— Jusqu’à la naissance ! Ensuite…

— Ensuite nous aviserons ! Rendormez-vous ! Ou faites semblant ! Il me faut prier !

Agathe referma aussitôt les yeux tandis que sa maîtresse se signait. Celle-ci se demanda un instant si elle avait des bourdonnements d’oreilles ou si Mme de Ricous avait émis « … faire semblant ! » dans l’apparence d’un murmure. De toute façon, avec une telle compagne, Isabelle ne risquait guère cet ennui qu’elle redoutait si fort, et c’était revigorant.

Une autre surprise l’attendait.

La longueur du chemin ne permettant pas de le couvrir en une seule traite, Isabelle pensait que l’on ferait halte à Fontainebleau pour la nuit, mais, quand on y fut, M. de Loirans, qui commandait l’escorte, vint à la portière de la voiture remettre une lettre du duc de Nemours la priant d’accepter l’hospitalité de son château familial qui était à peu près à mi-parcours de sa destination où tout serait disposé pour recevoir les voyageuses :

« Si grand que soit mon regret, le bonheur de vous y accueillir ne me sera pas donné. Je ferai même en sorte que tout un chacun puisse constater ma présence à Saint-Germain afin de ne pas donner à clabauder alors qu’un deuil si cruel vient de vous frapper. Plus tard peut-être m’accorderez-vous la faveur d’aller vous rendre visite. Croyez-moi, pour toujours, madame la duchesse, votre très obéissant, très fervent, et très patient chevalier… »

— Nous nous arrêterons donc à Nemours, dit-elle à l’officier. M. le duc a donné des ordres pour nous recevoir. Sauf si vos hommes et vos chevaux sont trop fatigués ?

— Il leur arrive d’en voir de plus dures… Et l’hospitalité du duc est célèbre ! répondit-il avec une visible satisfaction.

Une réputation méritée. L’accueil que l’on y trouva fut au-delà de tout éloge, aussi bien pour l’escorte que pour les chevaux. Un appartement attendait les deux femmes. Son décor eût été un peu austère sans les nombreuses chandelles et les cheminées bien flambantes qui lui conféraient chaleur et gaieté. Sans oublier un souper simple mais délicieux et des lits dont la journée de carrosse – même avec de bons ressorts ! – leur permit d’apprécier la moelleuse douceur.

— Voilà un homme qui sait vivre ! apprécia Agathe quand on repartit. J’ajouterais volontiers qui…

— Vous n’ajoutez rien du tout ! Priez seulement pour que nous trouvions à Châtillon quelque chose d’approchant… Mais j’en doute ! soupira Isabelle en se réinstallant à sa place après avoir fait distribuer un généreux « remerciement » par M. de Loirans.

La petite ville de Châtillon-sur-Loing ne manquait pas de charme. Le soleil, encore un peu timide, qui avait pris possession du ciel dès son lever et qui à présent – sans doute satisfait de ce bel effort – se préparait à se coucher, éclairait la longue rue étirée sur les bords de la rivière avec ses belles maisons vieilles de deux siècles, son église que l’on avait entrepris de reconstruire mais que surveillait sur une colline un énorme donjon, dominant de sa masse médiévale le logis orgueilleux qu’avait voulu édifier sur une terrasse le fameux amiral que le massacre de la Saint-Barthélemy ne lui avait pas permis d’achever, mais qui, auprès d’un beau puits, œuvre de Jean Goujon, occupait malgré tout un espace assez satisfaisant pour l’orgueil de sa nouvelle maîtresse.

Evidemment les jardins – ou supposés tels ! – étaient presque retournés à l’état de friche et l’herbe poussait entre les pavés, mais, quand la cavalcade atteignit la forteresse dominant le bourg, quatre serviteurs aux livrées élimées s’alignèrent quand le carrosse s’arrêta. Un homme d’une cinquantaine d’années, le cheveu gris taillé au carré encadrant un visage aux traits agréables mais empreints de tristesse, vint la saluer.

— Seigneur ! gémit Isabelle, est-ce là toute ma domesticité ?

Il se présenta :

— Je me nomme Bertin et j’ai l’honneur d’être le majordome de madame la duchesse. C’est à ce titre que je la prie de bien vouloir permettre à ses serviteurs qui tous ont connu nos jeunes messieurs depuis leur naissance de lui exprimer notre douleur commune.

— Merci, Bertin, et merci à vous autres ! fit-elle, émue par le chagrin sincère peint sur ces figures tournées vers elle. Mais comment se fait-il que vous ne soyez pas plus nombreux ?

L’homme baissa la tête, visiblement gêné :

— Avant de retourner à Dieu, Mme la duchesse douairière nous a congédiés ! Seuls les plus vieux sont restés… parce qu’ils n’auraient pas su où aller !

— Pourquoi ? Parlez sans crainte ! Je suis désormais maîtresse de ces lieux et je peux… tout entendre !

— C’est que… justement…

Perdant patience, M. de Loirans avait mis pied à terre. Il s’approcha.

— Allons, parle, bonhomme ! Je suis M. de Loirans, chargé par Sa Majesté la Reine de veiller à ce que Mme la duchesse de Châtillon, veuve de votre dernier duc, puisse vivre son deuil en paix ! Ne pas obéir, c’est encourir la colère de Sa Majesté. Ce que je ne saurais tolérer…

Il devenait menaçant. Isabelle s’interposa :

— Laissez, capitaine ! Je crois que j’ai compris  !

