— Même son gendre ? Elle n’en raffole pas, pourtant !

— M. de Longueville ? Celui-là, je vous l’accorde. En bref, elle ressemble à une boussole qui a perdu le nord et dont l’aiguille, affolée, tourne dans tous les sens !

— A nous deux, nous devrions pouvoir le lui faire retrouver ! Merci, monsieur Lenet ! Je vais passer cette soirée avec elle seule, mais, demain, on se met au travail si vous avez l’obligeance de réunir tout ce monde dans la salle du Conseil afin de donner un rien de solennité à ce que nous allons décider. N’oubliez pas, bien sûr, la jeune princesse ! Nous ne nous aimons guère, mais, en face du drame que nous vivons, il faut se soutenir !

Ce soir-là, après un long moment auprès d’une Charlotte qui avait déjà meilleure figure, à parler un peu à bâtons rompus pour la détendre, Isabelle retrouva son lit avec bonheur, et sans les services d’Agathe qu’elle avait envoyée rejoindre un mari qu’elle n’avait pas vu depuis plus d’une année et tenter d’éclaircir l’affaire du messager de Châtillon.

Le lendemain à dix heures, Charlotte, pomponnée et d’un calme surprenant, entra dans l’imposante salle escortée d’Isabelle et de Lenet, répondit avec grâce au salut de ceux qui l’y attendaient et vint prendre place dans le haut fauteuil de la présidence. Sa belle-fille, qui entra juste derrière elle, vint s’asseoir à sa droite, Isabelle à sa gauche, tandis que Lenet restait debout à son côté. Il lui remit alors une grande feuille de papier sur laquelle il avait écrit les « décisions » qu’elle était censée avoir prises dans la nuit dont tout un chacun savait qu’elle portait conseil. Après quoi elle donna lecture d’une voix ferme qui fit sourire François.

C’était d’ailleurs lui que concernait la première : M. le comte de Bouteville et ceux dont il ferait le choix devaient se rendre dans les provinces du centre de la France afin d’y provoquer une agitation violente, voire des soulèvements armés contre Mazarin qui avait osé emprisonner le glorieux vainqueur de Rocroi et autres batailles. Pendant ce temps, M. le conseiller Lenet irait négocier avec le coadjuteur de Gondi, les autres frondeurs, le Parlement et aussi la Cour afin de diviser le parti du cardinal en promettant aux uns des places, aux seconds des honneurs ou de l’argent, à la condition expresse qu’ils réclameraient la liberté des princes.

— Selon les résultats obtenus, conclut-elle en laissant reposer son papier tandis que son regard étonnamment ferme faisait le tour de ces visages stupéfaits, nous verrons à prendre les décisions ultérieures qui s’imposeront. Je veux croire que tous sont d’accord ?

Des applaudissements nourris lui répondirent. Claire-Clémence, elle, souriait, visiblement délivrée d’un poids. Un seul, plutôt stupéfait, resta sans réaction : l’abbé Roquette qu’Isabelle désigna à son complice. Celui-là, que tous deux soupçonnaient de jouer double jeu, ne devrait plus bouger de Chantilly où il conviendrait même de le surveiller.

François, lui, exultait. Il ne perdit pas une seconde pour mettre à exécution sa part du programme, commençant par envoyer plusieurs courriers, et quitta dare-dare Chantilly afin de rejoindre son monde au point choisi…

De son côté, Lenet repartait pour Paris où il avait nombre d’amis. Et pendant des jours il se dépensa sans compter, allant même jusqu’à faire offrir à Mazarin un mariage entre une de ses nièces et le prince de Conti. Rien n’y fit. Il échoua partout. Nul ne voulait s’entremettre pour Condé. Son intraitable orgueil en avait fait trop voir aux gens de Paris, mais surtout à la Reine – donc au jeune Roi qui ne disait rien mais enregistrait beaucoup – et au cardinal. Personne n’avait envie de le revoir.

Découragé, il rentrait à Chantilly quand il fut rejoint par Gouville, secrétaire du duc de La Rochefoucauld, envoyé offrir ses services à la mère de sa bien-aimée duchesse de Longueville toujours en fuite… Le sombre seigneur proposait de lever une armée en Poitou et d’occuper la ville de Saumur, point stratégique important dans le pays de Loire. Mais il fallait trois mille pistoles que la duchesse de Châtillon lui remit au nom de la Princesse. Pendant deux mois d’ailleurs, c’est Isabelle qui mènera le jeu, en conseillant discrètement Charlotte mais en évitant de se mettre en lumière.

Cependant elle a affaire à forte partie : Mazarin est loin d’être un enfant de chœur et trouve des parades. Ainsi, pour juguler les insurrections, il promène le jeune Louis XIV en Normandie, en Bourgogne et ailleurs, sachant bien quel enthousiasme suscite la majesté naturelle de l’adolescent. Mais il en faut davantage pour décourager notre duchesse. Toujours en accord avec Lenet, elle conçoit un projet audacieux : conduire sous bonne escorte la Princesse « douairière » au Parlement pour y dénoncer les crimes du cardinal et réclamer hautement la mise en liberté de ses fils et de son gendre. Pendant ce temps, Claire-Clémence quittera discrètement Chantilly avec son fils – qui ferait un si précieux otage – et ira s’enfermer dans la place forte de Montrond, en Bourbonnais, qui appartient en propre à Charlotte et où celle-ci partira la rejoindre au cas où elle n’obtiendrait pas justice du Parlement, afin de créer un nouveau soulèvement.

