— Oui, pourtant, sans l’avoir connu, j’adore mon père… Mais rentrons ! Nous avons toutes besoin d’être réconfortées…

C’est ainsi que Charlotte entra chez Isabelle, qu’elle considérait comme sa propre fille – et même plus tendrement depuis que Mme de Longueville jouait les héroïnes de roman –, et s’y trouva bien ! Par le truchement de Nemours, Isabelle avait ordonné qu’on lui prépare sa propre chambre, parce que c’était de toutes la plus jolie et la plus confortable, elle-même s’installant dans la chambre voisine tandis que celle de l’autre côté allait à Mme de Brienne, sa dame d’honneur, afin que l’exilée se trouve environnée d’affection, ce dont la malheureuse avait le plus besoin…

Cette nuit-là, Nemours reçut une récompense qu’il n’aurait pas osé réclamer étant donné la promiscuité, mais Isabelle lui avait conseillé, au moyen d’un billet glissé discrètement, de ne pas fermer sa porte à clé…

— Qu’allez-vous faire à présent ? demanda-t-il alors qu’après l’amour ils reposaient tous deux sur les draps où s’attardait le parfum d’Isabelle. Eponger indéfiniment les larmes de cette pauvre femme ?

— Je ne supporte pas qu’on l’appelle ainsi, elle qui – il n’y a pas si longtemps ! – n’était qu’éclat et joie de vivre. Aussi vais-je faire en sorte, avec l’aide de Mme de Brienne qui est loin d’être sotte, qu’elle puisse se croire ici la source de toutes les décisions, comme je l’ai fait à Chantilly. Et vous allez m’aider.

Soudain redressé, il se pencha sur elle pour un long baiser. Auquel elle mit fin en le repoussant.

— Voulez-vous être un peu sérieux ?

— Rien n’est plus sérieux… ni plus tendre que mon amour pour vous… Mais rien n’est plus ardent que mon désir…

En dépit d’une défense vite amollie, il la soumit de nouveau. Et quand il se laissa retomber à côté d’elle en gardant un bras sous son cou, prêt à se laisser aller à la somnolence, il l’entendit rire.

— Nous n’en sortirons jamais !

— Comment l’entendez-vous ?

Avant de lui répondre, elle enfila sa robe de chambre, ses pantoufles, et se planta debout, une main accrochée à une colonne du lit dans lequel Nemours s’assit, l’air si mécontentent qu’elle rit de nouveau.

— Je ne vois pas ce que j’ai de si drôle ? marmotta-t-il.

— Vous avez surtout besoin de dormir ! Alors, en deux mots, voici ce que nous allons faire demain… ou plutôt tout à l’heure avant votre départ…

— Déjà ? protesta-t-il. Mais je n’ai aucune envie de partir si tôt ! Vous admettrez vous-même que j’ai fait du bel ouvrage, et vous ne m’accordez même pas quarante-huit heures de bonheur en récompense ?

— Quand je dis que nous n’en sortirons pas, je crains fort d’avoir raison, soupira-t-elle. Soit ! Je reprends : demain, après cette bonne nuit de repos, je vais tenir conseil sous la présidence de notre princesse. C’est elle qui prendra les décisions… que je lui soufflerai ! C’est important ! Et, à présent, monsieur le duc, dormez bien puisque vous en avez si grand besoin ! ironisa-t-elle.

Il lui rendit sourire pour sourire en s’étirant dans le lit.

— Merci, ma chère ! Ne faut-il pas, en effet, que je reprenne des forces… pour la nuit prochaine ?

— Que voulez-vous dire ? fit-elle, l’œil soudain orageux.

— C’est clair pourtant ! Cette porte restera ouverte…

— Inutile ! Je ne la franchirai pas.

— Non ? En ce cas, j’irai frapper à la vôtre !

— Vous ne ferez pas cela !

— Non ? Vous voulez parier ?

— Cela causerait un affreux scandale !

— Tant pis !

Pour un homme fatigué, il devait avoir encore de bonnes réserves, car il bondit sur elle, l’arracha à sa colonne tout en la dépouillant de son vêtement avant de l’enlacer étroitement.

— Tu me mets le sang en feu, murmura-t-il contre sa bouche. Il suffit que j’évoque ton corps pour que le désir s’empare de moi.

Le baiser qui suivit s’acheva comme le précédent, après quoi il dit, encore haletant :

— Imaginez un peu, madame la duchesse, que je laisse aller mon imagination en plein conseil. Le bel effet que ferait cet étalage d’instinct… bestial sur Mme de Brienne par exemple ! Alors ? Vous me rejoindrez la nuit prochaine ?

— Et moi qui vous prenais pour un romantique ! Un…

— Un esclave soumis ? C’est vrai, je suis tout à vous ! Mais vous me marchandez par trop les récompenses ! Ayez un peu pitié d’un adorateur affamé !

— Ce n’est pas ainsi que je vous imaginais…

— Et qu’imaginiez-vous ?

