Le 21 janvier, la neige fit son apparition vers la fin de la matinée pour la plus grande joie des gamins de Châtillon, mais le cavalier couvert de mouchetures blanches qui arriva au château à la nuit close semblait à moitié gelé et commença par éternuer à plusieurs reprises, ce qui apporta une modification sensible à son élocution. Bertin, qui le reçut, finit par comprendre qu’il s’agissait du duc de Nemours, le salua bien bas et, le laissant devant le feu crépitant qui réchauffait la salle principale, courut prévenir sa maîtresse qui descendit aussitôt.

— Vous, mon ami ? s’exclama-t-elle avec un sourire radieux en lui tendant les deux mains. Mais quelle charmante surprise !

— Vous la devez tout entière à une catastrophe… dont je ne serai jamais assez reconnaissant à Mazarin. Dieu que vous êtes belle ! Plus belle encore que la dernière fois…

— La dernière fois remontant à près d’un an, cela prouve seulement que vous m’aviez un peu oubliée ! fit-elle en riant tandis qu’il couvrait ses mains de baisers légèrement mouillés. On va vous préparer une chambre et puis, en soupant, vous me raconterez cette catastrophe qui semble vous faire tellement plaisir !

Une demi-heure plus tard, en lui offrant son bras pour passer à table, débarrassé de son aspect de barbet trempé, le jeune duc était redevenu le fringant Nemours que tant de femmes rêvaient de s’attacher, et Isabelle se demandait s’il ne serait pas temps pour elle de récompenser une aussi longue patience. Il lui paraissait d’autant plus séduisant qu’il apportait avec lui l’atmosphère de la Cour et de la vie brillante et mouvementée de la capitale…

Pourtant son sourire s’effaça quand elle prit connaissance de la catastrophe en question : les princes emprisonnés peut-être pour longtemps, voire menacés de mort par la vindicte d’un ministre sans doute trop maltraité mais qui ne pouvait pas supporter les insultes à une Reine dont on clamait qu’il était l’amant et peut-être même l’époux !

— Madame la Princesse vous appelle à son secours, duchesse, ajouta Nemours en lui offrant un billet cacheté dont elle prit connaissance rapidement. Elle n’a auprès d’elle, continua-t-il, que sa belle-fille, qui lui porte sur les nerfs, et son petit-fils que Mme de Bouteville votre mère lui a ramené après l’avoir enlevé et gardé par-devers elle à Précy quand Paris est devenu dangereux. Et vous savez quelle attention elle vous porte. Je crois qu’elle n’a confiance qu’en vous….

— Et mon frère, où se trouve-t-il ?

— A Chantilly justement où il s’efforce de mettre de l’ordre dans tous ces gens qui s’y sont précipités sans trop savoir pourquoi. C’est lui qui m’a convoqué pour m’envoyer vous voir ! Et j’allais oublier que lui aussi m’a remis un message pour vous ! Le voici !

Ledit message était court et si bien dans la manière de François qu’il ramena le sourire sur les lèvres d’Isabelle.

« J’ai choisi Nemours pour vous porter ces quelques mots, ma sœur ! Il m’est apparu en effet que dix mois de solitude sous les crêpes du deuil étaient plus que suffisants ! Et cet homme-là est tout à vous… François. »

Un peu rougissante mais ravie au fond d’elle-même, Isabelle glissa l’aimable bénédiction fraternelle dans son corsage et, au cœur de la nuit, laissa son visiteur la rejoindre dans son lit et lui prouver, avec une ardeur passionnée, qu’il avait l’art de faire l’amour aussi expertement que son défunt époux et qu’être adorée comme une déesse avant de se soumettre comme n’importe quelle femme était fort agréable…

Le lendemain matin, à l’aube, Isabelle quittait Châtillon où elle laissait son fils de quelques mois solidement entouré, n’emmenant qu’Agathe de Ricous et Bastille qui menait en longe le cheval du duc de Nemours, invité à partager son carrosse pour une raison tout à fait terre à terre : il tombait de sommeil ! Même pour un homme jeune, une nuit de folie suivant une longue et fatigante chevauchée pouvait être éprouvante, et le bel Amédée, une fois dans le carrosse, s’y installa avec une évidente satisfaction, se roula en boule dans son coin et se rendormit aussitôt sous l’œil amusé des deux femmes. Isabelle se sentait, certes, un peu lasse, mais l’excitation de l’aventure qui allait venir lui donnait toute son énergie et tous les courages.

Elle comprit qu’elle en aurait besoin quand, arrivée à Chantilly, elle s’aperçut que le côté paradisiaque du sublime domaine s’était changé en une incroyable pagaille composée principalement de femmes plus ou moins affolées, parmi lesquelles son frère François, devenu cependant un véritable meneur d’hommes, se déclarait incapable de ramener le calme, lui-même ne songeant qu’à diriger un coup de force contre Paris afin d’en extraire l’infâme Mazarin qu’il voulait pendre en place de Grève à la même potence que le coadjuteur avant d’aller chercher son chef vénéré au donjon de Vincennes.

— Quand vous aurez vu Madame la Princesse Charlotte – il ne parvenait pas, lui non plus, à employer le terme douairière –, vous verrez que votre présence est vraiment nécessaire !