On prend aussitôt les dispositions nécessaires : des relais sont disposés, des carrosses préparés, mais, en dépit du soin que l’on y met, Mazarin est averti de ces menées et, le 11 avril au matin, on apprend que plusieurs compagnies de Gardes suisses et de chevau-légers sont en train de prendre position autour de Chantilly.

Mais si le cardinal a au moins un espion, Isabelle ne manque pas d’imagination. Après en avoir discuté avec Lenet, on tient, dans sa chambre même, une sorte de conseil étroit qui décide de faire évader d’abord la jeune princesse avec son petit duc d’Enghien, puis la princesse Charlotte. Et les ordres sont immédiatement donnés.

Il était temps. Vers dix heures du soir, le capitaine Dalmas vient annoncer qu’un gentilhomme porteur de lettres de la Reine pour chacune des princesses demande à être reçu personnellement afin de remettre ses épîtres en mains propres.

Pure courtoisie d’apparence ! L’homme est suivi d’une troupe d’archers de la prévôté qu’il a postés aux deux ponts-levis donnant accès au château, et la situation pourrait être dramatique. Elle fait seulement sourire Isabelle : grâce à Dieu, ces gens ignorent qu’il y a une autre issue partant des caves. Celles-ci ouvrent sur une poterne d’où l’on rejoint la terre ferme au moyen d’une légère passerelle enjambant l’étang et aboutissant à la ferme du Bucan. On va s’en servir !

L’officier qui commande les envahisseurs se nomme Du Vouldy, « gentilhomme ordinaire » aux ordres de Mazarin. Aussitôt Isabelle imagine une brillante comédie. A Du Vouldy qui tient à remettre ses lettres, elle demande un peu de temps pour accommoder les princesses : en effet, toutes deux sont malades et désirent être au moins présentables pour le recevoir. Ce qu’il accorde volontiers.

Claire-Clémence, qui est vraiment patraque, est déjà couchée. Or c’est elle la plus importante en la circonstance. Isabelle la fait lever et couvrir chaudement pour ne pas aggraver son mal. A sa place, elle fait coucher une de ses filles d’honneur, Mlle Gerbier, une Anglaise très intelligente qui saura jouer son rôle. Du Vouldy ne l’ayant jamais rencontrée n’y verra que du feu… Quant à son fils, le petit duc d’Enghien, on le remplace par le fils du jardinier. Cela réglé, Isabelle oblige Charlotte, qui tremble comme une feuille, à se mettre au lit.

— Vous n’avez rien à craindre ! affirme-t-elle. Pour vous rassurer, Lenet et moi allons nous glisser dans la ruelle de votre lit pour faire face à toute éventualité.

Aussitôt dit, aussitôt fait, et quand Mme de Brienne, la dame d’honneur, introduit Du Vouldy, Charlotte est languissante et tousse à fendre l’âme. Il la salue comme il convient – il la connaît bien, l’ayant vue souvent à la Cour ! – et remet la lettre qui déclenche les hauts cris tandis que Bourdelot arrive à la rescousse armé d’une tisane fumante.

— Je ne réponds pas des jours de Madame la Princesse, et si elle quitte sa chambre par ce temps humide et froid…

Du Vouldy lui assure alors que rien ne presse et qu’il va s’installer au château en attendant que Madame soit assez forte pour supporter le voyage en Berri où les dames de Condé sont assignées à résidence. Cela posé, il lui souhaite bonne nuit, meilleure santé, et passe chez Claire-Clémence où la pièce est plutôt sombre et où celle qu’il croit l’épouse de Condé est couchée, présentant une mine affreuse – c’est tout juste si Isabelle, qui l’a maquillée, ne l’a pas repeinte en vert. Mais la « malade » lui jette sa lettre à la tête avec indignation. Elle est à bout de forces, restitue tout ce qu’elle avale et se sent près de sa fin. Ne peut-on la laisser mourir en paix ?

Du Vouldy se hâte de la tranquilliser. La Reine ne veut que du bien à ses chères cousines et lui-même patientera le temps qu’il faudra. Là-dessus il va chez le petit duc, voit un enfant en train de réciter ses prières avec sa gouvernante et se retire sans aller plus avant.

Satisfait, il trouve à sa sortie la duchesse de Châtillon qui lui annonce qu’on lui a préparé un souper, que ses hommes sont logés dans les communs et qu’un appartement chauffé à souhait l’attend. Beaucoup plus plaisant que ses cantonnements habituels. Et Du Vouldy de banqueter agréablement après quoi il prendra dans des couettes douillettes un repos qu’il estime pleinement mérité…

Trois heures plus tard, Claire-Clémence et son fils, accompagnés de Mme de Tourville, de Lente, de Bourdelot, de La Roussière et de quelques serviteurs, traversent en silence le château obscur, descendent dans les caves où la poterne est ouverte, s’engagent sur la passerelle qui paraît dangereusement fragile par cette nuit sans lune, rejoignent la rive de l’étang et la forêt où attendent chevaux et voitures et s’enfoncent dans les ténèbres.