Elle rejeta son voile de crêpe afin qu’on la vit à visage découvert.

— Votre défunte maîtresse ne m’a jamais pardonné d’avoir épousé son fils selon la foi catholique à laquelle je ne pourrai renoncer ! Maintenant qu’il n’est plus – et je peux comprendre sa douleur ! –, elle m’a rejetée définitivement en faisant le vide dans cette maison afin qu’elle soit inhabitable ! Son unique excuse est d’avoir ignoré que je porte un enfant, et je j’entends l’élever ici, dans la maison de ses pères et selon son rang ! Aussi…

Elle n’alla pas plus loin. Une exclamation lui coupa la parole. C’était comme si ces gens reprenaient vie d’un seul coup. On se précipita pour lui ouvrir les portes, allumer les chandelles, le crépuscule étant déjà avancé.

— Eh bien, quelle réception ! soupira Agathe en offrant son bras pour qu’Isabelle – un peu pâle en vérité et visiblement fatiguée – s’y appuie. Allons-nous seulement trouver de quoi nous restaurer ? Sans compter notre escorte qui, après une journée de cheval, doit se sentir de l’appétit !

Ce fut la question que, sans plus attendre, elle posa à une femme d’une soixantaine d’années, vêtue et coiffée de noir, qui, au seuil, s’agenouilla presque en s’annonçant comme Jeanne Bertin, l’épouse du majordome. Son visage rayonnait de joie même si deux ou trois larmes s’y attardaient.

— Que madame la duchesse n’en ait pas souci ! Nous avons de bonnes réserves au château, du vin au cellier, sans oublier la ferme qui est sur le coteau !

— Une chance que votre douairière ne vous ait pas ordonné de détruire ces ressources et de pratiquer la politique de la terre brûlée ! ironisa Agathe.

— C’eût été offenser Dieu et elle ne serait pas allée jusque-là… Et puis, en bas, ils ne l’auraient pas permis… Elle-même serait partie plus heureuse si elle avait su qu’un enfant allait naître ! Mon Dieu, quel bonheur !

Isabelle s’efforça de sourire à ce visage dont la joie évidente corrigeait l’impression laissée par cette arrivée en milieu quasi hostile.

— Merci de votre accueil, commença-t-elle quand elle se sentit envahie par une immense lassitude, mais je voudrais… me reposer. Je suis…

Soudain ses forces l’abandonnèrent et elle aurait glissé sur les dalles si Bastille, qui la suivait, visiblement inquiet, ne l’avait saisie avant qu’elle ne touche le sol.

— Y a-t-il au moins un lit convenable dans cette maudite bicoque ! brama-t-il en s’élançant vers l’escalier qu’il venait de repérer. Deux jours de cahots sur les mauvais chemins quand on est enceinte, c’est énorme ! Surtout pour être reçue comme une calamité ! Passez devant, je vous suis ! Après, vous irez lui chercher du lait chaud ou ce que vous aurez ! Elle est glacée !

Un instant plus tard, il déposait Isabelle sur un lit qu’Agathe se hâta d’ouvrir, constatant non sans surprise que les draps, d’une blancheur impeccable, exhalaient une odeur de lessive récente.

— J’espère, dit-elle en flairant l’air comme un chien qui lève une piste, que cette chambre n’est pas celle de cette douairière barbare ?

— Non, non ! répondit Jeanne. C’était celle de notre Monsieur Gaspard ! Dire qu’il est allé se faire tuer dans une embuscade, à ce qu’on raconte, et qu’on ne sait pas où repose son pauvre corps… J’ai du lait chaud ! Je descends en chercher !

Elle allait partir, mais Agathe la rattrapa.

— Une minute ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire, et qui vous l’a racontée ?

— Celui qui est venu annoncer sa mort ! Un messager de M. le prince de Condé ! Mme la duchesse était déjà bien malade. Je crois que ça l’a achevée. Elle a piqué une grosse colère et c’est juste avant de mourir qu’elle a ordonné qu’on abandonne le château ! Et même qu’on le démolisse pour être sûre que… qu’elle ne l’habiterait jamais, ajouta-t-elle avec un mouvement de tête vers Isabelle.

— Madame la duchesse ! corrigea Agathe.

— Même qu’en bas, au bourg, ils ne savent pas trop quoi faire. Le château, c’est tout de même beaucoup ! Même si les pierres pouvaient être fort utiles…

— Cela suffit ! Au fait ! Il s’appelait comment, votre messager ?

— Attendez ! Il s’appelait… M. de Ricous ! Oui, c’est ça !

Si la surprise secoua Agathe, elle ne la déstabilisa pas. C’était une femme qui savait garder les pieds sur terre et, grâce à Dieu, il n’était pas trop tard pour tirer cette affaire au clair ou tout au moins essayer d’en trouver un fil conducteur. Ce qui était avéré, c’était que quelqu’un en voulait à la petite duchesse. Elle était trop belle pour ne pas avoir d’ennemies, mais il se pouvait qu’il y eût aussi un homme…