En effet, quand elle la rejoignit dans sa chambre où elle se tenait pelotonnée auprès de l’âtre en robe de chambre, tenant dans ses doigts un mouchoir qu’elle ne cessait de porter à ses yeux, Isabelle eut peine à la reconnaître. Où était la magnifique Charlotte, mordant dans la vie à belles dents, toujours éclatante et tirée à quatre épingles ?

Dès qu’elle la vit, celle-ci se précipita dans ses bras, pleurant à sanglots redoublés :

— Oh, mon Isabelle ! Enfin vous voilà ! Enfin je vais pouvoir dormir…

— Dormir, ma Princesse ? Est-ce bien le moment ?

— Dormir sans cauchemars ! Ils m’assaillent dès que mes yeux se ferment. Il y a tous ces gens qui me harcèlent, me demandent de prendre des décisions à propos de n’importe quoi, et moi je ne sais plus que faire… Mes fils au fond d’une geôle et cette pauvre misérable, leur sœur, qui se prend pour la Reine et sème le désordre partout… Il faut m’aider, Isabelle, il faut m’aider !

— C’est la raison pour laquelle je suis venue ! Mais, d’abord, il vous faut redevenir vous-même, la merveilleuse princesse de Condé, et je vais appeler vos femmes pour qu’elles vous accommodent comme il convient  ! Ensuite on vous servira une collation…

En sortant de l’appartement, elle se trouva nez à nez avec Pierre Lenet, le Bourguignon, depuis si longtemps le meilleur conseiller de Condé.

— Ah, madame la duchesse, je vous cours après depuis Châtillon par où j’ai fait un crochet en revenant de Bourgogne. On a besoin de vous ici !

— C’est mon frère Bouteville qui m’a appelée et je suis d’autant plus contente de vous rencontrer que je vous avoue ne rien comprendre à ce qui se passe dans ce château. On dirait un asile de fous…

— Il présente certaine ressemblance, j’en conviens, mais accordez-moi quelques instants d’entretien dans votre appartement et je vous conterai ce qu’il en est.

Le logis d’Isabelle à Chantilly se composait d’une chambre, dont Agathe venait de prendre possession, et d’un cabinet de conversation où l’on s’installa près de la cheminée. Un en-cas, qui fut le très bienvenu pour Isabelle, les attendait. Là, Lenet traça pour elle le tableau de ce Chantilly qu’elle avait du mal à reconnaître.

— Je ne parlerai pas de notre chère Princesse : vous venez de la voir. Je me bornerai seulement à vous apprendre qu’en dépit d’une totale indécision, elle refuse cependant d’abandonner même une miette de son pouvoir à sa belle-fille ! Celle-ci pourtant se révèle courageuse, soucieuse de protéger son fils et animée des meilleures intentions, mais Madame la Princesse, qui n’a pour elle ni estime ni affection, trouve assez de ressort pour la tenir à l’écart. Chantilly est à elle et il n’est pas question de le laisser ignorer à qui que ce soit. Pourtant, certains ici cherchent à prendre de l’influence sur elle.

« A commencer par son aumônier, l’abbé Roquette, que vous ne connaissez pas. C’est un jeune prêtre insinuant, adroit, à la mine douce et dévote3 . Il excelle à rapporter des nouvelles de la Cour et de la ville qu’il se procure Dieu seul sait comment  ! Il ne cesse de brandir la volonté de Dieu et de prôner une soumission excessive.

« Ensuite nous avons M. de La Roussière, premier gentilhomme du jeune prince de Conti, qui applaudit à tout rompre à chaque mot prononcé par elle sans rien proposer de valable.

« Puis Dalmas, le capitaine des gardes du château, qui ne demande qu’à vivre au repos et dont la devise pourrait être : “ Surtout pas d’histoires ! ” En cas d’attaque, il se ferait tuer le plus vaillamment du monde, mais en attendant il se contente de bayer aux corneilles.

« Nous avons encore la présidente de Nesmond, une “ amie ” qui, sur les conseils de son mari, recommande de laisser agir le temps sans rien faire…

« En face – si j’ose dire ! –, il y a le comte de Bouteville qui, lui, brûle d’en découdre et songe à préparer un coup de main pour faire évader son chef vénéré de Vincennes. Les deux autres, il s’en moque un peu, mais le Grand Condé, lui, est sacré ! J’ajoute que, pour ce faire, il aurait dans l’idée d’enlever les nièces de Mazarin. Enfin, dans ceux qui s’efforcent de trouver la voie de la sagesse, il ne reste que Mme la comtesse de Tourville et le Dr Bourdelot, que vous connaissez bien. Mais c’est tout !

— Ah, il est là ? Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas entrepris de soigner Madame la Princesse ?

— … douairière ! rappela Lenet avec un sourire.

— Si vous y tenez, mais je ne m’y ferai jamais ! Quoi qu’il en soit, elle a besoin de mon aide, sinon elle risque de devenir folle !

— Il est vrai que son esprit semble avoir perdu ses repères. Tantôt elle craint d’être arrêtée comme ses enfants, tantôt qu’on les empoisonne si l’on attaque, tantôt que leur emprisonnement ne dure plus que sa vie et de ne plus les revoir !