En attendant que Jeanne remonte, elle ouvrit l’un des bagages que Bastille venait d’apporter, puis, quand le lait arriva, elle déshabilla rapidement Isabelle avec l’aide de Jeanne et lui fit boire le contenu du bol que l’on avait mis près de la cheminée. La jeune femme se laissa faire comme une poupée de chiffons, entrouvrit seulement un œil souriant et les lèvres pour dire merci, et enfin s’abandonna avec un sourire ravi dans le lit où l’on n’avait pas manqué de placer une brique bouillante enveloppée d’une serviette.
Rassurée sur ce point, Agathe pria Bastille de lui quérir M. de Loirans alors occupé au cantonnement de ses hommes, qui eux pansaient leurs chevaux, et lui demanda de venir s’asseoir dans une pièce ronde, prise dans une tourelle et dépendant de la chambre où dormait Isabelle. Bastille resta debout. Là elle les mit au courant de ce qu’elle avait appris. Loirans réagit le premier.
— C’est insensé ! Pourquoi Monseigneur de Condé aurait-il envoyé quelqu’un raconter une telle série de mensonges à une pauvre femme près de mourir ?
— Aussi ne l’a-t-il pas fait ! Le Prince a bien un messager nommé Robert de Ricous, mais il ne ressemble absolument pas à la description qu’elle m’en a donnée ! Et pour cause ! Ce n’était pas lui !
— Vous le connaissez ?
— Mieux que quiconque : c’est mon beau-frère ! Alors je crois, capitaine, qu’avant d’aller rendre compte de votre mission à Sa Majesté, il serait préférable de faire crier par les rues, dès demain, que vous attendez les notables de Châtillon, ceux qui ont une importance, du moins, afin de leur donner à entendre la vérité, et de leur éviter de se salir les mains sur les pierres d’un vénérable château. Et comme vous parlerez au nom de Sa Majesté – à qui vous ne manquerez pas, je l’espère, de relater l’histoire – sans omettre qu’en fait de sépulture inconnue leur duc repose à Saint-Denis auprès des Rois de France où on l’a inhumé en présence de toute la Cour !
— Vous pouvez compter sur moi ! Quant à vos croquants, je me charge de faire entrer dans leurs caboches mon point de vue de façon très convaincante ! On n’a pas le droit d’entacher la mort d’un chef de cette valeur !
— Pendant que vous y serez, essayez de récupérer les domestiques de la maison !
Tandis que la duchesse prenait le repos dont elle avait un si essentiel besoin, M. de Loirans descendit à l’église où, sans rien demander à personne, il se mit à sonner le tocsin, ce qui fit accourir d’abord le curé, puis en quelques minutes à peine une foule de gens effarés venus tels qu’ils étaient – certains en bonnet de nuit ! –, tremblant à l’avance de ce qui allait leur tomber sur la tête. Là, sautant sur une borne pour être vu de tous, il leur intima l’ordre de se présenter au château le lendemain à midi tapant saluer leur nouvelle maîtresse venue y attendre la naissance de son enfant. Quant à ceux qui avaient servi au château jusqu’à la mort de la défunte maréchale, ils étaient priés d’aller reprendre leurs fonctions au plus vite. Sauf évidemment ceux qui étaient déjà partis se placer ailleurs. Auquel cas on verrait à s’en chercher d’autres, à Montargis par exemple !
Un homme, presque aussi grand que l’orateur, osa protester :
— Pour quoi faire ? La vieille duchesse nous a dit qu’on ne serait pas payés parce qu’il n’y a plus d’argent !
— Paix à son âme, mais c’est ce qu’elle voulait que vous croyiez ! J’ajoute que Mme la duchesse est une très grande dame protégée par Leurs Majestés la Reine et le jeune Roi. Et je vous répète qu’elle attend un enfant ! Vous avez donc intérêt à obéir. Les autres peuvent retourner se coucher !
En sautant de son piédestal, il se trouva nez à nez avec le curé :
— C’est vrai qu’elle est catholique ? demanda ce dernier.
— Comme vous et moi, mon père ! Ainsi que l’était devenu feu M. le duc, converti pour l’amour d’elle ! Vous pourriez devenir son confesseur et l’aumônier du château ?
— Avec joie ! J’accompagnerai mes ouailles demain matin !
Aussi, quand Isabelle se réveilla après une longue nuit de sommeil réparateur, elle dut se pincer pour se persuader qu’elle ne rêvait pas. Tandis qu’Agathe tirait les rideaux pour laisser entrer le soleil, une fraîche servante en bonnet et tablier blancs, rose d’émotion, vint déposer sur ses genoux un plateau supportant le lait, le pain, le beurre et le miel dont elle avait l’habitude, puis sortit après une petite révérence.
— D’où la sortez-vous ? demanda Isabelle.
— Du bourg, comme les autres !
— Les autres ?
— Hier, vers les dix heures de relevée, la domesticité dans son intégralité – ou peu s’en faut ! – a réintégré le château et à présent elle est à l’ouvrage. C’est Bastille qui a réussi ce beau travail. Et étant donné qu’à midi les notables vont venir saluer madame la duchesse, j’ai pris sur moi de faire préparer un bain dans le cabinet voisin !
— Un bain ? Dans une baignoire ? Où l’avez-vous dénichée ?
— En cherchant ! C’est plutôt une cuve, un peu grande et un brin rustique, mais elle conviendra parfaitement !