Elle ne répondit pas. Simplement parce qu’elle n’en savait rien et qu’elle avait besoin de réfléchir. Ce qui venait de se passer lui donnait une sensation de malaise en dépit de la bienheureuse lassitude où flottait son corps. Elle venait de découvrir un Nemours inattendu, voire inquiétant. Jusque-là, elle ne voyait en lui qu’un amant parfait doublé d’un ami dévoué, attentif à ses moindres désirs, un beau toutou de Cour, élégant et décoratif, mais s’il se mettait à parler en maître, il allait falloir se méfier… d’elle-même. Ce qui était grave ! Ne venait-elle pas de lui permettre d’imposer sa loi de mâle ? En outre, elle avait ressenti un plaisir violent à s’y abandonner, et c’est ce qui était inadmissible parce que cela pouvait la conduire à sa perte et qu’elle n’aimait pas assez le jeune homme pour lui laisser prendre barre sur elle. Elle n’accorderait jamais ce droit qu’à un seul… et celui-là avait besoin d’aide !

Le lendemain, tout en faisant auprès de sa princesse office de dame d’atour après que les caméristes se furent retirées, elle entreprit de lui faire apprendre la leçon préparée pour elle et que l’on pouvait résumer en quelques mots : sous couleur de faire savoir aux amis restés à Paris, comme à la famille, que la « douairière » était arrivée à bon port, il s’agissait de jeter les bases d’une entente visant à soulever suffisamment de rébellions – parisiennes ou provinciales – pour inquiéter Mazarin et l’obliger à rendre leur liberté aux princes… Avec l’accord de Mme de Châtillon, qui proposait sa ville, solidement fortifiée et bien ravitaillée, comme centre nerveux de soulèvement.

Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. Après une bonne nuit de repos, Charlotte avait repris du poil de la bête et la perspective de combattre pour ses fils l’enchantait… Ce fut d’une voix assurée qu’elle distribua les rôles, peu nombreux pour l’instant, mais Isabelle comptait sur l’effet boule de neige… Des lettres étaient déjà préparées.

En résumé, tandis que le duc de Nemours rentrerait à Paris pour s’entendre avec le président Viole, le coadjuteur et quelques autres, un messager partirait pour Montrond joindre Claire-Clémence et surtout Lenet, qui avait tenu à la suivre afin de veiller sur son fils, invitant la mère et l’enfant à rejoindre Châtillon pour y réunir la famille tandis que Montrond se situerait au centre des combats que l’on espérait efficaces. La place appartenant toujours à Charlotte, elle était parfaitement en droit d’en disposer comme elle l’entendait. Enfin, un troisième messager – ce serait Bastille qu’Isabelle savait capable de se tirer de n’importe quelle situation – se rendrait à Stenay où Mme de Longueville avait séduit – le mot était faible ! – le grand Turenne jusqu’à lui faire abandonner son devoir envers un Roi coupable d’avoir Mazarin comme ministre.

— C’est toi qui as le plus difficile, lui dit plus tard Isabelle, usant du tutoiement qu’il avait demandé en souvenir de Gaspard son maître. Mme de Longueville me hait, mais je veux espérer que sa mère représente encore quelque chose à ses yeux et que nous sommes avant tout au service de ses frères… et accessoirement de son époux. Voici, enfin, une dernière lettre que tu remettras au comte de Bouteville, mon frère, si tu parviens à savoir ce qu’il est devenu, mais qui devrait s’être mis au service de M. de Turenne. Il l’admirait presque autant que Condé !

Elle lui remit de l’argent en souhaitant que Dieu l’accompagne, puis s’en alla rejoindre Charlotte qui, après ce bel effort, se promenait sur la terrasse avec Mme de Brienne. Elle s’apprêtait à sortir du château quand Nemours se dressa devant elle, visiblement très mécontent :

— Je sais que vous avez dicté à Madame la Princesse douairière chacune des paroles qu’elle nous a fait entendre. Cela permet de supposer qu’il en va de même pour le supplément d’entretien que je viens d’avoir avec elle ?

— Ayant eu des ordres à donner, je ne comprends pas à quoi vous faites allusion. Je ne lui dicte tout de même pas chacune des paroles qu’elle prononce. Que vous a-t-elle dit ?

Son visage était un miracle d’innocence, mais le jeune homme ne se dérida pas :

— « Dit » me paraît faible ! Elle m’a presque supplié de partir aujourd’hui même, tant elle est anxieuse de recevoir des nouvelles de ses fils ! Et j’ai peine à croire que vous n’y soyez pour rien ! Si je vous insupporte à ce point, vous pouviez me l’apprendre vous-même !

— C’est ce que je n’aurais pas manqué de faire si c’était le cas, mais je ne suis pas à l’origine de la prière – bien normale – d’une mère angoissée.

— Vous le jureriez ?

— Oh, sans la moindre hésitation : je vous le jure !

Le plus fort est qu’elle ne mentait pas et que Charlotte avait agi de son propre chef, même si cela rendait service à son hôtesse. Afin d’atténuer sa déception, elle ajouta :

— Ne regrettez rien ! Je ne serais pas venue vous rejoindre… quelque envie que j’en aie !

— Pourquoi ? Mais pourquoi ?

— Peut-être parce que j’ai honte de m’être donnée à vous sous le même toit que mon fils et que cette mère crucifiée ! C’est… c’est offenser Dieu ! murmura-t-elle, découvrant avec stupeur qu’elle était sincère quand une larme lui monta aux yeux.