Quarante-huit heures après, le 14 avril à minuit, le cortège pénétrait dans Montrond, place forte appartenant à la princesse Charlotte à quelque quatre-vingts lieues de Chantilly.

Pendant ce temps, Du Vouldy savourait les agréments d’un château quasi royal au petit printemps. Le 17 avril, il écrivait à son ministre Le Tellier4 une longue épître lui confirmant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, alors qu’il n’avait plus rien à garder : la nuit précédente, Isabelle avait fait suivre à sa princesse le chemin de la passerelle et de la forêt accompagnée d’Agathe de Ricous et de Mme de Brienne.

Elles avaient gagné Paris, où le duc de Saint-Simon leur offrit l’hospitalité de son hôtel.

En effet, Mme de Condé ne souhaitait pas rejoindre sa belle-fille qu’elle savait en sûreté. Ce qu’elle voulait, c’était porter hautement plainte devant les cours souveraines contre le cardinal Mazarin dont la vindicte osait s’emparer de la personne des princes du sang pour assurer sa vengeance en les laissant croupir au fond de sordides prisons. Le moment paraissait judicieusement choisi : la Régente, ses fils et Mazarin n’étaient pas là. Celui qui assumait le pouvoir en leur absence était – le diable seul sait pourquoi – le duc d’Orléans, Monsieur, l’éternel conspirateur que son art d’abandonner ses complices au dernier moment avait permis d’amasser une jolie fortune car, en plus et en digne fils de Marie de Médicis, il se faisait payer… grassement ses retours à la fidélité.

Or Monsieur, fier comme Artaban d’être plus ou moins investi du pouvoir suprême, était dans l’une de ses – rares ! – périodes de fidélité à la Couronne. Alors que Madame la Princesse douairière, accompagnée de la duchesse de Châtillon, était venue en personne devant le Parlement « implorer » sa justice pour le glorieux vainqueur de Rocroi et de tant d’autres batailles si injustement incarcéré avec son frère et son beau-frère, et menacé peut-être d’un discret attentat à sa vie, alors que le président Viole, l’un des plus éminents magistrats – et un fervent admirateur d’Isabelle –, prenait la parole avec la dernière énergie en faveur des plaignantes, allant jusqu’à exiger qu’elles soient logées dans l’enceinte même du Palais afin de les soustraire à quelque attentat que ce soit.

Monsieur demeurait invisible. Ce en quoi il avait tort, car, à peine fut-elle installée dans l’appartement de M. de La Grange-Neuville qu’Isabelle entreprenait d’appeler au secours à sa manière en déroulant un tapis rouge à sa fenêtre où elle ne cessait de paraître en lançant des pièces d’or. Elle rencontra un vif succès avec l’aide de Nemours qui ne la quittait pas d’une semelle. Tout Paris vint voir ces dames et, parmi les premières, Julie d’Angennes, devenue marquise de Montausier, et son époux venus porter une lettre de Mme de Rambouillet.

Depuis la mort de Voiture survenue dix-huit mois plus tôt, le célèbre salon allait sur son déclin en dépit de deux nouvelles recrues des plus intéressantes : la jeune marquise de Sévigné et Mme de La Fayette. Mais l’esprit n’y était plus. Les troubles de la Fronde ainsi que le mariage d’Angélique, la sœur de Julie, l’avait achevé. De plus en plus souffrante, Mme de Rambouillet se retirait dans le silence de sa douce maison et se tournait vers Dieu, mais elle souhaitait que sa très chère princesse sût qu’elle lui était toujours aussi fidèlement attachée. On vit aussi apparaître Mlle de Scudéry, empanachée et le verbe haut, faire entendre ce qu’elle pensait de ces messieurs du Parlement et de leur façon de traiter les princesses du sang !

Bref, pendant quelques jours, on put se croire ramené aux temps légers et insouciants d’autrefois, où d’un sonnet on faisait un triomphe, où l’on se battait pour un sourire, où les jours passaient dans la joie de vivre…

Inquiet de cet afflux, le Parlement supplia Monsieur de venir régler une affaire aussi délicate. Il se fit encore tirer l’oreille pendant deux ou trois jours, puis se décida à répondre à leur appel et à venir faire entendre sa voix auguste.

Quand il entra dans la grande salle, Charlotte alla se jeter à ses pieds en sanglotant… et en dépit des efforts d’Isabelle, indignée. Non sans raison, il refusait d’écouter et voulut sortir. Le duc de Beaufort, qui l’escortait avec le coadjuteur de Gondi, tenta de l’en empêcher, mais il lui imposa silence. Isabelle alors n’y put tenir. Tandis que le duc relevait Charlotte, elle lança, furieuse :

— Monseigneur doit avoir besoin de lunettes ! Ce n’est pas une mendiante qui lui a fait l’honneur de plier le genou devant lui, c’est une princesse du sang, la mère du vainqueur de Rocroi !

« J’en ai failli mourir de honte ! », écrira le coadjuteur dans ses mémoires.