— Décidément, je ne remercierai jamais assez Madame la Princesse…
— … douairière ! Il ne faut pas l’oublier !
— Qu’avons-nous eu besoin de faire plaisir à une petite dinde vaniteuse ? Chez moi, la princesse Charlotte sera toujours Madame la Princesse ! Un point c’est tout !
Le reste de la journée se déroula comme si le château n’avait jamais été condamné à l’abandon, et le lendemain le capitaine de Loirans vint, avant de reprendre la route de Paris, saluer la duchesse dans un cadre qui, débarrassé d’une poussière déjà ancienne, révélait de très beaux meubles et tapisseries jadis réunis par le glorieux amiral, pour qui être protestant ne signifiait pas vivre entre des murs nus. Il suffisait pour s’en convaincre de contempler le portrait qui trônait dans la grande salle, arrogant à souhait. C’était le seul que l’on eût soigné et récuré régulièrement avec toute la piété souhaitable !
Pendant quelques jours, château, chapelle, terrasses et jardins bourdonnèrent d’activité et la maîtresse des lieux put envisager de façon plus souriante l’exil imposé par un deuil qu’elle jugeait excessif, mais de moins en moins pénible à mesure que sa grossesse avançait.
Le 14 juillet 1649, jour de la Sainte-Camille, elle mit au monde avec une facilité déconcertante un petit garçon blond qu’elle appela Louis-Gaspard. L’abbé Cordier, le curé, l’ondoya en attendant qu’on lui trouve les parrain et marraine dignes de sa haute naissance. En attendant mieux, on fêta le futur duc au château en présence de la quasi-totalité du bourg… On but, on mangea, on chanta, on célébra la gloire des ancêtres, tout en prédisant au marmot une carrière éblouissante, et puis tout rentra dans l’ordre et Isabelle commença à s’ennuyer…
Pourtant les événements se succédaient. Un mois après la naissance de Louis-Gaspard, Condé ramenait enfin le Roi dans sa capitale. Le 18 août, il était dans le carrosse royal, au côté de celui-ci, de la Régente et du cardinal Mazarin, mais, à l’exception du jeune Louis XIV, c’était à lui que s’adressaient les acclamations. C’était lui le héros du jour, la Reine et son ministre jouant un peu les comparses. Durant tout le parcours jusqu’au Palais-Royal, il fut porté par un véritable délire qui, comparé aux rares ovations qu’obtenait la Reine – même Mazarin eut droit à quelques vivats ! –, donnait la juste mesure d’un pouvoir qu’il savourait sans pudeur… et sans remarquer l’attitude figée et hautaine de l’adolescent de treize ans qui, deux ans plus tard, atteindrait sa majorité et dont le regard froid enregistrait tout cela et ne l’oublierait plus !
La concorde entre les passagers du carrosse ne dura pas longtemps. Monsieur le Prince, porté aux nues dans toute la France comme le sauveur de la royauté, vainqueur des ennemis du dedans comme du dehors, voulut agir en maître, disposer à son gré des honneurs et des places. Mazarin, soutenu par la Reine, s’opposa à lui et il en fut exaspéré. De là une haine implacable entre les deux hommes et une guerre sourde qui se traduisit, dès le retour, par divers incidents…
Ce fut d’abord l’affaire du marquis de Jarsay, un fat qui s’était mis en tête de devenir l’amant de la Reine et, ayant été traité par elle selon son mérite, l’insulta et fut ouvertement protégé contre la colère légitime de Sa Majesté par Condé, qui osa traiter cette atteinte à la majesté royale en plaisanterie et obtint – pour ne pas dire exigea ! – le pardon de l’insolent et son retour à la Cour… Puis il y eut celle des tabourets suscitée par Mme de Longueville, réconciliée avec son frère bien-aimé et qui voulait obtenir le tabouret de duchesse pour la femme de son amant Marcillac et pour Mme de Pons2 . La Reine et le cardinal durent accepter, mais il s’éleva parmi la noblesse un tel tollé que l’on révoqua les nominations. Mme de Longueville alla bouder à Chantilly. Condé s’en mêla et la Reine dut la rappeler…
D’autres exemples, il y en eut beaucoup. Condé prétendait gouverner, ses amis menaient grand tapage, marchaient sur les pieds de tout le monde, les injures contre Mazarin pleuvaient et même les pires insultes contre la Régente que les pamphlétaires ne cessaient d’attaquer dans sa vie privée, intime, en des termes à faire rougir une compagnie de mousquetaires et qui inondaient Paris de leurs libelles infâmes. A la fin la coupe déborda : le 18 janvier 1650, M. de Comminges, lieutenant aux gardes en place de M. de Guitaut, malade, arrêtait le prince de Condé, son jeune frère le prince de Conti et son beau-frère le duc de Longueville et les escortait jusqu’au donjon de Vincennes où ils furent incarcérés sans avoir compris ce leur arrivait.
Un autre ordre visait la duchesse de Longueville, mais, prévenue à temps par son amie Anne de Gonzague, qui la cacha dans la nuit dans une petite maison du faubourg Saint-Germain, elle réussit, déguisée, à s’enfuir en Normandie, le gouvernement de son époux, en compagnie de son amant Marcillac devenu La Rochefoucauld par la mort de son père. Leur intention était de soulever la province. Ce à quoi ils ne purent réussir… La duchesse dut partir se réfugier en Angleterre après une odyssée frisant le ridicule.
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