ferme soutien, surtout contre une famille qui ne devait guère accepter les cadeaux vraiment princiers de la défunte. Et, en effet, Isabelle eut à subir une avanie dont son vieil ami, le président Viole, vint lui donner connaissance  : l’épouse de Condé refusait de lui remettre les joyaux qui lui revenaient, se retranchant derrière une lettre anonyme accusant Mme de Châtillon de n’avoir cessé d’entretenir une liaison amoureuse avec le duc de Nemours.

— Et, en admettant que ce soit vrai, s’insurgea la mère, voulez-vous me dire en quoi cela eût entaché l’amitié de la Princesse pour ma fille ? L’aventure retentissante de sa jeunesse avec le Roi Henri l’a toujours préservée de condamner les amours des autres. Rien qu’avec sa propre fille elle aurait eu fort à faire ! Quant à sa bru, cette jeune sotte n’a pas hérité de suffisamment de bijoux ?

— Ce sont peut-être mes perles qu’elle préfère ? Elles sont si belles !

— Alors, si elle veut les garder, vous n’irez pas les lui réclamer ?

— Je ne sais pas encore, mère… J’avoue que je me sens lasse ! Je crois que j’ai surtout besoin de repos et de calme ! Voyez-vous, parfois, je suis fatiguée de me battre !

— Déjà ? Alors que vous êtes si jeune ? Si c’est cela, restez avec moi autant qu’il vous plaira, dit Mme de Bouteville en prenant sa fille dans ses bras. Voulez-vous que nous fassions venir mon petit-fils ? J’en serais si heureuse !

— Moi aussi, mais plus tard peut-être. Je redoute pour lui ce temps de frimas et les chemins difficiles. Dès que le temps le permettra, je l’enverrai chercher. Retrouver une vie de famille me fera le plus grand bien !

Elle était sincère jusqu’envers elle-même. Pourtant une bonne nouvelle vint la sortir de son marasme. Le cher président Viole revint la voir. Il apportait une lettre de Lenet, un simple billet d’ailleurs accompagnant un pli couvert de l’écriture de Condé.

« Dites au président Viole, écrivait le Prince, que j’ai donné ordre aux sieurs Ferrand et Lavocat d’ajuster les choses avec Mme de Châtillon afin qu’elle ait tout ce que Madame lui a donné et que cela n’embarrasse pas notre accommodement de mon frère et de moi. Voyez les mêmes là-dessus pour qu’elle puisse en être en possession au plus tôt et “ avec honneur ” ! J’attends leur réponse pour ordonner à ma femme de lui envoyer les pierreries et eux donneront ordre pour les meubles. Assurez bien Mme de Châtillon de notre service et priez-la de nous vouloir écrire souvent. Ce nous sera une grande consolation… »