Mais, avec l’obstination des lâches, Monsieur s’entêtait : il lâcha un bref discours rappelant les dangers que la rébellion des Condés avait fait courir à la France. Représentant la Régente et le jeune Roi, sa parole était déterminante. Condamnée à l’exil, Charlotte de Montmorency, princesse douairière de Condé, était assignée à résidence au château de Châtillon-sur-Loing.

— Dire que vous avez mis Paris à feu et à sang pour un Broussel et que vous vous faites les valets d’un prince sans honneur ! clama Isabelle hors d’elle à la face du Parlement. Vous ne devez pas en avoir beaucoup plus que lui !

Sa voix s’étranglait à cause des larmes de rage qui lui venaient. Nemours, qui avait enfin réussi à fendre la foule, l’entraîna vivement au-dehors où Bastille attendait avec la voiture. Beaufort, lui, s’était chargé d’une Charlotte à ce point secouée de sanglots qu’il finit par l’emporter dans ses bras pour la déposer dans le carrosse de voyage.

Tandis qu’après un profond salut le duc de Beaufort regagnait la Grande Salle où régnait un silence de mort, Nemours enfourchait le cheval qu’un serviteur lui tenait prêt.

— Moi et mes gens allons escorter ces dames jusqu’à Châtillon, cria-t-il avec une allégresse fort peu compatible avec une aussi dramatique situation. Il ne manquerait plus qu’on tente, en chemin, de leur faire un mauvais parti !

— Ce qui vous vaudra sans doute une bien douce récompense ? ironisa François de Beaufort. Je changerais volontiers de place avec vous !

— Je n’en doute pas un instant ! Mais merci de votre aide.



1 Les femmes de chambre d’une princesse ne lavaient ni ne repassaient. Elles étaient surtout des « suivantes », accompagnant et veillant à la coiffure ainsi qu’à la parure de leurs maîtresses.

2 La sœur de Marthe du Vigean.

3 Plus tard, il aurait inspiré à Molière son Tartuffe.

4 Le père de Louvois.

10

Isabelle et sa princesse














Isabelle n’était pas vraiment amoureuse de Nemours – le serait-elle un jour d’un autre que Condé ? –, mais le temps qui passait l’attachait un peu plus à lui. Il était le meilleur compagnon qu’une femme pût avoir et, en dehors de leurs heures d’intimité où le plaisir toujours intense se vivait dans la bonne humeur – car il aimait rire tout autant qu’elle-même –, il se révélait dans les heures difficiles aussi solide qu’attentionné. Ainsi ce voyage de retour vers Châtillon en compagnie d’une Charlotte parvenue au fond du désespoir fut-il presque une partie de plaisir.

Il y avait le mois de mai, bien sûr, un printemps d’abord timide et grincheux mais qui s’efforçait à présent de cacher les traces laissées par un état de guerre quasi permanent et de refleurir courageusement, mais il y avait surtout celui qui, galopant devant la voiture, veillait à tout, faisait arrêter le carrosse pour que les dames puissent faire quelques pas afin de se dégourdir les jambes, envoyer des messagers, chez lui d’abord où l’on passerait la nuit, puis à Châtillon afin qu’en arrivant tout fût prêt à recevoir les voyageuses. Peut-être parce qu’il espérait d’Isabelle la plus douce des récompenses. Que celle-ci d’ailleurs ne lui marchanderait pas. Elle n’osait penser à ce qui aurait pu advenir sans lui, après l’arrêt insensé et inutilement cruel que Monsieur avait osé imposer. Charlotte, en effet, retombait dans la prostration dont Isabelle l’avait sortie lors de sa venue à Chantilly. A cette mère venue implorer qu’on lui rende ses fils, le Parlement qui réclamait naguère encore son indépendance avait répondu par une sentence d’exil. Et cela pour complaire à un prince dont nul n’ignorait ce qu’il valait. C’était en vérité à n’y pas croire !

Après l’agréable étape à Nemours où Amédée tint à servir lui-même la Princesse comme il l’eût fait pour la Reine, la fin du voyage s’acheva dans une sorte d’apothéose. Quand les remparts de Châtillon apparurent au bout de la route, un guetteur perché sur une tour emboucha une trompe et la citadelle s’anima. Tandis que les cloches se mettaient à sonner, les portes s’ouvrirent devant une délégation de notables venus au-devant de leur duchesse sans doute, mais surtout souhaiter la bienvenue à Son Altesse Madame la Princesse de Condé.

Des jeunes filles lui offrirent des fleurs, et ce fut au milieu des acclamations et des souhaits que Charlotte, un sourire tremblant aux lèvres, traversa la ville et monta au château où Isabelle, prestement descendue de voiture, la remercia de l’honneur fait à sa maison en lui offrant sa plus belle révérence avant de lui présenter son fils qu’elle prit des mains de sa nourrice. Non sans fierté, car le petit Louis-Gaspard était magnifique.

— Encore un qui ne connaîtra jamais son père ! soupira la Princesse en caressant d’un doigt la joue soyeuse du bébé. Les hommes sont effrayants : quand ils ne sont pas en guerre, ils s’entretuent dans leurs duels stupides ! Vous en savez quelque chose, ma petite ! ajouta-t-elle pour Isabelle.